Au four les idoles

Le 15/04/2007
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par Aem
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Thèmes / Saint-Con / 2007
Quoi qu'elle écrive, Aem est toujours une candidate sérieuse grâce à la qualité de son écriture. C'est donc avec un frémissement d'angoisse que ses concurrents directs liront ce texte de Saint-Con. D'autant qu'elle s'attaque à Nietzsche quand même, l'ambitieuse. Et effectivement, y a de quoi flipper, c'est rondement mené. La seule chose qui pourrait freiner Aem c'est le manque de gags survoltés de rigueur pour la Saint-Con.
Je ne sais plus réellement quand est ce que cette horreur a vraiment commencée. Il y a trois ans, ou un peu moins. C'était sans doute un matin. J'ai oublié les détails, je vais donc devoir embellir le massacre.
Un jour, je me suis retrouvée un bouquin de Nietzsche entre les mains. Un folio à 5€, tel était alors le prix de l'inculture. Excitée comme une pucelle qui s'apprête à jouir, je me sentais noble, la couverture plastique glissait sous mes mains moites. Nous étions en 2004, je sortais de la librairie et tenait pour acte de résistance le fait d'acheter Le Crépuscule des Idoles. Je n'ai pas pu attendre trop longtemps avant de montrer à la face du monde la part de dissidence qui coulait en moi.

Je suis entrée dans le premier bistrot venu pour commander un café et déposer soigneusement mon achat sur le zinc. La serveuse, vêtue d'une jupe en vinyle, m'a sourit et commenta le rictus dessiné sur sa gueule burinée par « Très bon achat ! » Parlait elle du café ou du bouquin ? Je ne sais plus. Quoi qu'il en soit, le café s'est refroidi, les clopes se sont consumées et les pages se tournaient.

En un peu plus de deux heures j'ai refermé le livre, pensant connaître avec exactitude la faible nature du genre humain. Je n'ai eu que faire des digressions inutiles des éditeurs. J'avais l'impression de te connaître Nietzsche, tu étais en moi, nos esprits transcendaient l'univers. Quoi de plus vrai que ta logorrhée nihiliste ? Tu détestes les femmes, les russes, les grecs, les forts qui imposent leur pouvoir, les faibles qui se complaisent dans leur médiocrité, moi aussi Nietzsche. Tu n'aimes que Goethe et toi même ? Alors j'en ferai autant.

Je suis repartie, marchant fièrement dans les rues pour rejoindre mon minable quotidien. Je te savais si proche de moi que la moindre servitude sociale n'était plus qu'une bagatelle. J'allais répandre ton savoir et nous vaincrons - nous, les sur-hommes possédant le pouvoir de la volonté.

Quelques semaines plus tard était accroché à ma veste en faux cuir un badge à ton effigie, les profs de philo m'aimaient et les étudiants étaient intrigués. Je me sentais indéniablement supérieure, essuyant les bancs de l'inculture générale et méritant enfin l'estime de mes aînés.

Un jour, pourtant, j'ai rencontré quelqu'un qui disait t'aimer autant que je pouvais le faire. Une raclure humaine. Un sous-homme. Il avait une dégaine de connard et portait sur son corps les stigmates de l'adolescence à peine entamée. Il t'avilissait malgré lui. J'ai eu beau débattre, te porter aux cieux, la présence de cet Autre ruinait mes efforts.
Petit à petit, j'ai rencontré de nombreux Autres, qui, tout comme lui, n'avaient rien à voir avec toi. J'ai cessé de te lire Nietzsche, je te savais en moi, je n'avais plus besoin d'ouvrir tes livres pour te connaître. Le foutre de ta pensée comblait béatement les lacunes de mon insoumission. Peu à peu, je nouais de serviles connaissances autour de ton culte. On se rencardait autour du même thème pour discuter inlassablement des mêmes choses, de refrains en vieilles rengaines avec ce goût de désespoir en bouche. Ils me qualifiaient de nihiliste et c'était pour eux le compliment suprême.

Je me suis enivrée de tes textes Nietzsche, et un jour, tu m'a saoulée. J'étais ivre de toi au point de te vomir. Je n'en pouvais plus de ta haine incessante et tellement vaine. De tes revendications sans réponses. Tu avais échoué, la syphilis et la folie. Tu étais manichéen malgré toi, et c'est bien la le pire, personne n'a jamais été foutu de comprendre ce que tu as essayé d'expliquer tellement l'incohérence et le dénis submergeaient ton personnage. Tu n'a jamais intéressé que les adolescents en manque de repères cherchant à brûler des idoles déjà mortes, la jeunesse nietzschéenne n'était que l'avatar de ta destinée de raté. Ils ont vulgarisés ta pensée en occultant tes déficiences.

Quand la violence coulait à flot, nous organisions de discrets autodafés. Allumant un grand feu avec les feuilles des livres et des leçons que l'histoire voulait nous apprendre. L'humanité ne devait se résoudre qu'au néant, alors nous brûlions les mensonges de tes prédécesseurs, ceux que tu as haïs et qui n'ont jamais voulu te comprendre. Les flammes s'élevaient dans l'air et répandaient le parfum de la destruction. Nous brûlions des livres que nous n'avions jamais lus de la même façon que nous parlions de toi sans savoir ce que tu avais écris. Dans l'ignorance la plus totale tes disciples appliquaient les maximes écrites il y a plus d'un siècle et jouaient à des jeux malsains pensant qu'aucune expérience ne pourrait jamais leur être fatale, à défaut, elle les renforcerait.

Je n'en pouvais plus, de ton échec. Je sentais tes propres limites quoi que je fasse, j'en étais à te haïr, toi et la fange qui te servait de faire valoir. Ton palais n'était plus qu'une vulgaire cour des miracles où la plèbe était constituée handicapés sociaux incapables de prétendre à la vie et au beau.

Tu étais déjà mort, il fallait maintenant anéantir ta progéniture, tu avais engendré l'horreur et tes parasites pullulaient autour de moi.
Je les avaient trouvés stupides, seulement je ne pensais pas qu'ils étaient aussi cons.

Un soir, pendant l'une de nos réunions où l'alcool flambait la littérature bon marché, j'avais pris soin d'emporter l'ouvrage dont j'avais été si fière il y a de cela quelques mois, qui formaient à présent des années. Mes mains étaient toujours moites au contact de la couverture, un peu cornée à présent, sans grande valeur à vrai dire. Face aux flammes qui faisaient trembler les ombres alentour, j'ai sorti le bouquin de ma poche. Je l'ai ouvert, commençant tout d'abord par déchirer les pages sur lesquelles j'avais annoté quelques mots. Mes potes de galère me regardaient faire, pensant que ce n'était qu'une divagation de plus, que j'avais sans doute trop bu, alors, d'un air condescendant, l'un d'eux me dit « Arrête ! Tu brûles Nietzsche !! »

J'ai souris en entendant ces mots. J'ai souris, et, comme une folle, je me suis mise à rire, les insultants, les traitants comme les sous-êtres qu'ils étaient, de nazis et mieux encore, d'êtres radicalement normaux. Quoi de pire insulte que de dire à un pseudo nihiliste nietzschéen qu'il n'est qu'un être normal, dans l'erreur, comme tellement d'autres.

C'est alors que j'ai jeté ton ouvrage au feu. Friedrich, j'ai fais flamber tes mots qui sonnaient tellement creux. Ton papier était favorable à la combustion et je déclenchais les cris. Ça heurtait ma tête et partait se perdre au milieu du brasier. Je leur apprenais à philosopher à coup de lance flamme, à tout ces cons. Un livre, puis deux. Au troisième c'était trop insoutenable, la chaleur enveloppait les corps moites et l'alcool allumait les esprits vertueux de mes camarades qui se croyaient insoumis. L'un d'entre eux me cria d'arrêter au moment même où mon troisième livre allait se transformer en cendres, il voulu l'attraper au vol et déséquilibré par tant d'action qui le sortait de sa torpeur molle habituelle, il trébucha et parti tête la première dans le foyer brûlant.

Ça en faisait déjà un de moins, que je me disais. D'autres coururent le sortir de là et c'était l'occasion d'achever enfin mon massacre. A coup de vodka dans les flammes, je les arrosaient et ils flambaient à présent, illuminés d'une couleur nouvelle tes disciples en avaient fini d'être terne. Ils étaient là, cinq étoiles filantes dans la nuit et s'affaissant sur le trottoir - l'endroit d'où ils n'auraient jamais du sortir.

J'ai attendu que plus rien ne bouge et que les cris cessent enfin, jetant un dernier ouvrage sur leurs corps calcinés « Ecce homo - Comment on devient ce que l'on est. » Trouvant ce dernier acte très amusant, je suis repartie, lire d'autres auteurs, quels qu'ils soient, j'ai toujours préféré les ordures aux imposteurs, ils ont au moins le mérite de s'assumer.

Nietzsche, cela faisait déjà un moment que je ne te considérai plus comme une idole, ce sont alors tes disciples que j'ai éliminé.