Septième dialogue

Le 21/12/2006
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par 222
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Rubriques / Dialogues
Les dialogues de 222 sont devenus une institution sur la Zone. On en est plus à la colère terrible et jouissive qui animait les premiers épisodes, ici c'est plutôt la résignation qui parle, une forme de sérénité morbide. C'est pas mal non plus, mais ça tape moins dans le bide, c'est beaucoup plus anodin.
« Lorsque je me sens belle, je n’ai plus rien à dire. Lorsque mon corps entier vibre en accords mineurs et que j’aurais envie d’ouvrir en grand mes lèvres et d’écarter mes bras, et de cambrer ma nuque jusqu’à presque la rompre, lorsque je veux m’ouvrir et m’offrir à l’espace, alors les mots s’en vont. Alors personne n’est là. Tu sais ? Le plaisir d’exister est la pire des souffrances. Tu en deviens muette. Personne ne te partage. Pas de récit, non plus.
Mais cette cambrure, c’est drôle : c’est la même attitude que lorsque je me prostre, accroupie dans un coin, les yeux creux et plongés dans les creux des genoux. Mais renversée. Je me prostre à l’envers. Comme si le malheur me refermait en boule, comme si le bonheur me retournait en cercle, dos cambré, nuque tordue en arrière comme ces squelettes d’oiseaux ou les charognes sèches, yeux révulsés. Mais fermée, encore. C’est tragique.

Tu t’en fous, hein. Tu dis rien. T’as raison.

- Mais non, je t’écoute, mais je ne sais pas quoi dire, moi…

- Tais-toi. Je sais bien que quand je parle, je ne parle plus qu’à Gabriel. Lui seul m’écoute. Lui seul est toujours là. Et il acquiesce.

- Je…

- Casse-toi.

- Mais ! Je v…

- Casse-toi, j’ai dit. Laisse-moi crevée.

- Tu ne vas pas mourir ! On…

- Je suis déjà crevée. Morte à ton monde. C’est ce que tous les vôtres refusent de comprendre. Le voir remet en cause leur réel tout entier. J’étais comme vous, un corps, doublé d’une volonté. Mais vous m’avez spoliée de mon corps, et salie jusqu’au cœur. A présent je suis propre, lavée : j’ai quitté mon enveloppe. Plutôt que de me battre je vous l’abandonne. Regarde. Regarde ça. Vous le maintenez en vie. Vous le forcez à se nourrir. Vous remplissez ses veines de choses jaunâtres et sucrées. Vous remplissez son cœur et ses muscles de produits compliqués, potassium, magnésium, et tous ces noms en -ium, quand il veut les fixer, lui permettent de battre. Moi je vous laisse presque faire - sauf colère. Je m’en moque. Je suis morte. Ce corps n’est plus en moi. Moi je flotte au-delà. Auprès de Gabriel. Je suis morte, Maman.

- Mais tu me parles tout le temps de l’efficacité du corps, de ton plaisir quand tu es légère, de tout…

- De mon plaisir à me sentir bientôt, très bientôt disparue. Je tends à l’infini. Je tends au poids zéro. Je suis morte et je me décompose - proprement. Pas comme ces porcs à graisse qui entretiennent des vers. Le jour où vous cesserez de pouvoir nier ma mort, parce que même mon cœur refusera vos drogues, mon cadavre sera presque propre. Presque, parce que j’étais humaine. Mais propre, parce que mes boyaux seront vides, translucides, élastiques, mes muscles atrophiés et réduits au strict minimum, au plus faible efficace, mon sang sera réduit à de l’eau claire ; ou presque.

Je suis belle. Mais va-t-en. Ma poitrine commence à trembler. Je vais devoir me taire ».