Uwonkunda

Le 13/03/2007
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par Kwizera
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Thèmes / Obscur / Nouvelles noires
J'aime bien l'écriture de ce texte : c'est jamais pesant, jamais prétentieux, mais les tournures sont agréables et originales. L'histoire par contre est un peu floue, on a du mal à piger le contexte et ça perturbe la lecture. C'est en temps de guerre, le narrateur est un genre de soudard paumé dans une expédition livrée à elle-même. Plutôt cool.
Mercredi :
On dort près du fleuve ce soir… dormir c’est un bien grand mot… Je crois que comme d’habitude, il n’y a que Jean de dieu pour trouver le sommeil. Il ronfle à en vomir. D’un côté je m’en réjouis parce que cela m’évite d’entendre les chants des deux imbéciles qui montent la garde ce soir. A chaque fois comme ça qu’il aspire son air, Jean, j’ai l’impression que c’est toutes les blessures de sa jambe qui viennent gratter au fond de sa gorge et qui s’accumulent jusqu’à ce qu’elles puissent lui couper la respiration. Mais elle repart toujours, sa respiration, et il en finit plus de la ronfler sa jambe toute enflée.
    Faustin aussi est réveillé… il s'est mis debout, cul contre terre. Quand je me relève pour le rejoindre dans sa position il me sourit et je l’aperçois qui range sa queue comme si de rien n’était. Il a bien raison je crois… que rien n’y est…
    Demain c’est une grande journée. Nous allons traverser enfin le fleuve, si le temps le permet. Ça fait déjà deux jours qu’on aurait du, et que les gradés nous tiennent à distance. Faustin me confie que hier ils ont envoyés trois jeunes pour un essai qui ne s’est pas avéré très fructueux. Je lui réplique que si c’était le cas nous nous ne nous serions pas autant approchés si vite. Il s’en fout bien Faustin ! voilà ce qu’il m’envoie pour que je me taise ! Je trouve le sommeil environ une demi heure après, entre deux séries de chants et de ronflements.
Jeudi :
    Ils nous ont fait installés en file indienne… On est si nombreux que les derniers s’enfoncent dans la forêt… D’où je me situe je n’arrive pas à me figurer qui sont les premiers de la file. Léon me tape à l’épaule pour me chuchoter que lui pense que c’est le groupe qu’on a « recruté » au dernier village. Je me demande comment ils vont s’en sortir.
    Les consignes sont criées par le gradé Alpha du haut de son estrade. C’est une estrade tout ce qu’il y a de plus hésitante. Trois types la stabilisent pour éviter qu’elle se casse la gueule, mais malgré ça, Alpha abrège son discours pour ne pas tenter le diable. Nous ne sommes plus aussi nombreux depuis l’étape de Kyundae, et si un fou rire prenait une partie d’entre nous, il y a fort à parier qu’il se devra de le laisser courir…
    Faustin, qui se tient deux rangs devant moi, se répète les consignes comme une fable. Nous devons nous tenir par la main, et surtout rester en file indienne. Nous marchons toujours en file indienne. Il y a énormément de pièges et on ne peut pas se permettre de perdre plus d’un homme à la fois. Ainsi c’est ce qu’on voit en dernier du futur disparu, son dos.

Vendredi :
    Je n’ai pas pu écrire la traversée du fleuve hier soir. Tout le monde cherchait à faire le compte des blessés et des noyés. Oh ça ne s’est pas du tout passé comme il fallait ! Quelle galère ! quelle hécatombe on a vécu !
    Environ à vingt mètres du rivage, le niveau de l’eau monte subitement. C’était ridicule de penser que nous aurions pied sur tout le large. Même pied appuyé, garder l’équilibre n’était pas gagné ! Les quinze premiers à y rentrer se font emportés ! et pas doucement ! on les voit céder, tout à fait comme des piquets qui prennent un coup de hache ! ils sautent ! et puis l’eau qui fait comme des remous… un qui revient, frappe un autre derrière la nuque ! comme ça je vous dis… quinze qui s’envolent ! On se dit qu’on va tous y passer… que c’est pas la peine d’avancer, que c’est trop risqué ! Ils reculent tous les nouveaux qui se trouvaient au premier plan. Oh mais ça plait pas aux gradés ça ! ils sont furieux nos gradés ! ils viennent avec leurs machettes… ils tranchent dans le tas ! et pas de mains mortes ! ça les a pas choqués ni rien, eux, cette déculotté ! par l’eau ! qu’on a aucune chance de passer ! oh non ! pour eux c’est rien ! mais qu’on recule, voilà qui va pas ! ça va finir en pugilat ! même dans les rangs ça commence à se battre ! à propos de mains qui se lâchent ! y en a qui flippent, c’est sûr ! qui veulent pas se mouiller ! c’est rien à faire ! ni dire ! ou raisonner ! ils préfèrent encore se faire finir à la machette que d’aller se faire envoler par l’eau !
« Achève moi pote ! coupe moi le bide ! explose mes crânes ! te retiens pas ! mais par pitié… me laisse pas dans le fleuve ! »
    De si loin qu’on se trouvait on avait pas compris tout de suite… le fleuve est en fait infesté de crocodiles… la rumeur qui enfle ! que c’est pas possible sinon ces jambes qu’on voit déchiquetées se faire happer encore maintenant sous l’eau…
« Regarde ! dix ! douze ! quinze ! dix huit jambes qui flottent ! puis coulent ! et reparaissent en trois… quatre morceaux ! »
« c’est le courant qui les coupe ! »
« le courant ? ton cul le courant ! c’est des crocos ! »
    C’est le grand n’importe quoi maintenant. On court tous sans savoir trop pourquoi comment… D’un coup on est stoppés… interloqués ! Jean de dieu comme ça qui s’avance… qui avance… au fleuve ! Il fait trente mètre au moins ! il tangue, mais il tient ! il tangue beaucoup ! il tient encore ! il arrive ainsi, acrobate, à la moitié du parcours… il se retourne le poisson, il nous jette :
« Regardez morveux ! Oh zouaves, vos têtes ! vous croyez pas vos yeux ? alors ! c’est pas possible ? »
    Bien sûr Jean ! moi qui lui réponds ! bien sûr ! et je traverse aussi ! Ohla c’est pas facile ! je manque de m’écrouler trente fois ! bien sûr ! mais j’atteins Jean, il m’attrape le bras, on se tient l’un l’autre… il me chuchote… chuchote très fort, l’eau fait un boucan monstre ! se heurte contre les rochers, là à droite de nous…
« Alors Gaston ? t’es pas croyable ? »
« Comment t’as su mon Jean ? comment t’as fait ? »
« Ta gueule en plus ! que les autres se ramènent ! »
    Ça a bien duré encore trois heures…

Samedi :
    Finalement nous n’avons eu que vingt trois pertes et douze enfuis. Comme autant de morts.

Dimanche :
    Cacher mes bouts de papier m’est de plus en plus ardu. Le gradé XII est toujours en train de flairer tout ce qui lui permettrait de mieux tenir ses comptes. Il est en manque de papier. Je soupçonne Faustin de m’avoir donné. Je ne peux plus qu’écrire la nuit, à l’aveuglette, et ce matin en jetant un coup d’œil à mes notes, je ne déchiffrais plus rien. Toutes les lignes se chevauchaient, je crois que c’est fini, que je ne sortirai jamais d’ici.

Jeudi :
    Mardi nous avons repris un village aux enfoirés de l’ASAF. Il y avait plus personne, et comme nous sommes arrivés avec mon groupe avant les gradés, on s’est bien gardés de toucher à quoi que ce soit. Quand on ne voit pas la tête des habitants, c’est impossible de faire la différence entre nos bastions et les leurs. Du coup, quand la petite est arrivée on est restés tous bien cons devant elle. Tout de suite qu’elle a parlé, y a Faustin qui s’est mis à brailler qu’avec une telle voix, elle pouvait être qu’à eux, et il s’est proposé pour s’occuper de son cas si personne était convaincu de son travail. Faustin nous en veut beaucoup à Jean de dieu et à moi pour l’épisode du fleuve où on s’est plutôt mis en valeur, et torturer une gamine de l’ennemi ne peut que lui faire du bien à l’ego. Comme je le sens venir, je tente de gagner du temps avant l’arrivée des gradés. S’ils décident quoi que ce soit, je ne pourrais rien leur dire…. Merde, il s’agit d’être prudent ! J’essaie de la faire le moins parler possible… je suis tout proche d’elle, Faustin s’énerve…
« Pousse toi de devant elle Gaston ! pousse toi ! je la nique si je veux ! »
    Comme je suis bien prêt je vois qu’elle a un médaillon avec son nom inscrit dessus… Uwonkunda… putain elle est pas de chez nous, c’est impossible qu’elle soit de chez nous ! Il y a déjà deux connards de nouveaux qui suivent les commandements qu’ils viennent d’apprendre à la lettre et qui fouillent les cases à la recherche d’indices. Dans deux minutes ils ressortiront en annonçant que le village est pas à nous, et on devra se mettre à le brûler. Après on s’occupera de la petite, comme on le fait d’habitude. Merde ! pourquoi ça me semble si dur cette fois ! c’est qu’une salope de chez eux ! Uwonkunda putain ! ça laisse même pas de place au doute…
    Jean de dieu et Léon essaient de retenir Faustin.
« Ah c’est comme ça ? depuis que vous êtes presque gradés c’est ça vos nouveaux souhaits ? d’abord Jean c’est toi le responsable du groupe ! pas Gaston ! je sais que toi t’es pas aveugle autant que lui ! »
« Aveugle ? t’insinues quoi Faustin ? hein pote ? relève ! ravale ta bouche ! alors ? alors ? »
    Bien sûr l’embrouille entre eux deux va ralentir tout ça, mais je vois les deux nouveaux qui sortent de la case où ils fouillaient…
« Vous êtes des méchants comme ceux qui ont tués mon papa ? »
    Qu’est ce qu’elle raconte ? ah c’est trop fort ! ah merde ! elle parle ! je voulais la sauver elle parle ! et pour dire quoi ? nous accuser ! ah je suis tout perleux ! vraiment je suis perle ! je suis sonné de son toupet ! quand même ! quand même !
    On nous offre une machette dès qu’on devient gradé comme Jean de dieu et moi… il a fallu que je me baisse pour bien ouvrir son ventre… schlack ! oh ça été vite fait…