Angoisse

Le 11/03/2007
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par Nico
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Thèmes / Obscur / Psychopathologique
Nico est très doué pour mettre en place des ambiances sans faire d'effets de style. Ici, le malaise. Il ne se passe rien, c'est tout à base d'impressions désagréables qui tournent peu à peu aux hallucinations. Le monde autour du narrateur se décompose à vue d'oeil, c'est très visuel même si il ne se passe rien. Tout est pas adroit ou parfaitement maîtrisé, mais ça se tient complètement.
Une Malboro Light.
Putain c’est vraiment infect. Ça me fout la gerbe, je hais les Malboro, à plus forte raison les Light. Chaque bouffée m’arrache la gorge. J’ai la nausée. J’hésite à jeter la clope à moitié entamée dans le caniveau. Je tire encore une fois dessus. Je me sens répugnant de l’intérieur. Elle me donne presque mal à la tête. Je jette la Malboro Light dans le caniveau en priant pour que demain le buraliste ait autre chose que ça pour soulager mon addiction, malgré la grève des livreurs de cartouches. Je continue de marcher dans les rues étroites.
La pluie commence à tomber. Je me sens encore plus mal. Le vent fait tournoyer des sacs plastiques éventrés dans les ruelles. Une vieille boîte de conserve roule jusqu’à mes pieds. J’ai toujours la nausée. Et la pluie qui tombe de plus en plus fort. Je sens quelques gouttes ruisseler le long de mes cheveux sales et glisser grassement sur ma nuque.
J’expose mes mains à la pluie pour essayer de chasser cette poisseuse odeur de transpiration et de tabac qui me rend malade. En vain. Les gouttes d’eau sont comme des lames d’acier, des scalpels tombés pour opérer les hommes. J'accélère le pas.
Tout semble se défaire autour de moi, comme une agonie qui s’approche du moment de la catastrophe finale. Les choses perdent leur forme et glissent dans une lugubre insignifiance. Les maisons ne me paraissent plus des maisons mais des tas de pierres empilées sans aucun sens. Les voitures garées le long des rues glauques me donnent l’impression de blocs de béton posés là sans avoir jamais été faits pour rouler. Les lampadaires se décomposent dans l’enflure de leur lumière blafarde. Tout semble se désagréger, se faire emporter par les eaux qui ruissellent dans les caniveaux jusqu’aux égouts. Tout tombe en ruine. Même le Soleil s’effondre grossièrement comme si plus rien ne valait la peine d’être éclairé.
Un vieux clochard aveugle est accroupi par terre. L’eau remonte le long du tissu de ses vêtements, des genoux au col de son pull moisi. Sa tête se penche et se relève continuellement, en même temps qu’il répète :
-    Il faut aller jusqu’au bout du couloir pour en sortir.

J’arrive à la gare. Pour y accéder il faut contourner l’éternelle zone de travaux qui n’avance pas. Des ouvriers crasseux s’affairent dans tous les sens sous la pluie, pataugeant dans leurs bottes. C’est un magma de tôles ondulées sans consistance, de barres métalliques rouillées qui s’élèvent bêtement vers le ciel, de tuyaux inutiles qui pendouillent de partout, de planches de bois piteusement amassées. Les ouvriers travaillent consciencieusement sur des objets qui se demandent ce qu’ils foutent là. Tout cet ensemble navrant est recouvert d’une boue sale faite de terre, d’eau, de papiers, de mégots, de cannettes, de plastiques, de bouteilles de bière, de paquets de gâteaux encore plein de miettes. Et s’il n’y avait pas eu toute cette agitation, on aurait dit que le chantier allait prendre comme une gelée de déchets. Comme si les choses corrompues détruisaient ce que les hommes font, un chantier de construction qui se démolit. Tout est gangrené. C’est sinistre.
La voix plaintive qui annonce par les haut-parleurs le retard des trains m’apparaît comme une élégie, un chant funèbre, l’épitaphe de ce monde pourri. Sur le quai sordide j’attends à l’abri le train comme la dernière arche de Noé. Je m’assois sur un banc en acier et regarde vaguement ce décor onirique. C’est une atmosphère de bêtes grouillantes qui s’arrêtent de grouiller pour retomber mollement et s’enfoncer dans la terre liquide. Les animaux malades de la peste. Les gens ont le teint jaune et toussent. Tous contaminés. Tous condamnés. Leurs grands manteaux ont l’air de camisoles de force. Un homme crache par terre à côté de moi, son crachat laiteux va tout de suite se dissoudre dans l’eau qui serpente entre mes chaussures.
Par terre des constellations de chewing gum en décomposition collent à mes pieds. Je me sens enchaîné à la terre. Une mousse verdâtre et visqueuse qui s’insinue entre les dalles du quai, me fait l’effet d’un monstre chaotique venu des entrailles de la Terre.
Je me morfonds dans ma solitude dépravée. J’étouffe à l’air libre. Je me sens agressé jusqu’au plus profond de moi-même.
J’hésite à allumer une autre clope. La seule perspective de fumer une Malboro Light me donne des frissons d’angoisse. Mais un cri intérieur, un cri de détresse, me fait sortir le paquet de ma poche.

Soudain j’entends des cris, à l’extérieur de moi-même, ou plutôt des râles. Instinctivement mon regard en cherche la source. J’aperçois, au loin, sur un autre quai, deux hommes qui se battent, dont un contrôleur et un jeune. Le premier pousse violemment le second qui glisse sur le béton trempé et tombe au sol. Bientôt il glisse pitoyablement jusque sur les rails en contrebas. Tous les gens autour de moi se lèvent et me bouchent la vue comme une armée de pantins morbides. Tous, des vieilles ridées dégoulinantes de graisse comme des bambins d’une dizaine d’années, ont le regard rivé sur un point de l’espace. Je les entends pousser tous en même temps un petit cri, comme une salle de cinéma en plein suspense. J’en déduis que la bagarre fantomatique continue. Je ne me lève pas, je reste assis sur le banc, volontairement indifférent, et j’allume ma clope.
Aussitôt un immonde dégoût pour moi-même me prend. La nausée revient. J’ai l’impression que tout se consume dans une odeur froide et aride, comme ma clope. Je sens la fumée que j’inspire entrer dans mon organisme, je la vois suivre des trachées grasses, infecter mes poumons, je ne sais pas pourquoi je la vois même s’insinuer dans un nuage malsain, perforer mon estomac et d’autres organes gluants. C’est comme une épidémie, une grisaille contagieuse qui pullule en moi, qui végète aux endroits les moins appropriés, coule dans mon sang noirci et s’installe dans la pénombre.
Confusément, les gens se rassoient autour, rassasiés d’action. Une vieille qui s’est assise à côté de moi me donne un coup de coude et me hurle poliment à la figure : « Cigarette ! ». Son visage est maculé de taches noires, ses lèvres sont presque rentrées à l’intérieur, ses yeux globuleux se rapprochent de moi, comme si son intérieur faisait pression pour sortir, comme si ses yeux allaient partir à la manière de bouchons de champagne pour laisser se déverser sur moi toute la frustration, la perversité, le poison, l’immondice, la crasse et la vermine que cette vieille contient tant bien que mal. Paniqué, je jette la moitié de Malboro Light qui me restait et me lève pour m’éloigner. Je me sens oppressé, pris dans l’étau d’un grondement amplifié par l’écho d’un tunnel opaque sans fin. Le simple fait d’imaginer des corps humains gras et poilus sous ces obscurs manteaux me donne envie de vomir. Mais où je tourne mon regard il y a toujours quelqu'un. Les visions résonnent dans ma tête, je n'arrive pas à m'en défaire. Des images infernales m'assaillent. Je cours vers un endroit du quai où il n'y a personne.

Je marche sur une affiche tombée par terre, délavée par la pluie et illisible ; je laisse une empreinte de pas dessus, empreinte qui se dissout immédiatement lorsque l’affiche retombe dans la flaque d’eau noire qui lui sert d’univers. Sentiment désagréable. L’air lourd est comme empoisonné, infesté d’une atmosphère d’extinction généralisée, de lamentation du vent glacial qui siffle sur le quai. Le monde semble vouloir se figer éternellement dans une éclipse de vie, sombrer dans les abîmes infinis de la Terre.
Dans ce crépuscule le train branlant apparaît enfin, comme un taudis roulant, un spectre en lambeaux qui pourfend minablement l’invincible inertie des choses.
J’y entre comme dans un insalubre cercueil collectif. Et j’attends. Patiemment. Les derniers moments sont les plus longs.