Coexistences

Le 21/02/2007
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par Winteria
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Thèmes / Obscur / Autres
On dirait du Lapinchien en moins vertigineux. Le même attrait pour le mystère scientifique, sauf que là on a pas droit aux théories fumeuses. Alors qu'avec Lapinchien on entre de plain-pied dans le grand inconnu métaphysique, avec Winteria on ne fait que l'aborder, le voir de loin, sans trop être impliqué. Un genre de survol. Dommage, c'est très bien écrit et très agréable.
J’ai découvert le manuscrit dans la Bibliothèque nationale de Berlin (où il est encore consultable), coincé entre deux ouvrages dont les titres ne me semblent pas significatifs. Il n'est pas signé. Je l’ai traduit tant bien que mal d’un très mauvais allemand, et pour le confort du lecteur, cette version sera littérairement supérieure au texte d’origine.
« Il m’apparaît nécessaire de relater la cause de mes vertiges insomnieux, et c’est avec l’espoir de les voir disparaître que je m’abandonnerai au souvenir de ce fait aussi singulier qu’atroce. Je m’efforcerai cette fois de ne pas céder à la crainte de l’immaculée blancheur du papier, qui évoque à beaucoup un vide écrasant, et un effroyable infini pour moi. Il n’est pas improbable que mon récit, de par la hâte pusillanime avec laquelle il sera rédigé, se perde en circonstances aussi désuètes qu’irréelles qui, je l’espère, ne nuiront pas à sa mince crédibilité. Par ailleurs, l’allemand médiocre dont j’userai est l’unique langage dans lequel il me semble possible d’être suivi par un lecteur éventuel : il y a bien longtemps que j’ai cessé de parler, de crainte de ne pas me comprendre.

« Ce devait être un soir, et je m’apprêtai à quitter le X-Terran berlinois (qui est situé dans la cave d’un immeuble vieillissant), lorsqu’un homme aux allures curieuses y pénétra ; il jetait de craintifs regards aux personnes présentes, et semblait courbé sous le poids d’une de ces immuables menaces qui fondent la misanthropie. D’aussi loin que me porte mon souvenir, c’est de mon plein gré et avec une curiosité mal dissimulée qu’il vint asseoir son verre tremblant auprès du mien.

« Assis en face de moi, l’étranger resta longtemps figé dans un silence expectatif. Bien qu’il fut d’une maigreur affolante masquée tant bien que mal par d’amples vêtements, et que ses traits transpirassent leur abandon à la fatigue, on eût dit qu’il portait sur ses épaules, tel Atlas, la charge d’un monde entier. Seuls quelques verres l’exhortèrent à parler, chose qui n’était pas, en toute évidence, dans ses habitudes ; il s’exprimait dans un allemand impossible, et possédait un accent qui, encore aujourd’hui, n’a à mes yeux aucune consonance connue. Quand je lui demandai de quelle région du monde il était originaire, il me répondit par des sons que le plus docte, je crois, serait incapable de reproduire.
Il sembla toutefois éprouver autant de plaisir que de difficultés à converser avec moi à propos de pathétiques banalités, telles que l’apparence surannée des lieux ou l’hiver berlinois, et paraissait aimer à m’écouter en discuter ; j’appris d’ailleurs en l’observant qu’il serait sans doute le meilleur auditeur à qui j’aurais jamais à faire et, de là, que cet homme n’avait sans doute fait qu’entendre de toute sa vie.

« Face à un interlocuteur aussi prompt à l’art du silence, je m'emportai (je le regrette), sur le sujet des sciences exactes. Je préfère taire volontairement le fastidieux discours qui suivit ; je dirai simplement qu’une fois achevé mon long monologue (qui concerna particulièrement le système duodécimal de numération), je remarquai que le regard de l’homme traduisait l’ironie. Je compris qu’il se moquait de mes théories, et offensé, les soutins par des exemples bien connus. Lui s’entêta de la même façon, exprimant son indignation par de grands gestes, mais fut incapable d’exprimer dans le langage germanique d’improbables contre-exemples. Après quelques minutes passées à bafouiller, il se leva subitement, et plein de colère, hurla dans un langage inconnu quelque malédiction à mon égard sous le regard éberlué de l’assistance. Enfin, il jaillit furieusement dans le froid hivernal et me laissa derrière lui, ébahi.

« Les événements de cette soirée ne m’apportèrent en premier lieu que la ridicule certitude que l’homme s’était voulu savant, avant de réaliser l’ampleur de sa bêtise et de s’enfuir dans un excessif accès de fierté. En rentrant à l’hôtel, je vérifiai l’exactitude de mes théories dans un ouvrage digne de foi, et bien qu’elles s’avérèrent telles que je les avais énoncées, un doute m’assaillit, et je le mis sur le compte de la boisson. Ce n’est que durant les mois d’insomnies qui suivirent que je réalisai que ma conscience avait, à mon insu, mis à nu la vérité masquée sous la réaction de cet étranger, et qui constituait l'inévitable obstacle à mon sommeil. Je la saisis moi-même bien des années plus tard : en exposant si longuement mon esprit à la sonde de la pensée dans le but de débusquer le mal qui me rongeait, j'appris à agir selon lui ; je me pris à accepter le catalyseur de ma douleur mentale en tant que fondement de chacune de mes actions. En outrepassant ainsi mes anciennes méthodes de raisonnement, qui s'appuyaient sur une simple vie d'hommes de lettres, je compris avec horreur l'obscure raison de mon obsession.

« Devant moi se déployaient les innombrables ramifications du savoir, et elles se multipliaient à l'infini. J'admis finalement qu'il existait un nombre illimité de façons de percevoir le monde qui m'entourait, selon les bases sur lesquelles mon inconscient décidait de le bâtir. Les cloisons de mon esprit matérialiste s’effacèrent, ma pensée perdit son équilibre coutumier, et mon univers muta, et muta encore. Il ne me resta rien, pas même la certitude d'exister. Lecteur, crois l'Impossible : il existe différents systèmes de numération, pourquoi n’y aurait-il pas des visions de l’univers elles-mêmes inconciliables ?

« L’homme l’avait lui aussi compris. Ce n’était pas sous la masse d’un seul monde qu’il pliait, mais sous le poids d’univers entiers. Il avait grandi à l'ombre de préceptes ésotériques, loin de nous. Il se trouva confronté à notre culture, à notre mode de raisonnement dogmatique, et avec abnégation, et avec dégoût, parvint à s'y plier. Béni soit-il : je n'y suis jamais parvenu.

« À mon infâme expérience, je n'ose mettre de fin ; espérer en vain, puis s'éveiller : peut-être est-ce là la mort. »

La suite du manuscrit n’est qu’un enchevêtrement de mots énigmatiques. Ils sont tracés dans une langue qui, j’en ai peur, n’a jamais existé.