Huitième et neuvième dialogues

Le 07/03/2007
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par 222
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Rubriques / Dialogues
Dans cette offre promotionnelle 2 en 1, qui ressemble à l'achévement des Dialogues, on assiste tout d'abord à un entretien décevant entre l'héroïne et son ex-futur psy, plutôt basé sur l'insulte adolescente, facile et cynique. La seconde partie est nettement plus intéressante, puisqu'elle décrit l'implosion sourde de la haine froide que l'anorexique voue à son père. Très bon, à l'image du reste de la série.
- Elle venait de sortir de la maison, oui. La dernière des salopes.
- Et vous avez donc pris un couteau.
- Et j’ai donc pris un couteau. On peut rien te cacher, hein, herr Professor Fouille-Merde.
- Ne faites pas d’ironie.
- Et tu me vouvoies, j’ai remarqué. C’est bien, ça. Ils t’ont dit, elle mérite le respect, c’est quelqu’un, désormais, elle est pas lourde au poids de viande mais « elle en a dans le ventre », comme vous dites, tas de porcs.
- Je conserve la distance nécessaire à une psychanalyse efficace, c’est tout.
- Alors qu’avant, tu te disais que t’y goûterais bien, à la petite anorexique, moyennant une transgression minime et temporaire de la distance nécessaire à une psychanalyse efficace.
- … Ecoutez, je ne peux plus rien faire avec vous, vous ne m’accordez plus aucune confiance, j’ignore pourquoi, mais nous ne pouvons plus travailler ensemble, quoi qu’il en soit. Je vais prévenir ces messieurs, qu’ils envoient quelqu’un d’autre.
- Que ces messieurs disposent, oui, et toi casse-toi, fouille-merde. T’as jamais servi à rien. Comme vous tous.


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- Essayez de me dire ce qu’il y avait en vous, à cet instant précis.
- Un cœur, du sang, deux reins laminés par la flotte, un système digestif en kit, un utérus, défloré par mon père le premier février 1991.
- Bien sûr. Mais vous m’avez parlé hier de vos rêves, de votre existence au-delà des choses ; qu’y avait-il, en vous, au-delà du corps ?
- Du sang qui déchirait les parois de mes veines et charriait cent mille millions de lames de scalpel, deux reins encore en résonnance avec les assauts du boutoir de la bite de mon père poussant comme un bélier jusqu’au fond de mes tripes blanches de terreur, et le souvenir de son sperme tiède ; une boule de haine et de fiel et de sang de la vulve à l’arrière gorge.
- Ce que vous me dites, c’est que votre corps se souvenait, que tout passait par lui ? Pas de réflexions, pas de… pensées ?
- Haine et fiel et sang de la vulve à l’arrière-gorge. Ma tête était morte, à cet instant précis. Mon esprit disait oui. Je crois que j’étais fatiguée.
- Fatiguée… inattentive ? Passive ? Ou décidée à faire cesser tout cela ?
- Fatiguée. De tout ça. Du passé, de l’HP, des perfusions, des psys, déjà, à l’époque, de cette maison puante et de ce merdeux. Fatiguée. Alors j’ai laissé mon corps prendre un couteau.
- Votre corps ?
- Mon corps. Il a pris ce couteau sous mon regard, mon corps, sous mon regard qui s’en foutait. Mais dans la maison d’un lâche, il n’y a que des couteaux sans âme, sans coupant, des économes et des couteaux de table. Un seul couteau à viande, caché bien au fond d’un tiroir de la cuisine, un grand couteau noir à bout pointu. Un seul. Il me fallait un vrai couteau, un vrai couteau de chasse, je le savais, d’avance, mais il n’y en avait pas. Mon père, chasser… Le seul contact d’une arme l’aurait fait chier dans son froc. Pourtant moi j’avais besoin d’un vrai couteau. De ceux qui te pénètrent, d’abord, d’un coup sec, sans bavures, jusqu’au fond du bide, de toute leur longueur, de ceux qui ne pardonnent pas. Mais surtout de ceux qui te déchirent encore en ressortant, qui décuplent les dégâts, qui t’arrachent des morceaux en lâche, en barbare, en s’enfuyant. Comme sa bite. Un couteau qui l’aurait déchiqueté autant qu’il m’a déchiquetée, cet enculé. Mais dans sa maison il n’y avait que ce couteau minable. Comme sa bite. Il l’avait gagné dans un supermarché, vous savez. Ce genre de couteau.

J’ai pris le couteau et je suis sortie de la cuisine. Il faisait nuit, la salope de service était partie depuis une heure, environ ; tout était calme. Il dormait, fatalement, il dormait toujours après avoir sauté une pute, c’était sa vie, dormir. Et geindre au réveil. Râler. Geindre, râler et cogner du réveil à la salope du soir. J’ai pris le couteau et j’ai rejoint sa chambre en silence.

J’ai posé mon pied droit sur le lit. Lui, il a remué les épaules. Il devait sortir des bas-fonds les plus opaques de son sommeil, là-bas où il allait croupir chaque soir, après chaque salope, en ronflant. Il s’est mis à geindre très bas. A se plaindre, à se tortiller comme un ver de bois sorti de sa gangue de pourritures. Mais il n’a pas ouvert les yeux. Alors j’ai posé mon pied gauche sur le lit, près de sa tête.

J’ai attendu en silence. Il a cessé de grogner. Alors je me suis penchée vers son visage. Le lit a grincé. Il n’a rien dit. J’ai pris le manche du couteau des deux mains et j’ai pointé la lame vers son cou, jusqu’à frôler la peau tendue. Sur le côté du cou, au milieu. La lame perpendiculaire à la nuque, le tranchant à hauteur de la glotte. Là où une fossette sépare les faisceaux de muscles denses, derrière, et l’avant cartilagineux. Je savais comment faire. Comme avec les porcs.

Il ne bougeait pas. Alors j’ai souri. J’ai posé mon pied nu contre son crâne, le gauche, l’orteil contre la tempe, sur le creux de la tempe, là où les muscles s’insèrent. En même temps, très vite, j’ai poussé la lame jusqu’à ce que la pointe ait pénétré d’un demi-centimètre dans sa gorge, d’abord en biais pour inciser, puis en redressant. Il s’est réveillé, il a ouvert les yeux. Et il a tremblé, en essayant de parler. Moi, j’ai souri.

Pendant qu’il pleurait et bafouillait ses dernières supplications, j’ai commencé à lui masser la tempe, du bout de l’orteil. Une impulsion. Et j’avais vu des salopes le lui faire, je crois qu’il aimait ça. Masser en tournant lentement, comme si chaque détour assumait une importance cruciale, comme si on marchait sur un rasoir à nu. Lui, il s’est mis à verser des larmes. Alors j’ai cessé de sourire et j’ai frappé.

C’était très précis, je savais exactement comment faire, je m’étais renseignée. J’ai d’abord poussé à fond la lame, comme si je frappais d’un coup de poing, à deux mains, sans prévoir de m’arrêter nulle part. Sa gorge arrêterait mon coup bien assez tôt. Il n’y a pas de garde, sur un couteau de cuisine. Mes paumes ont tapé contre la peau. Je pensais que le sang giclerait. Il n’a pas giclé. J’ai tapé sur de la peau sèche et flasque. Le sang a coulé tout de suite par l’autre côté du cou. Lui, il a crié, mais comme en se retenant, et tous ses muscles se sont crispés.

Je savais qu’il me fallait un vrai couteau de chasse. J’aurais eu fini en un instant, si j’en avais eu un. Trois allers et retours de lame dentée, vers l’avant du cou, pour détruire les tissus, réduire le réseau sanguin à l’état de charpie, et lui couper ce putain de larynx, qu’il cesse de crier à mi-voix comme ça. Mais j’avais une lame lisse, et la force d’une fille de treize ans. Quand j’ai vu le sang couler en beau ruisseau propre sur l’oreiller, sans presque avoir le temps de l’imprégner, tout s’est emballé. Mes dents se sont mises à grincer les unes contre les autres. J’ai cisaillé, cisaillé, de haut en bas, j’ai frappé et frappé encore, sans laisser la lame sortir de la plaie, en poussant vers la glotte. J’ai tout fait pour couper ce putain de larynx fibreux, élastique, cette saleté qui gargouillait des plaintes et des supplications désespérées, merde, tout fait. Pas réussi.

C’était très sale, vous savez. Il y avait un profond dégoût dans chacun de mes coups. Mais c’était aussi de plus en plus jouissif. Je ricanais en le saignant.

Après une dizaine de coups, il a cessé de se débattre efficacement. Il tremblait, il sursautait, mais au hasard. Ses bras s’écrasaient contre sa poitrine, ses jambes se détendaient, se recroquevillaient par à-coups, ses yeux commençaient à se révulser. Comme si on l’essorait, dans tous les sens. Mais c’était curieux. J’ai repensé, après coup, qu’il bougeait comme un diable, mais qu’il y avait un endroit, dans son corps, qui restait immobile, et c’était sa plaie. Sa plaie ne bougeait pas. Elle restait fixe. Offerte et impuissante. C’est l’image que je garde. Sa plaie qui disait oui.

Quand il a eu fini de se débattre et qu’il n’a plus eu que des mouvements réflexes, j’ai retiré le couteau de sa gorge. Du sang est sorti, encore un peu. Il a coulé très longtemps, je crois. Je ne sais pas. Il a bruissé très longtemps, aussi, comme une baudruche remplie de glaires. Un son aigu et grouillant de sang et de chair. Je ne sais pas s’il voulait parler ou s’il se vidait juste. En tout cas il ne bougeait plus, pas même les yeux. Alors je suis descendue du lit.

C’est répugnant, tout de même. Il n’a même pas su mourir d’une mort propre. Il est mort sans que je puisse savoir même, exactement, quand il mourait. Il est mort en se vidant. Depuis sa naissance il se vidait. J’ai juste arraché le bouchon de la bonde. Il a coulé plus fort et puis, après quelques minutes, il n’a plus coulé. Il était purgé.

Moi je mourrai d’une mort nette. Je serai vivante, puis morte. Moi je suis déjà vide, vous savez.

- Vous ne m’avez pas vraiment dit ce qu’il y avait à l’intérieur de votre esprit.
- Ah, d’accord, j’ai pas répondu à ta question alors tu reviens au point de départ. J’ai parlé pour personne, comme toujours. Bon. Il y avait une grande fatigue, à l’intérieur de mon esprit. T’es plus respectueux que l’autre mais t’es vraiment très con, toi.
- … Passons. Je ne peux pas vous aider si vous ne le voulez pas vous-même. Passons. Vous m’avez dit par contre que vous « saviez » comment faire. Vous le maintenez ?
- Je savais comment faire.
- Vous en êtes certaine ?
- Je savais comment faire. Comme pour les porcs.
- Je le note. Je vous remercie.
- De rien. Et maintenant tu m’envoies en taule, et on met le mot « fin ».