Osmane

Le 22/03/2007
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par Titox
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Thèmes / Débile / Vie quotidienne
Pour son deuxième texte sur la Zone, Titox parle de kebab et, euh, c'est à peu près tout. C'est tellement anodin qu'on n'a rien à quoi se raccrocher, et surtout pas la psychologie Ikea du héros, montée à l'envers. Le style n'arrange rien, avec des phrases dont on ne sait pas trop si elles relèvent de l'abscons ou de la trisomie. Bon, si on aime le kebab...
Osmane travaille quatorze heures par jour : Osmane est turc. Osmane a une trentaine d'années, trois enfants et une moustache. Osmane en a sa claque de travailler dans le Döner Kebap. Osmane aimerait changer de vie. A la limite, Osmane aurait aimé cesser d'être turc.
Il est curieux et avide de savoir. Aussitôt qu'il a le temps, il se jette sur les quotidiens, les magasines et les livres, les dévore telle une rapace. Jamais, il ne rate un reportage ou un documentaire. Que ceux-ci parlent de politique, de société ou de koalas, cela lui est complètement égal : il prend tout. Osmane veut rattraper le temps perdu. Et franchement, tout compte fait, Osmane n'est pas mal du tout cultivé pour un Turc qui, toute la journée, baigne dans le "salade-tomate-oignons-sauce blanche-piment-harissa-poulet-boeuf-ketchup-mayonnaise-sauce rouge-tartare."

J'ai connu Osmane à force de me rendre dans son snack, comme ça, tout bêtement. A l'époque, j'étais déprimé et mangeais le Döner à raison de quatre à cinq fois par semaine, surtout la nuit avant de me coucher. Croquer dans le Döner, me procurait un plaisir intense qui, l'espace de quelques instants, m'aidait à oublier mon malheur. J'aimais ça, la viande dégueulasse, la sauce qui dégouline et le piment qui arrache. Ça comblait mon estomac et emplissait mon être.
C'était clair : en un rien de temps le Döner était carrément devenu ma drogue et Osmane mon fournisseur. Il y eut même des nuits où je souffrais véritablement de manque de Döner, que j'apaisais en me masturbant devant un pornochic de Dorcel.

Aujourd'hui, je me rappelle que vers le début de notre relation, Osmane et moi n'étions pas très loquaces. Même si incontestablement il y eut entre nous un coup de foudre amical, nos discussions du début n'avaient rien de fantaisiste :

- Alors, chef...Poulet? Boeuf?
- Boeuf, s'il te plaît...
- Je te mets tout avec?
- Tout sauf oignons...
- Sauce?
- Blanche.
- Piment?
- S'il te plaît.
- Tiens, bon appétit.
- Merci, chef.

Je saisissais nerveusement le Döner et mordais dedans avec la hargne d'un drogué en manque. En cinq minutes top chronos, il n'en restait que la ridicule petite fourchette en plastique. Ensuite, je restais là encore deux minutes sur ma table à se curer les dents et à savourer les dernières lampées de mon Coca ( ou Fanta, ça dépendait ) avant de me lever pour payer.

- Je te dois combien, chef?
- Un doner...3euros 50...plus une boisson...1 euro 50...ça nous fait 5 euros, s'il te plaît.
- J'ai un peu de monnaie, si tu veux...
- Super, ça m'arrange...
- ...4,70...4,90...et 10 centimes...5...voilà, chef...merci...bonne soirée à toi.
- Ouais...de même.
- Salut.
- Salut.

En deux semaines, j'avais pris quatre kilos et ma dépression s'était aggravée suite à une alimentation justement pas très équilibrée. D'ailleurs notre première vraie discussion porta sur la question de si le Döner est, oui ou non, un repas équilibré.

- Je te l'jure, me jura Osmane, moi j'en mange chaque jour, midi et soir, et franchement regarde...

De sa main, il me désigna fièrement son ventre qui était loin d'être plat. Puis il continua :

- C'est sain, le Döner; là dedans, t'as de la viande, du pain, des crudités...C'est complet comme repas.
- Tu penses?
- Je te le jure!

C'est alors après cette discussion sur l'alimentation que Osmane et moi eûmes encore d'autres sujets de conversation qui tenaient largement la route. Il nous arrivait même de parler de choses profondes comme les bienfaits de l'empire ottoman et la stupidité des religions. Et petit à petit, on était devenus de très bons amis, même si cela ne dépassa jamais le cadre du snack. Lui, ça lui suffisait : il était enfin content qu'il y eût une âme sensible comme moi qui l'écoutât. Pour ma part, il m'était difficile, très difficile même, de me figurer en train de boire un verre, regarder un film ou se disputer une partie de billard avec Osmane. Osmane était mon « ami de Döner », comme d'autres ont leurs amis de travail, point. Je l'aimais bien, Osmane. Et il me le rendait bien.
" Y a des clients qui me tapent sur les nerfs, je te l'jure. Mais avec toi c'est pas pareil...", souvent me disait-il avec un sourire débordant de gentillesse sincère.

Osmane parlait beaucoup. Il aimait s'exprimer. Normal, vu qu'il en avait rarement l'occasion. D'ailleurs, ça me convenait parfaitement bien que, malheureusement, très souvent, je décrochais. C'était ou bien parce que j'étais trop fatigué, ou bien parce que mon estomac grouillait ou bien parce que, tout simplement, ce qu'il était en train de me raconter me rasait sec. Ce qui ne m'empêchait pas de trouver Osmane réellement intéressant, et bien différent des autres Turcs qui travaillaient dans le Döner Kebap. Osmane était unique. Vraiment.

Or, au cours de notre amitié, il s'était avéré que Osmane avait un défaut, un seul, peut-être le pire.
De toutes les fois que je m'étais rendu dans son snack, jamais au grand jamais, Osmane ne m'avait offert quoi que ce soit. Jamais. Une fois, je m'étais amusé à faire les calculs pour voir combien de mon argent était passé dans la caisse de Osmane. Résultat : en trois mois, j'avais claqué quelques 255 euros, Döner (3,50 euros) et boisson comprise( 1,50 euro ). N'en parlons pas du temps! Eh bien, sur les 255 euros, jamais je n'ai eu le droit à un café, une boisson, un dessert offert. Jamais.
Jamais? En fait pas parfaitement, jamais jusqu'au jour où, alors que je venais de terminer mon Döner- je mastiquais encore- Osmane me surprit- et dieu sait comment!- en me demandant ceci :

- Tu veux un café? Je te l'offre.
- Un café!...Un café?...Un café... Ah, ça aurait été avec grand plaisir, chef, mais j'y vais au cinoche, là... d'ailleurs je dois me dépêcher pour rattraper la séance de 22h30, il est 22h 20 déjà...
- Comme tu veux...ça sera pour une autre fois alors...
- Oui...bah, si tu veux, je peux repasser ici après le film et tu m'offriras un café. Tu seras encore ouvert vers minuit, non?...
- Oui, oui, je suis là jusqu'à 1h30 de toutes façons...
- Et bah, c'est bon alors...je repasserai toute à l'heure...allez, chef, je dois filer...à toute!
- A toute...

Je sortis dans la rue avec une tristesse inexpliquée. Peut-être n'avais-je pas envie de regarder un film tout compte fait. Ou bien avais-j été extrêmement touché par la gentillesse de Osmane qui consentait enfin de m'offrir une chose? Regrettais-je de l'avoir jugé un peu trop vite? Mais était-il parfait? N'aurait-il vraiment aucun défaut? Serait-il un ange qui travaille dans un Döner, Osmane?

« Tiens je vais plutôt faire un tour sur internet », m'étais-je dit, "ça me videra la tête".

J'allai à Utopie, un cybercafé. Un quart d'heure plus tard, j'étais déjà rentré en transe devant mon écran à n'y faire grand-chose, comme d'habitude : je vérifiai et re-vérifiai mon courriel, bavai devant une paire de seins, re-re-vérifiai mon courriel, rien, regardai pour des concours d'écriture, lut quelques citations de Bukowski, fis des recherches sur google en tapant en premier temps « l'amour existe t-il? » puis en deuxième temps « jambes+nylon », vérifiai encore une fois mon courriel en se disant que peut-être il y aurait là une femme mystérieuse qui me déclarerait son infinie admiration pour ma personne. Rien de tout ça. Une heure était déjà passée.
Je décidai quand même de rester encore une bonne demi-heure ce qui me ferait un temps de film. Après quoi j'irais chez Osmane et boirais mon café promis puis rentrerais chez moi.

Sur le chemin du retour, je ressentis la même tristesse de toute à l'heure doublée d'une étrange lassitude. Encore une fois je n'avais rien fait d'utile sur le net et n'avais pas regardé le film que je m'étais promis de voir. Ma gorge était sèche, j'avais soif. J'entrai dans le snack. Osmane discutait avec deux autres turcs qui traînaient là très souvent.

- Bonsoir messieurs. Re-salut, chef
- Re-salut, chef, ça été le film?
- Oui, super!
- Ah ouais?
- Super! Ils sont forts les asiatiques en cinéma...
- Ah oui?
- Oui. Franchement ils ont tout compris, eux-autres...Super le film!
- Un café?
- Un café?...Je prendrais un Orangina plutôt, si tu veux bien, j'ai soif.
- Pas de problème, sers toi, je vais te donner un verre...

Il me servit le verre et retourna discuter avec les deux Turcs. Je l'avais toujours trouvé différent en présence d'autres turcs, Osmane. Sa voix surtout, je ne la reconnaissais plus. Sûrement, était-ce dû au fait que je n'étais pas habitué à l'entendre parler en turc. Et soudain, je me sentis seul, délaissé, ignoré. J'étais vraiment de mauvais poil. Encore une fois je n'avais "rien branlé" de ma journée. Con, mou, et insignifiant. Et profiteur, par dessus le marché. Je ne méritais pas un café offert. Je n'avais fourni aucun effort pour qu'on m'offre quoi que ce soit. Je n'étais même pas capable de me foutre dans une salle de cinéma, avec un pop corn et un coca à me marrer devant un film drôle et intelligent. Je n'étais pas capable de tout simplement me faire du bien. "C'est grave!" De plus, n'aurais-je pas pu attendre une prochaine fois pour l'avoir cette foutue boisson offerte? Etais-je capable d'être patient un jour?
Je buvais vite mon Orangina pour rentrer chez moi retrouver un peu de sommeil.
« Ça ira mieux demain. »

Je me levai pour partir. Osmane se leva aussi. Par politesse, je demandai combien je lui devais pour l'Orangina, comme ça, par pure formalité. Alors que je m'attendais à l'évidente réplique « non, attends, mais tu rigoles?...je te l'ai déjà dit que c'est pour moi... », Osmane marqua un petit temps de réflexion avant de lâcher avec un sourire éclatant :
- 1euro 50, s'il te plaît...
- 1 euro 50?!...o.k...tiens...voilà...1euro 50...merci...bonne soirée Osmane...salut...à une prochaine...
Lui, toujours le même sourire stupide :
- Bonne soirée.

C'était la dernière fois que je vis Osmane.