Le grand sot

Le 15/02/2007
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par Lapinchien
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Thèmes / Débile / Phénomènes de société
Ce portrait de businessman est sautillant à souhait, ça fleure bon la confusion mentale et l'optimisme imbécile. On retrouve un peu le boucher de Blogule Rouge en version cadre dynamique et nettement plus mongolien que son alter-ego. Amusant, pas con et un peu long, y a une morale, donc Dourak devrait bien aimer.
Je suis corporate. Je l’avoue sans la moindre arrière-pensée, sans la moindre gêne, fausse modestie ou calcul. Je suis corporate, voilà tout, alors je le clame haut et fort. Çà ne va pas plus loin… Je suis corporate ! Si, si… Je vous l’assure… Je suis corporate ! Je suis corporate ! Je suis corporate ! … On ne va pas en faire toute une histoire, non ? … Hein ? … Enfin… Pourquoi pas après tout…
Mon nom est Jack Jackson et je suis cadre sup. chez Tedman Industries, responsable des appels d’offre depuis peu, plus précisément… Et je suis corporate ! Ah… çà je vous en ai déjà parlé, je crois… çà a commencé au moment même où j’ai été pris pour ce boulot de commercial de base… Non ! Non ! C’est inexact… Attendez voir… Bien avant… J’étais corporate bien avant… Et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle je suis ici aujourd’hui… J’étais corporate sans le savoir… Avant d’intégrer le prestigieux staff de Tedman Industries… C’est ce qui m’a valu, d’ailleurs, d’être retenu pour ce poste de commercial premier échelon… Amusant, n’est ce pas ? C’est Abigaïl Newport, cette connasse qui, en fin de compte, s’est révélée ne pas être corporate du tout, qui a tout de suite décelé ce potentiel… oups ! oups ! oups ! Que dis-je « potentiel »… J’ai dis potentiel, moi ? Non, m’a langue a fourché… C’est Abigaïl Newport, ce judas infâme et puant, cette mutine incontinente, ce putois grabataire… (Et je n’en suis pas fier, croyez-moi…) c’est Abigaïl Newport qui a décelé cette q-u-a-l-i-t-é i-n-n-é-e en moi… C’est inscrit dans mon ADN… C’est la marque des winners : Je suis corporate ! Je l’étais au premier coup d’œil… N’importe qui aurait pu le voir… et çà tombe bien, c’est n’importe qui l’a vu… Abigaïl New-fuckin’-port , la directrice des ressources humaines de l’époque… Poufiasse ! Salope !

On n’était plus que trois postulants à avoir brillamment passé toutes les épreuves qualificatives des tests de recrutement. Abi s’est approchée de moi, en me tapant un grand coup sur l’épaule… J’en ai encore mal… Je crois qu’elle m’a filé un cancer… connasse de pestiférée ! « Messieurs, ne perdons pas notre temps ! »,qu’elle a vociféré dans la petite pièce où nous avions été convoqués, « Ne perdons pas notre temps car le temps est précieux chez Tedman Industries, la vie est courte quand on bosse à fond et les secondes sont d’une valeur inestimable… Quelques secondes, c’est ce qu’il faut pour conclure une transaction… Quelques secondes c’est ce qu’il faut pour niquer l’interlocuteur qu’on a au bout du fil… et en beauté de surcroît… Quelques secondes, c’est ce qu’il m’a fallu pour désigner parmi vous celui qui obtiendrait le poste… Ne tournons pas autour du pot, vous avez tous trois brillamment passé tous nos tests de personnalité, tous nos tests morphologiques, tous nos tests graphologiques, tous nos tests numérologiques… Vous êtes tous trois Bélier ascendant Bélier comme le requiert la position à laquelle vous aspirez… Pourtant parmi-vous, ici même, il y a deux personnes qui ne vont pas rejoindre la grande famille Tedman Industries, deux loosers qu’on ne souhaite plus revoir se présenter à nos tests de recrutement pour quelque poste que ce soit, deux moins que rien qui s’en vont rentrer de suite pleurer dans les jupons de leur maman mais qui, soit dit en passant, feraient mieux de pratiquer sur elle une furieuse ovariectomie à grand renfort de morsures hystériques pour que jamais plus, ô jamais plus, elle ne s’avise, la sotte, de contaminer notre très chère population active, de rejetons aussi pitoyables et inutiles … Jack Jackson est notre homme, que les deux autres quittent la pièce sur le champ ! Je ne veux plus voir leur salle tronche… Je ne leur conseille d’ailleurs même pas de postuler chez nos concurrents… Ils ne seraient de toute évidence pas pris mais si par malheur le moindre dysfonctionnement des procédures qualité de recrutement survenait, jamais je ne pourrais supporter l’idée d’avoir en face de moi de si piètres adversaires… Nos concurrents ne méritent pas de telles calamités ambulantes et c’est bien là la pire des constatations que je puisse faire en ce jour… »

Et alors que mes deux malheureux adversaires se levaient de concert, outrés, atterrés et se dirigeaient criant des insanités vers la porte de sortie, ne voilà t’y pas que l’Abigaïl Newport, (maudite soit cette renégate), révélait ce qui resterait la plus grande des vérités qu’il ne m’ait jamais été possible d’appréhender : « Si j’ai choisi Jack Jackson, bande de loosers, c’est pour une seule et simple raison : il est corporate et vous vous ne l’êtes pas… c’est à ce demander comment vous avez pu atterrir dans cette pièce, arriver au niveau ultime de la procédure de recrutement…»

Corporate… Corporate… Corporate… C’était la première fois que j’entendais la douce mélopée de ces quelques syllabes envoûtantes, cette succession parfaite de consonnes et de voyelles, le plus beau mot du dictionnaire que je connaisse depuis… Sur le coup, je n’en cernai pas le sens et Abi poursuivait, blasée : « Voyez-vous, Jack Jackson est class ! Et pourquoi est-il class me demanderez-vous ? Tout simplement parce qu’il porte un costume deux pièces, du prêt-à-porter de chez Cadrotex… Cadrotex est une compagnie sérieuse. Elle fait le top de ce qu’il y a de mieux dans les uniformes de cadres. Un style impeccable mais sobre, des lignes taillées à s’y méprendre avec du sur-mesure, une qualité de tissu synthétique haut de gamme… C’est la raison pour laquelle Tedman Industries a racheté 27% des actions de Cadrotex il y a 2 jours, un investissement prometteur, un choix stratégique de la plus haute importance. En achetant son costume, Jack Jackson permet à Cadrotex de faire du chiffre d’affaire et par voie de conséquence Jack Jackson contribue à la prospérité de Tedman Industries qui en est l’actionnaire majoritaire… Vous me direz qu’un simple achat, çà ne fait pas de différence et la je vous répondrais simplement : 1+1+1… Jack Jackson est corporate… Jack Jackson a le poste de commercial premier niveau et vous autres vous avez la permission d’aller parader ailleurs avec vos costumes hors de prix de filiales de concurrents… »

Ma misérable existence avait enfin pris un sens. J’étais corporate. Et dire que je ne le savais même pas. Enfin, je l’avais toujours ressenti au fond de moi, je crois, c’est juste que je n’arrivais pas à formaliser le truc. Peu après l’entretien, je me retrouvais dans un immense open-space saturé de commerciaux premier échelon séparés les uns des autres par de maigres cloisons cartonnées. On se serait cru à la Nasa lors du lancement d’une navette, à voir tous ces gens s’affairer autours de leur console à grands réajustements de kits mains-libres et tapotements intempestifs sur leur clavier. Abi me présentait Ulrich Berger, le coordinateur du groupe auquel j’étais sensé m’intégrer. Elle le priait de se dépêcher pestant qu’elle était en retard. « J’ai pas qu’ çà à branler », Qu’elle clamait… C’est vrai qu’ cette pute n’a jamais su cacher ses intensions et qu’un grand ponte devait probablement l’attendre au dernier étage de la tour pour une gâterie sous le bureau…

« Jack !», Berger avait une voix de Muppet, « Je peux vous appeler Jack ? », la voix d’un sal Muppet tout mal fichu, « Très bien… Jack voici votre nouveau poste… », et il ressemblait a un Muppet aussi d’ailleurs, « C’est très simple, des gens vont vous appeler», ouais, il ressemblait trait pour trait à un de ces Muppets tout bancal, « vous allez décrocher le combiné… », un de ces Muppets de la grande époque Jim Henson, ceux des années 70 qu’on fabriquait avec des pots de yaourts, « A ce moment précis, le serveur va détecter le numéro entrant et lancer un questionnaire client sur votre écran de contrôle… », ceux avec de grands poils en laine de Yorkshire, « On ne vous demande pas d’improviser, Jack, vous faites de la prospection, pas du suivi client : les questions que vous aurez à poser apparaîtrons sur votre moniteur… », c’est pas que j’ dise que tous les Muppets sont tout pourri, « et vous n’aurez plus qu’à cliquer sur les réponses listées préalablement recensées… », Non, non, la plupart des Muppets de premier plan sont très bien réalisés, les Muppets stars comme Kermit ou Gonzo, y’a rien à en redire… « Vous m’écoutez, Jack ? », je parle de ces Muppets de seconde zone ceux qu’il faut fabriquer à la hâte pour faire de la figuration, « Jack ? Vous êtes parmi nous ? çà n’est pourtant pas très compliqué comme boulot… », ces Muppets qui ne servent qu’une seule fois et qui partent tout droit à l’incinérateur ensuite… « La machine fait tout le boulot ! Il vous suffit de lire ce qui est à l’écran dans le combiné, cocher la réponse que donne votre interlocuteur et le programme vous guide vers l’argumentaire suivant…», oui, c’est exactement le souvenir que je garde de cet enfoiré de Berger… « Jack Jackson, voyons, qu’en pensez-vous ? »

Je me souviens juste avoir répondu un truc du genre : « C’est un vrai boulot de mongolien, ce taf ! C’est pour çà qu’on m’a fait passer tous ces tests ? » Vous dire pourquoi j’ai dit ce que j’ai dit au moment où je l’ai dit, je ne saurais trop vous l’dire… Peut-être parce que j’ suis allergique à ces enfoirés de Muppets… … Ouais, j’ vois pas d’autre explication… En tous cas, l’Ulrich Berger çà l’a foutu dans une rage monstre. Il a carrément pété un câble : « Monsieur Jackson ! Je crois bien que notre collaboration prend fin sur le champ ! Je n’aime pas votre ton qui laisse présager de graves problèmes d’incompatibilité d’humeur entre vous et moi sur le court terme… çà n’amènerait rien de bon pour… » C’est à ce moment précis qu’Abi a coupé cours au monologue autoritariste du gars…

« Monsieur Jackson ! Je trouve votre idée brillante ! Que dis-je brillante ? Génialissime ! », puis se retournant vers le coordinateur en fronçant les sourcils : « Monsieur Berger, veuillez paqueter vos affaires et vous diriger vers le service de la compta… Vous y demanderez votre solde de tout compte. Vous êtes viré pour faute grave ! Ne me demandez pas laquelle, j’en trouverais forcément une, j’en fais la collec, je vais bientôt faire paraître un bouquin sur le sujet… Alors faites une croix sur de quelconques indemnités ! » « Viré ? Moi ? Mais qu’est ce… ? », un blabla de Muppet inintéressant et ridicule bavait du trou de chaussette qui lui servait de moulin à paroles inintéressantes et ridicules… « E.x.e.c.u.t.i.o.n ! », Abi menaçait d’appeler la sécurité pour dégager le pantin… Il prit ses jambes à son cou alors que la Newport m’enlaçait (Quand j’y repense çà me brûle la peau du cou) : « Jack, je peux vous appeler Jack, n’est ce pas ? », putain mais elle devait se brosser les dents avec du Foutrigencyl, c’est pas possible, « Je peux vous le dire franchement : vous m’avez grandement impressionnée… Jack, j’ai tout de suite vu que vous étiez corporate mais je ne savais pas encore jusqu’à quel point vous l’étiez… De suite vous avez jaugé la tâche à laquelle vous étiez affecté… Vous avez immédiatement vu que le niveau de compétence demandé était surévalué, que les personnes recrutées étaient surqualifiées et que çà n’était pas bon pour Tedman… Votre prédécesseur a fait une grave erreur et il le paie chèrement maintenant… Oui vous m’avez bien entendu, votre prédécesseur, je vous propose le poste d’ Ulrich Berger et votre prix sera le miens… Jack, votre idée va permettre à la holding de faire des milliers de dollars d’économies mensuelles sur sa masse salariale de ce département ! »

Effectivement, la semaine suivante je me retrouvais à la tête d’une armée de mongoliens et je ne parle pas de tous ces tarés endimanchés sous la houlette de Berger, non, tous ces types-là avaient également été remerciés et remplacés. Non, je parle de vrais trisomiques qu’Abi avait recruté pour un salaire deux fois moins élevé et qui de surcroît donnaient droit à des aides sociales et des abattements fiscaux faramineux. Tous mes commerciaux premier échelon taffaient aussi bien que leurs prédécesseurs mais en plus leur boulot les passionnait ce qui en faisait des salariés plus heureux, plus motivés et plus rentables par voie de conséquence.

Je crois bien que je n’ai jamais été aussi corporate qu’a cette époque. Je sublimais. Les autres cadres m’enviaient. La page d’accueil de nos ordinateurs était bien sûr bloquée sur le site Boursodingo, le portail d’une start-up rachetée au prix fort par Tedman lors de la bulle spéculative Internet de la fin des années 90. Nous connaissions en temps réel les évolutions du marché, les acquisitions et les ventes de notre chère holding… C’était à qui serait le plus corporate d’entre nous, à qui servirait au mieux les intérêts de la maison mère, et nous ne tarissions pas d’efforts et d’inventivité à ce niveau… Je me levais tous les jours aux aurores pour être le premier dans les locaux.

4h30 : Mon radio-réveil Morningtonic, produit phare de nos filiales sud-coréennes, top hit des 5 plus gros tv-achat de la terre entière, se mettait en marche. La voix nasillarde de Golo l’animateur vedette de l’émission « Bouge ton fion !» m’arrachait des griffes de cet enfoiré de Morphée, dieu hippie œuvrant depuis la nuit des temps à la diabolique perte de rentabilité induite par le sommeil. « Bouge ton fion !» était la fierté du département divertissement de Tedman avec ses 64% de parts de marché, il ne fallait pas en louper une minute pour briller auprès des collègues à la pause déjeuner.

5h00 : Après avoir fait le plein d’infos, j’enfilais mes chaussons Woopsy mascotte officielle de toute notre gamme jeunesse et me dirigeais plein d’entrain vers la salle de bain. Woopsy était une souris conquistador, le héro d’un dessin animé expliquant les bienfaits de la colonisation à tous les enfants de la planète, une licence hors de prix mais qui valait le coup vu les retombées.

5h03 : Bien qu’ayant une peau sensible et utilisant depuis des années un rasoir électrique, j’avais opté pour le Mariette Turbotron 4 lames à ressorts hyper rotatifs qui me labourait la gueule en profondeur au quotidien. Soit, un épluche patate aurait été moins douloureux mais jamais en contrepartie il ne m’aurait offert la satisfaction de me sentir corporate dès le saut du lit (La société Mariette avait été indirectement rachetée par Tedman suite a l’absorption des cosmétiques Rouillex et de la mort prématurée de son jeune PDG d’une crise de progeria fulgurante que des journalistes peu scrupuleux imputèrent aux produits de la marque)

5h08 : Je me savonnais de la tête aux pieds à l’aide de shampoing Toutoudou, bien sûr çà provoquait des démangeaisons intempestives toute la journée durant mais çà n’était pas bien cher payer pour sauver notre gamme de toilettage canin qui ne parvenait pas à décoller.

5h11 : Je prenais une rapide douche froide pour ne pas utiliser le gaz du réchaud car un de nos principal concurrent Trust & Co venait de se diversifier dans le domaine de l’énergie et avait depuis peu racheté une grosse partie du réseau urbain de distribution privatisé… Hors de question que je donne le moindre coup de pouce à nos adversaires… plutôt chopper une pneumonie carabinée et me soigner au Crèv’Stop puisque les laboratoires de notre filiale Pharmavodoo finissaient d’en exploiter le brevet et qu’il fallait le rentabiliser et porter haut la notoriété du produit avant que les génériques concurrents n’arrivent sur le marché.

5h22 : Après m’être épongé avec du papier de verre, (je n’allais tout de même pas utiliser une serviette fabriquée en Papouasie dans une fabrique chinoise délocalisée ? ces fils de salauds ont tout le monopole…) je saupoudrais mes plaies de sciure de bois que j’achetais au kilo au comité d’entreprise pour une somme modique puisque Tedman Industries en détenait une grosse partie des stocks mondiaux pour serrer à la gorge ces enfoirés de pays émergeants d’Afrique qui lorgnaient sur nos intérêts.

5h29 : J’entrais précautionneusement dans ma cuisine Kit’chen DeLux que je n’avais pas fini de monter, un défaut de conception dans nos ateliers brésiliens rendant l’ouvrage momentanément impossible… des xylophages mutants, je crois… enfin l’opération aurait pu être un vrai gouffre financier pour Tedman si de valeureux employés dans mon genre ne s’étaient engagés à prendre des crédits conso sur 5 ans à la Tedman Bank pour acquérir ce produit qui sera par ailleurs des plus beaux et des plus fonctionnels une fois le problème de montage résolu.

5h41 : Je remplissais mon bol de céréales Woopsy (les premières céréales de synthèse à base de sciure élues produit de l’année), j’y versais deux tubes de lait concentré Milklhyophyl’ vitaminé à base de lait maternel qu’on achetait pour presque rien aux fondations d’aide aux femmes héroïnomanes séropositives russes et un litre de Caoutchoucola, une boisson à base de vieux pneus recyclés que nous avions créé pour favoriser les synergies entre nos différentes filiales agroalimentaire et automobile. J’avalais rapidement le tout puis vidais une boite Cimencolon des pastilles pour stabiliser le transit intestinal.

6h09 : Après avoir passé une demie heure sur le trône à y fêler la faïence, j’avais le droit à mon petit plaisir quotidien, le seul écart de fidélité que je ne me sois jamais autorisé… J’avoue j’utilisais les pages d’un journal gratuit distribué dans la rue et imprimé par nos rivaux Trust & Co pour me torcher le cul. Pour ma défense, je dirais que Tedman n’avait pas encore de filière dans le papier toilette à l’époque.

6h11 : Je me brossais les dents plusieurs fois d’affilée avec du Dentivoire un produit que Pharmavodoo n’avait pas encore lancé sur le marché, qui était en phase expérimentale et que je testais volontiers pour faire économiser quelques études inutiles et fort coûteuses à Tedman Industries. Les quelques soucis de santé que ces tests occasionnèrent ne furent qu’anecdotiques en fin de compte. Dentivoire était un dentifrice à base de poudre de défense d’éléphant, une pure merveille sortie tout droit de l’imagination fertile de nos créatifs du département marketing. Tedman avait racheté plusieurs réserves naturelles en Inde et fait interdire l’interdiction abusive de la chasse des espèces menacées. Bien sûr il avait fallu graisser la patte aux associations de défense des animaux, aux pouvoirs locaux, les infiltrer pour faire pression… enfin la routine avant le lancement d’un futur hit interplanétaire.

6h18 : J’enfilais un de mes 15 costumes Cadrotex, je prenais bien soin de choisir la couleur de ma cravate en fonction des résultats de la bourse de la précédente journée. Noire si nos actions avaient subit une dévalorisation, bleue en cas d’évolution favorable. Le respect vestimentaire c’est la moindre des politesses, un peu comme le deuil, vous voyez ?

6h25 : Je me retrouvais sur le parking du condominium, inspectais discrètement les voitures de mes voisins, enfin celles de marques de filiales de concurrents bien évidement… J’ouvrais furtivement le capot pour y foutre un coup de maillet ou de clef à molette, y uriner moins fréquemment, je crevais quelques pneus, enfin c’était aussi logique de servir Tedman en décrédibilisant un minimum la concurrence au quotidien… Je pense que çà devrais être une clause obligatoire écrite noir sur blanc dans nos contrats.

6h35 : Je prenais le métro comme je ne réussissais pas à faire démarrer mon cabriolet Tedtruck neuf… fallait qu’on revoit tout le système d’électronique embarquée, qu’on rappelle en usine tous les modèles de la série, je crois… J’en profitais alors pour enfiler un anorak que j’avais recouvert minutieusement de demie centaine de stickers à l’effigie de nos marques leaders… Bien sûr les gens me regardaient bizarre dans les transports en commun, mais tout ce qui m’intéressait c’était que leur regard se pose sur moi… j’estime qu’un bon employé corporate se doit de prêcher la bonne parole auprès des foules incultes et sournoisement trompées par la propagande des concurrents…

6h46 : J’étais le premier à attendre devant les portes du siège social pour aller pointer à 7h00, j’en profitais pour crapoter un paquet de Pataclopes les dernières cigarettes goût chips que notre filiale Chancrotech avait lancé sur le marché… crapoter est bien le terme exact car jamais je n’ai été nicotinomane de ma vie, c’était juste pour le plaisir de consommer Tedman, vous l’aurez compris…

7h30 : Toujours le même rituel avec les autres cadres… On se retrouvait devant la machine à café du premier niveau. Le cours du cacao était monté en flèche la veille, un de nos concurrent détenant 40% de la filière, alors on boycottait soigneusement le chocolat chaud… On apprenait que Tedman avait acquis un grand groupe de soupe instantanée alors on s’enfilait des gobelets et des gobelets jusqu’à en faire la queue devant les chiottes pour y vomir et s’en enfiler d’avantage. Une guérilla en Colombie faisait grimper le prix du café ? C’était toujours un plaisir que de payer un peu plus cher tant qu’on savait qu’un de nos groupes en serait bénéficiaire….

Ce jour là n’avait rien de bien différent des autres jours. Çà faisait deux mois que j’encadrais mes mongoliens et je peux vous assurer qu’ils ne me posaient pas autant de problèmes que des salariés soit disant normaux. Un, ils ne faisaient pas chier le monde avec ces doutes existentiels de merde qui polluent la concentration et donc le travail. Deux, ils ne prenaient pratiquement pas de pause pour raconter leurs week-ends ou leurs soirées de cons à leurs collègues. Trois, ils venaient pas m’emmerder pour avoir un tête à tête afin de parler de primes, d’heures sup ou de carrière. Quatre, y avait pas à gérer la susceptibilité des uns et des autres, et çà c’est ce qui prend 90% du temps de travail d’un coordinateur de groupe en général. Bordel ! Ils faisaient ce qu’ils avaient à faire et avec une ponctualité exemplaire en plus. A heure fixe, un car les amenait le matin et les reprenait en fin de journée. Je passais la plus grosse partie de mon temps à mettre en place des stratagèmes pour être d’avantage corporate pour dire vrai. Je n’ai jamais touché le bonheur d’aussi près… Ce jour là, Abi est venue me voir accompagnée d’un vieux gaillard. Abi avait les lèvres toutes gercées, elle avait dû oublier son rouge à lèvre lubrifiant. Quant au gars, sa fermeture éclair était ouverte. J’ai tout de suite compris qu’il s’agissait d’un de ces grands pontes qu’elle soulageait.

« Jack, je peux vous appeler Jack ? », bordel, comment me concentrer sur les propos d’un gars qui parle la braguette ouverte ?« Abi, m’a beaucoup parlé de vous… En bien, évidement, sinon je ne serais pas là… » Un mec qu’a son bazar à l’air perd subitement toute crédibilité, on a beau se dire qu’en face de soi, on a un supérieur hiérarchique, y’ a rien à faire, on ne peut s’empêcher de reluquer son entrejambe, «Je suis Phil Barney, directeur des ventes de Tedman Industries… Ne me posez pas la question, j’ai effectivement offert à un ami chanteur de prendre mon nom comme pseudonyme pour lui donner un peu de l’aura dont il manquait à ses débuts… Mais nous nous égarons… Je suis admiratif, Jack… en deux mois vous et votre équipe avez explosé tous les objectifs de vos prédécesseurs depuis que ce service existe… », y a pas à jurer, je suis sûr que derrière ce callebute rose qu’on entrevoyait se cachait une queue chétive et ridicule toute humectée par la salive encore fraîche d’Abigaïl Newport… « Jack, nous venons t’annoncer une grande nouvelle ! », le garage agréé pour le contrôle technique de toutes les bites des étages supérieurs avait justement pris la parole mais comment prêter le moindre crédit à ses propos alors qu’au même moment elle tentait tant bien que mal de se curer les dents avec sa langue pour en extirper la semence qui y était restée coincée ? « Jack, grâce à ton recrutement massif de trisomiques, nous sommes bien au-delà du quota d’handicapés que la loi nous oblige à embaucher aussi nous avons fait le ménage dans les autres services en licenciant la totalité des déchets imposés par la législation du travail ! », cette grognasse avale, je suis sûr qu’elle avale, c’est pour çà qu’elle a une haleine de baleine, le foutre çà pue le krill et le plancton digéré, «Puisque tes protégés arrivent de leur centre en car, en faisant péter toutes les places réservées aux handicapés sur les 5 niveaux de parking en sous-sol, on peut carrément supprimer un étage qui ne sert plus à rien… On va y aménager des bureaux, et on va pouvoir fermer une succursale dans le centre qui nous coûtait la peau du cul en loyer …», j’avais vraiment pas envie de connaître les détails de ses arrangements avec le bailleur des lieux, « du coup on va faire migrer tous nos employés de la succursale ici au siège social. Pas mal non ? » Je ne sais vraiment pas pourquoi j’ai dit ce que j’ai dit au moment où je l’ai dit, peut-être que les braguettes ouvertes ou le sperme coincé entre les gencives provoque en moi un réel malaise ? « Je suis vraiment heureux de contribuer à l’enrichissement de Tedman Industries », Que je te leur ai balancé, « C’est une boîte où qu’il fait bon vivre, çà c’est sûr… En faisant faire toutes ces économies à la holding, je suis vraiment content de moi et de mes actions… çà on peut le dire, je suis corporate… »

« C’est notre homme, Abi ! », Barney fila un grand coup de coude à sa subalterne puis cette salope m’annonça : « Jack, ouvre bien tes oreilles… Phil et moi sommes fier de t’annoncer une promotion qui prend effet sur le champ : tu es nommé responsable des appels d’offres… Finie la prospection à la con pour toi, finis les mongols, tu montes tout droit à l’avant dernier étage de la tour pour travailler à mes cotés. C’est un poste hautement stratégique, tu sais ? »

Putain de merde ! out mes journées de dévotion, out le calme et la sérénité qui me permettaient de me concentrer sur la profession de foi que je vouais au culte de la holding, il allait falloir que je prouve tout à nouveau… Je tentais un vague « J’imagine que je ne peux pas vraiment refuser l’offre ? » mais peine perdue, Barney rétorquait un autoritaire « Vous êtes corporate, n’est ce pas ? Votre devoir est donc d’être à l’endroit opportun pour en faire profiter la holding au maximum… » Alors que Barney prenait congé de nous, j’empaquetais mes affaires et suivais Abi dans l’ascenseur en saluant chaleureusement tout mon staff de collaborateurs éplorés… C’est à peu près au 23eme étage que Mam’selle Newport appuya sur le signal d’alarme bloquant ainsi net l’ascenseur pour un bon petit moment…

« Faut que je te dise quelque chose, Jackounet, je peux t’appeler Jackounet, n’est ce pas ? » ‘tin de merde, quand j’y repense çà me file des boutons sur la teub, « Les stratèges dans ton genre çà me fait fondre… Faut qu’j’t’avoue un truc… Monsieur Tedman a vraiment apprécié ton audace… C’est lui qui a ordonné ta nomination en personne. Il compte dupliquer le modèle que tu as mis au point dans chacune des filiales multinationales de la holding… idem chez nos fournisseurs en leur foutant la pression. Du coup, toutes ces structures vont se retrouver avec des mongols au niveau de la prospection (comment n’y a-t-on pas pensé plus tôt d’ailleurs çà semble tellement évident maintenant ?), des places de parking handicapé en moins et un étage en sous-sol à aménager pour en faire des bureaux… t’imagines le paquet de thunes que çà représente pour l’équipementier qui va hériter du marché ?», à ce moment, Abi a commencé à dégrafer son soutif pour mieux se jeter sur moi… «Jack, c’est là que t’interviens, faut que tu saches que la législation ne nous autorise pas à faire appel à une de nos filiales pour réaliser ces travaux. Vu les sommes que çà représente, on est obligé de lancer un appel d’offre externe. Tedman Industries pourrait être accusé de malversations financières, tu comprends ? Faire passer un simple transfert de fonds en interne pour du chiffre d’affaire, c’est du délit d’initié car çà fausse les résultats et donc la valorisation de la structure qui en réalité réalise du chiffre d’affaire fictif… çà peut induire en erreur d’éventuels nouveaux investisseurs qui croyant se trouver face à une entreprise viable et pérenne iraient placer d’importantes sommes d’argent dans une coquille vide… enfin je t’épargne les détails… Tu es corporate, n’est ce pas ? Saches que par le biais de montages complexes, de comptes offshore , de Joint-ventures, certaines sociétés qui a première vue ne semblent avoir aucun lien avec Tedman Industries sont en réalité ses filiales les plus juteuses… Tu me suis ? Quand la législation nous tient par les couilles, freine notre développement, et nous met en péril face à une concurrence mondiale qui elle bien sûr n’a ni morale ni étique ni frein régulatoire, il faut savoir contourner les lois… C’est une question de survie… T’imagines les milliers de licenciements qu’on serait condamnés à effectuer si jamais on nous bridait trop longtemps ? Il faut protéger nos salariés contre la vision simpliste et conservatrice de leurs propres représentants, tu comprends ?… En ta qualité de nouveau responsable des appels d’offre, faut que je te mette au jus : L’équipementier que tu vas désigner pour réaliser tous ces travaux d’aménagement sera Batitoc, une de ces filiales secrètes de Tedman Industries, t’en aura toi-même fait la déduction… »

Je suis corporate, vous comprenez ? C’est sûr, Abi a usé de ses charmes pour me convaincre, je le regrette, c’est du passé, on a rompu de toutes façon, enfin elle m’a envoyé bouler si vous voulez, enfin pas officiellement encore, on a pas eu l’occasion d’en reparler, enfin elle est injoignable de toutes façons, elle a changé de numéro… mais gardez bien une chose en tête, Monsieur Tedman, c’est vraiment l’intérêt supérieur de la holding qui à motivé toutes mes actions en premier lieu… Je suis corporate, bordel ! Alors j’ai fait bien entendu ce qu’Abi me demandait de faire, c’était pas officiel, aucun moyen de vérifier l’info… J’ai lancé l’appel d’offre truqué et j’ai désigné Batitoc comme étant le grand vainqueur, l’équipementier qui proposait la meilleure des prestations même si le devis était trois fois plus salé que celui des autres concurrents. Elle m’a bien entubé, la salope ! Batitoc a fait du boulot de merde… Aujourd’hui tout le parc immobilier de Tedman industries menace de se casser la gueule… On n’a plus entendu parler ni de la Newport, ni du Barney par la suite, j’imagine qu’ils coulent des jours heureux dans un de ces paradis tropicaux qu’on voit parfois sur les chaînes thématiques de voyage ? Comment aurais-je pu savoir que derrière ce fond de pension Ouzbek se cachaient en réalité ces deux traîtres, ces moins que rien ? Monsieur Tedman, s’il vous plait, ne me virez pas… J’ai déjà la justice sur le dos… Je suis corporate, et c’est tout ce que je suis dans la vie… … … … Ah bon ? Vous n’allez pas me virer ? Je suis bien content que vous me fassiez encore confiance, Monsieur Tedman ! Je vous suis dévoué corps et âme, je ne vous décevrais pas une seconde fois… Comment çà ? Si vous pouviez me virer vous le feriez ? Mais vous êtes l’actionnaire majoritaire de l’empire, rien ne vous est impossible… Que voulez vous dire par : manigancé une OPA inamicale de Trust & co notre principal rival ? Qu’entendez vous par : négocié une reddition à des conditions avantageuses avant l’affaire Batitioc ? Vous avez vendu vos parts en échange de sommes colossales ? Vous avez pris soin de saborder le navire avant de le livrer à l’adversaire ?

« Jackson », me nargue alors Tedman, « Sachez que dans corporate, y a ‘corpo’ mais y a surtout ‘rate’ car c’est ce que vous êtes Monsieur Jackson, un petit raté de rien du tout, un être servile, un suce-boules sans la moindre personnalité, un pion, un kamikaze prêt à tous les sacrifices personnels pour la survie de la holding, un organisme dans lequel vous vous sentez en sécurité alors qu’en réalité cet organisme vous digère à petit feu depuis qu’il vous a intégré, que vous vous êtes jeté à corps perdu dans sa gueule… » Avant qu’on ne traverse tous les deux la baie vitrée du 50eme étage de la tour Tedman, j’ai juste eu le temps de lui répondre : « Serre bien les sangles de ton golden parachute, batard ! »

(O_____O) Lapinchien