Poussières de nous

Le 05/03/2007
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par Balkis Boyle
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Thèmes / Obscur / Anticipation
Bon, c'est lourd. On sent l'effort consenti par l'auteur pour faire croire qu'il écrit bien, c'est donc que ça fonctionne pas totalement. L'histoire est basique mais efficace : une guerre nucléaire s'est déclenchée et l'occident attend passivement le nuage radioactif qui ne manquera pas de le crâmer. Résultat, notre héros vit sa journée comme si c'était la dernière. Un bon vivier de scènes-choc mal exploitées.
Je me lève, comme tous les matins, après avoir éteint mon réveil en grognant.
Je ne sais plus de quoi j’ai rêvé mais le reste du jour m’interdit de rester au lit pour tenter de reconstituer les bribes du rêve qui déjà s’évade.
Je descends à la cuisine. J’allume la radio avant de filer sous la douche. Encore des pubs. Même sur France Inter, y’font vraiment chier.
L’eau coule sur moi. Je suis à peu près sûr que c’est l’unique chose de bien qui m’arrivera aujourd’hui. Je ne sais pas encore.
Toutes les ficelles de nos vies se démêlent à peine. Nos petites vies affairées qui ne mènent à rien.
Cette eau qui coule sur moi me donne un nouveau corps. Pour quelques instants, je me sens tel un autre moi-même, serein. J’oublie les restrictions. J’oublie que je gaspille sûrement la réserve autorisée de l’immeuble et que, ce soir, quand elle rentrera, ma voisine du dessus si sexy ne pourra laver son corps de la poussière grise de l’usine. Moi, je passerais bien mes mains sur son corps pour la délasser. J’ai jamais osé.
En sortant de la douche, je n’entends toujours pas la nouvelle qui tourne en boucle sur toutes les radios depuis cette nuit 4h (heure de Paris).

Je sèche mon nouveau corps en pensant à la voisine du dessus. Mon nouveau corps se tend. Et puis j’oublie. La poussière de l’usine m’attend moi aussi. Je remets les fringues d’hier, grises comme la poussière, comme le ciel ici, mais qui ne sentent pas trop mauvais. J’allume ma première cigarette et je sors enfin de la salle de bain minuscule(mais au moins j’en ai une) exactement au même instant où le soleil -ce pâle et rare soleil de Paris- rentre par la fenêtre de la cuisine, vient taper dans le miroir d’en face et me fait un clin d’oeil.
Je me suis amusé à ça, en arrivant dans ce tout petit appartement, tout tarabiscoté, il y a 3 ans.
Un jeu de miroir. Si bien que le peu de lumière qui puisse entrer par la minuscule fenêtre est aussitôt redistribué dans la pièce. Ca ne dure jamais très longtemps.

Et là, je manque de me cramer, et ça ne saurait tarder de toute façon, à l’écoute des informations du matin.

La voix du journaliste est atone, tellement, ça pourrait être celle d’un robot ; et pourtant non, je le sais bien, c’est Lindaël Termem, cette voix, je la connais. Mais ce matin, avant d ‘écouter les mots, cette voix n’existe déjà plus. La voix sait qu’elle disparaîtra bientôt.
« Ce matin à 3h30, heure de Paris, la République Islamiste Démocratique du Pakistan a lancé 26 bombes à neutrons sur sa voisine la République Hindoue Démocratique et Populaire produisant ainsi une réaction thermonucléaire et détruisant une importante partie du continent asiatique. Le nombre de perte humaine n’a pu être encore évalué. Personne ne sait encore ce qui se passera dans les prochaines heures. Un nuage radioactif de quelques centaines de km2 devrait traverser le ciel européen d’ici quelques heures. L’ONU et l’UECC ne savent pas encore si elles doivent déployer leurs tr... »
J’éteins la radio. J’ai la sensation de tourner le bouton de ma propre vie. Eteindre ma vie d’avant...
Quand enfin mon doigt se détache du transistor, je ne sais pas combien de temps s’est écoulé, je ne pense même pas que je vais être en retard à l’usine pour la 158e fois cette année, que mon supérieur va hurler dans mon casque et laisser siffler des décibels toute la journée, en guise de punition.
Un grand cratère en moi se forme et la première chose à laquelle je pense, c’est au soleil qui ne jouera plus dans mes miroirs. Ou moi, qui ne serais plus là pour le voir. C’est idiot, mais c’est comme le rêve agréable du petit matin que j’ai laissé s’enfuir. C’est inexorable.
Aïe ! Ca y est. La cigarette a fini de se consumer et la braise vient à peine d’atteindre mes doigts jaunis. C’est mon deuxième réveil.
Je répète comme un zombie les gestes matinaux de tous les jours et mes jambes tremblent un peu sans que je m’en rende compte tout de suite. Si je m’assois, je ne suis pas sûr de pouvoir me relever.
J’avale mon café d’un trait. Il ne m’a jamais paru aussi bon. Ca descend dans ma gorge comme une boule chaude qui me donne la sensation d’être en vie.

A cause de la trajectoire aléatoire d’un nuage, je décide que je n’irai pas bosser comme un con derrière mes machines.
Le soleil timide parisien, le dernier je pense, m’appelle puisqu’il s’est senti si joueur ce matin.
Je finis de m’habiller, je claque la porte et je descends les escaliers en colimaçon. Je descends, descends...le sixième étage ne m’a jamais paru aussi haut.
Ca me rappelle mon rêve, des escaliers qu’on ne finit jamais de descendre...

Je descends vers l’enfer d’aujourd’hui et vers le dernier jour du paradis aussi.

La rue est toute petite et déserte. J’entends au loin le trafic des voitures. « Ils n’ont pas fini de se ruer, ces cons », pourtant tout le monde doit savoir maintenant. Je me lance dans les rues.

Rue du Faubourg St Martin, je manque de rentrer dans un vieil homme titubant qui se tient la tête entre deux mains. Plus loin, une femme pleure, assise par terre. Ca doit faire un moment qu’elle est là, à pleurer, les larmes ont laissé des traînées sombres sur son visage. Elle est toute recroquevillée et je ne vois pas en passant, l’enfant qu’elle a étouffé depuis deux heures et qu’elle a blotti contre son sein.
J’essaie de fuir la détresse misérable de mes contemporains. D’autres s’affairent, vers quoi courent-ils au juste ? Se dépêchent-ils d’aller dire à ceux qu’ils aiment toutes les choses qu’ils ont tues depuis si longtemps ?
Le buraliste est ouvert, par chance pensé-je, et quand je pénètre dans la toute petite boutique, il est en grande discussion avec une petite vieille. Sans même cesser de parler, il me sert, je tends la monnaie par-dessus le comptoir mais ses mains s’agitent dans la discussion « la guerre c’était inévitable, depuis le temps, pensez-vous... » des questions que tous se posent, ou presque, certaines plus conscientes que d’autres...

Je longe ensuite les quais.
Le printemps se fout de la guerre, des millions de morts, des hommes qui changent la forme de la Terre. J’entends même les chants d’oiseaux. Ils me réconfortent, si loin de tout, de ça. Ils me consolent de notre inhumanité.

J’évolue comme dans un rêve. Je monte dans un tramway sans conducteur. Je descends à la Butte Montmartre. Deux amoureux sont assis sur un banc. Ils se regardent, ils s’embrassent, ils se regardent encore . J’ai l’impression de sentir une odeur de chair grillée. L’ odeur de corps explosés peut-elle survivre sur des milliers de kilomètres ? Je pense à l’amour. Je ne me souviens plus de la dernière fois où il est venu me visiter. Je pense à la voisine du dessus. J’imagine son corps vibrer sur moi. Ça me fait frissonner.

Je veux boire et manger l’air et la lumière d’aujourd’hui. Un jour magique car sans doute un des derniers. C’est dommage, j’aurais bien aimé embrasser et regarder quelqu’un de près avant que tout soit fini. Je me dis que depuis le temps que je pense à elle, il serait enfin temps que je fasse quelque chose.

Je rentre. Je marche si longtemps, le soleil entame déjà sa course descendante. Je monte jusqu’à chez moi, et puis j’entends à travers les cloisons le son de sa douche à petits filets. J’ai l’impression de l’entendre pleurer à travers les fins tuyaux d’aluminium. Elle pleure, me semble-t-il, mais moins fort que la femme ce matin. Ou alors est-ce juste le bruit de l’eau qui ruisselle ?
Je monte la vingtaine de marches qui me séparent de son appartement. La porte n’est pas fermée. J’entre. Après 5 minutes, j’entends le bruit des vieux robinets qu’elle tourne. Elle sort en se séchant les cheveux avec une serviette blanche. Elle en a une autre, bleue, qui tient autour de sa taille.
Elle ne me voit pas.
Trop occupée à sécher ses cheveux et ses larmes. Les atomes de larmes bientôt pulvérisés.
Je suis assis dans son salon, tout petit, et elle ne me voit pas.
Elle a de longues jambes blanches. De la voir nue, comme ça, dans l’après-midi finissant, elle me paraît encore plus grande et belle que toutes les fois où nous nous sommes croisé dans l’escalier. Je la désire soudain, dans cette quasi-nudité abandonnée. Et ce désir me fait lever. Et enfin, elle me voit.
Dans ses yeux rougis de larmes, je vois une détresse infinie. Sa bouche s’ouvre mais ne dit rien. Elle s’approche doucement, les paumes ouvertes comme des offrandes, elle ne pense pas à cacher ses seins devant moi. Je crois voir qu’elle aussi veut partager quelque chose, dans ce Paris des derniers jours. Et puis, finalement, sa bouche arrive à articuler des mots, on dirait qu’elle-même ne les comprend pas.
« Qu’est-ce que tu fais là ? » Mais déjà elle a ses mains sur moi, sur mes bras, sur mon visage. Ses mains sont chaudes et vivantes.
« Je ne sais pas, dis-je. Ca fait si longtemps qu’on se croise, on s’est jamais rien dit. Alors j’ai pensé qu’aujourd’hui, c’était l’occasion ou jamais... »
Cette idée me fait rire intérieurement, une sensation que tout ce que nous dirons est maintenant absurde...
Elle a un pâle sourire, qui ne découvre même pas ses dents.
« je m’appelle Zôryleg, et toi ? »
Mais elle n’attend pas la réponse. Ses lèvres sont douces et un peu salées.
« J’veux faire l’amour jusqu’à ce que tout soit fini.
Elle a un sanglot coincé dans la voix.

La serviette tombe et nous glissons comme des ombres sur le carrelage froid, où, doucement, elle me déshabille, parce que c’est la première fois.
Pendant des heures, il me semble, nous formons une bête à deux dos. Tout va doucement et puis vite et puis de nouveau très doucement. Elle ne s’arrête pas de pleurer. Elle me regarde intensément comme si elle m’aimait infiniment. Elle ne s’arrête que quand le plaisir lui monte dedans. Moi, c’est comme si je ne sentais rien. Comme si mon corps ne m’appartenait plus. Et pourtant, je suis dedans. Je bouge en elle mais je n’y pense pas vraiment.

Quand nous recommençons la danse des corps, elle se met sur moi et cela me rappelle (enfin) mon dernier amour, dépoli par le temps.

A un moment, je vois que ses yeux sont rivés au-delà de la fenêtre. Elle murmure, en baissant un peu la tête, mais ses yeux restent accrochés, encore, derrière la fenêtre : « la nuit est noire comme jamais ». Elle gémit, et juste après son intérieur s’agrandit et se referme autour de mon extérieur. Je crispe mon corps pour ne pas venir déjà, j’essaie de penser à un truc désagréable pour me retenir, les décibels que mon supérieur envoie dans mon casque pour me percer les tympans...

On entend alors la sirène de tous les premiers mercredis du mois. Mais cette nuit, ce n’est pas mercredi.

Ses hanches ondulent un peu plus vite sur moi et je la trouve belle comme jamais. Elle bouge pour mon plaisir et je l’aime déjà un peu. Peut-être à cause de ça ou de la courbe de son corps qui remue sur le mien.
Au-dessus de nous je vois soudain une grande lumière. Ses yeux ont fini de pleurer.

Je me redresse un peu. J’encercle mes bras autour de son corps chaud et humide. Je me sens devenir rempart pour la dernière forêt tropicale contre la lumière, mais faible et maigre rempart. J’attire sa nuque vers moi, je la serre contre moi pour la première fois.

Et la lumière envahit tout. Elle vient aussi de l’intérieur de nous.

Tout est très blanc.

Ensuite, nous ne sommes plus que des poussières de plaisir, pulvérisés un peu partout, qui se mélangent avec celles du mur, de la porte, du carrelage qui n’est plus du tout froid.

J’ai l’impression d’entendre mon coeur battre encore un peu après la lumière mais c’est sans doute à cause du silence de toute l’humanité.

Et mes dernières poussières, dans la lumière, dansent l’équation à deux inconnues.