La confrérie des fous

Le 05/02/2007
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par Mill
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Thèmes / Obscur / Nouvelles noires
Parmi les nombreux textes dont nous a bombardé Mill, j'ai choisi de publier celui-ci en premier. Un texte assez mystérieux, qui pourrait passer pour une parodie pas drôle du mouvement gothique. Le narrateur observe de jeunes gens étranges et renfermés. C'est bien écrit bien qu'un poil trop léché, un peu précieux. En tous cas ça fonctionne, avec une certaine sensation de malaise ambiant.
    Ils se rencontrent, comme par hasard, au gré des mouvements de foule, mimant la surprise sur leur visage blême, affichant à leurs lèvres grises un sourire de complaisance aussi faux que leurs costume et redingote, manipulant leurs émotions à la manière de politiques. Leur démarche molle s’identifie, sciemment ou non, à celle d’un gang de vieillards, ce qui constitue un paradoxe, vue leur extrême jeunesse, certes fardée d’une avilissante grisaille en aucun cas juvénile.
    D’où leur vient cette figure cireuse et délavée? Certains prétendent qu’il s’agit de robots, de clones plastiques, protéiformes et lobotomisés de naissance, qu’on leur a introduit une disquette sous le lobe de l’oreille, qu’ils n’ont d’autre raison d’être que celle de se rencontrer, par hasard, selon les lois mathématiquement démontrables de la foule des grandes villes.
    Un esprit plus logique, moins enflammé, ne saurait donner foi à de telles rumeurs, mais il apparaît plus qu’indéniable que leurs moeurs, aussi étranges qu’inopportunes, ne s’inscrivent dans nul système de pensée ou d’action connu. La normalité se caractérisant par son adhérence au plus grand nombre, on peut légitimement s’interroger sur leur appartenance à dite catégorie.
    Tenez, par exemple, certains soirs, je les croise dans un café, installés autour d’une table vide, les yeux fixes, pointant droit devant eux, leurs lèvres closes. A les observer ainsi, immobiles et droits sur leur siège, je ne peux m’empêcher d’imaginer que leurs pupilles sans mouvement contemplent une image unique et inexistante, qui flotterait devant eux, semblable à un théâtre spectral qui ne demeurerait visible qu’à eux seuls.
    Puis, lorsque s’achève leur si curieuse réunion - quel autre terme employer? - ils se lèvent tous ensemble, gestuelle remarquable par son insolente synchronie, et d’un commun accord, quoique guère plus que tacite, ils franchissent la porte du bar et se séparent d’un simple signe de tête empâté.
    J’ai également eu le loisir d’étudier l’une de leurs querelles absurdes, querelle sans cause et sans effet, simple phénomène transitoire et pour tout dire pratiquement imperceptible, mais qui, je ne sais évidemment pas pourquoi, me paraissait couler de source: ils se font face, le front plissé en un pastiche de front plissé, regard moite et violent, se fondant l’un dans l’autre, et pas un tressautement de lèvre, pas un clignement de paupières, pas un seul frémissement. Passées quelques minutes, les deux visages se détournent au même instant et dans une direction identique. Tous deux récupèrent alors leur absorbante démarche rectiligne et flaccide, rejoignent leurs silencieux compères et fusionnent avec la masse grouillante des passants.
    Il y a quelques jours, l’un d’entre eux a fait mine de me reconnaître tandis que je me rendais au bureau C, une serviette noire à la main et une liste de statistiques s’ordonnant par anticipation dans l’organigramme de mon cerveau. Sa bouche s’est pliée en un semblant de sourire qui se voulait complice et il a hoché la tête d’un air prodigieusement quelconque. Je n’étais qu’à moitié surpris. L’esprit occupé à ses séries de chiffres sans substance et de données sans couleur, je ne lui ai accordé qu’un coup d’oeil entendu, à la lisière de la malveillance, et ce n’est que par civilité que je me suis abstenu de hausser les épaules en le dépassant sans mot dire.
    En sortant du bureau C, j’ai pris garde d’éviter les rues qu’ils fréquentent habituellement, et pourfendant, anonyme, la foule sans visage, me suis collé aux murs sales pour ne pas attirer leur présence. Dans la boîte à lettres, à mon retour, j’ai déniché la lettre qui suit:

    Cher confrère, il est évident que nous nous comprenons. Rendez-nous donc visite dans trois jours, à vingt heures précises, à notre café de prédilection.

    Bien entendu, j’y suis allé. Pourquoi me priver? Pendant trois jours, une malsaine impatience s’est progressivement substituée à mes réticences antérieures, et lors des quelques rencontres fugaces avec l’un d’entre eux, je n’ai pu que m’étonner de mes réactions mimétiques et spongieuses. Sourire biaiseux et mutisme obstiné, rien de plus, sinon peut-être cet échange de regards vides de sens. Au café, nous nous sommes installés sans attendre, sans même jouer de la voix pour commander un verre, et aucun d’entre eux n’a pris sur lui de m’introduire. Nos yeux se sont portés au loin, et il est somme toute aisé de les maintenir ainsi, comme coincés dans un tunnel transparent, sans rien au bout. Que voient-ils? Se posent-ils la même question à mon sujet? Si l’un d’entre nous au moins se décidait à parler...