Mes bêtes mortes

Le 08/03/2007
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par nihil
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Rubriques / Alienations
Hop, une petite lettre de suicide avec des animaux morts dedans. Au moment d'y passer, certains pensent à leur famille, à leurs proches, à leurs enfants. Moi j'ai pensé en priorité à toutes les pauvres bêtes que j'ai disséquées. C'est plutôt spontané, à peine retravaillé, un instantané de disjoncte mélancolique cent pour cent autobiographique.
A l'heure où j'écris ces dernières lignes, je sais que je ne verrai plus le jour se lever, sa lumière poisseuse ne me manquera pas. J'ai plongé depuis bien des jours dans une nuit coagulée dont je ne n'essaie même plus me dépêtrer. L'artère qui palpite au poignet appelle la pointe du scalpel. Ma petite boîte d'instruments de chirurgie déborde de lames tranchantes et mon œil ne les quitte plus. Qu'elles reprennent donc du service, après dix ans d'inactivité, la rouille n'a toujours pas altéré leur tranchant. A l'heure où je pousse mes derniers soupirs de détresse, totalement en vrac, plus assez de force même pour crever, je me laisse submerger et je fixe la boule noueuse et palpitante sous ma peau. Même plus capable d'être fasciné, juste fatigué et beuglant aux cieux et à toutes les entités matérielles et immatérielles de ce putain d'outre-terre de guider mon bras et me conférer la force du désespoir. Appuyer au bon endroit, avec l'angle approprié, et vider la vie hors de moi. Maintenant, dans cinq secondes, dans cinq minutes. Qu'importe. Ma main est suspendue au-dessus de mon poignet. Combien de bouffées d'air nocturne puis-je encore m'accorder ? Combien de dernières chances de recevoir le coup de fil salutaire ou la visite inopinée, miracle merdique qui me redégueulera à la case-départ ? Chaque seconde de plus est une seconde de trop, je suis déjà mort il y a trop longtemps déjà.
J'ai l'expérience de l'agonie, et ma main ne tremblera pas, elle trouvera d'instinct le repli palpitant, le détour fragile de la paroi du vaisseau, elle saura entrer dans l'artère sans tout déchirer.
Que mon âme s'en aille donc rejoindre celles des mille animaux que j'ai sacrifiés de mes lames en mon temps. Ma vraie place est parmi eux. Pas dans un putain de cimetière venteux entre deux tombes de vieillards, pas dans une urne ornementée posée sur une étagère, ma vraie place est dans un congélateur, coincé entre les corps de mes bêtes euthanasiées. Mes rats éventrés et leurs minuscules entrailles mêlées dans un sac-poubelle blanc, mes lapins aux yeux livides, la bouche ouverte sur une ultime suffocation, mes porcs mal opérés aux pattes rigides.
Je me sens plus proche d'eux aujourd'hui que de tous les êtres humains falots et identiques que j'ai jamais côtoyé. La compagnie des animaux élevés en batterie dans des cages stérilisées me convient. Comme eux, je ne comprends pas, j'ai peur, je souffre, je meurs. Toute l'histoire de ma vie réduite à cette même courte agonie. Cent rats albinos entassés par six dans des boîtes trop petites, à se battre pour un biberon d'eau déminéralisée et des croquettes à la con. Vingt lapins blancs aux yeux rouges dans des cages en rayon de ruche, qui sursautent ensemble au moindre bruit. Cinq porcs dans des boxes nus comme des cellules d'hôpital qui courent en rond en attendant la fin. Moi dans mon appartement vide, entouré de mes contemporains tous morts dans leurs appartements vides. Plus que moi vivant au centre d'une métropole éteinte, plus que moi au monde à peser le poids du dernier souffle. Plus pour longtemps.
Mon âme est multiple et répartie dans mille bêtes blanches, dont l'existence ne tient qu'au désoeuvrement de quelque chef de projet emmuré dans son bureau.
Je me vois, fantôme aveugle au centre d'un amas encore tremblant de souris et de rats asphyxiés par centaines dans d'immenses chambres à gaz, à se grimper dessus avant de s'endormir à jamais. On me tue parce que je suis de trop, comme celle de mes mille clones aux yeux éteints, ma vie n'aura servi à rien. Une erreur de procédure.
Mes bêtes mortes, toutes bien agglomérées en tas puants et leurs entrailles mêlées, les corps ouverts entassés dans les sacs plastiques blancs. Mes souris minutieusement élevées, que j'ai vues crevées au petit matin, efflanquées, emportées par les solutions infectieuses que je leur injectais, à demi dévorées par leurs soeurs. Mes rats à la cage thoracique coupée d'un coup de ciseau, aux veines hérissées de cathéters coupés. Mes lapins aux plaies hâtivement refermées de quelques agrafes pour retenir leurs organes séchés. Mes porcs écartelés, leur canule suturée à la trachée, la peau ouverte sur mes prothèses inutiles, coincés dans des congélateurs usagés, au cœur d'entrepôts sinistrés.
Que les bêtes blanches débordent de leurs chambres à gaz hermétiques, que les lapins éventrent leurs sac-poubelles de l'intérieur et se lavent de leur sang coagulé, que les porcs enveloppés de leur linceul de plastique noir sortent de leurs armoires frigorifiques et traînent leur ventre ouvert sur le monde. Moi, dans ma cave plongée dans l'ombre, je saurai guider leur reptation jusqu'à moi, qu'ils viennent me chercher et m'emportent avec eux.
Juste retour des choses. J'ai pêché, j'expie, je crève dans mon putain de sang noir. Je suis dans la petite casemate au bout du parking, entre les trois congélateurs, à attendre le camion d'évacuation avec eux. C'est ma place, là que je dois être. J'expie je crève j'expie je crève. Mes bêtes mortes. Elles me manquent plus que tous les faux humains que j'ai jamais cru proches de moi, et qui n'existent plus à mes yeux.