Con comme la lune

Le 17/04/2007
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par Winteria
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Thèmes / Polémique / 2007
Winteria fréquente vraiment trop Glaüx. Ce texte, on dirait une version light(et en prose) du chef d'oeuvre 'on raconte' : fumeux, lourdaud, bien écrit et mystérieux. Avec cette même ambiance de folie malsaine et surréaliste. Le postulat de départ imbécile et le titre ont du mal à égayer ce qui reste un texte profondément sombre et sérieux. Et un chouette.
Il est dit qu'au centième jour d'un an incertain, un homme (son existence, bien que contestée, est vraisemblable) entreprit de consigner dans un gigantesque répertoire, toutes les choses de l'univers. Et cela est vrai, Frère, aussi vrai que la nuit nous mue en ombres.
Il s'usa maintes fois les yeux à l'ombre des tombeaux millénaires des rois déchus, s'éroda l'esprit pour mener à son souvenir nombre de faits errants dans la nasse de l'amnésie collective ; il cotoya les peuplades de mille passés révolus, et à sa langue maternelle, il préféra les dépouilles d'innombrables idiomes que l'on pensait oubliés. Peu importait le présent : il était à portée de main. Et s'il ne pouvait faire obstacle à l'avancée du temps, il arrêterait son formidable constat à la date où lui vint son dessein ; ainsi grava-t-il en sa paume la date du 10 avril, afin de ne jamais devenir témoin du temps, qui passe.
Fut finalement affûté l'ultime vers, et achevée son oeuvre, incommensurable, mais fruit de labeur, de constance et de génie. Il y avait là une extraordinaire quantité de feuillets, et certains - les plus anciens - jaunissaient déjà. On raconte que cet homme, qui de nous avait tout écrit, savourant alors en son corps exténué les délices de l'achèvement et de la quiétude, leva les yeux au ciel et s'aperçut, accablé, que dans son ouvrage, il avait ommis la Lune. Il fut saisi d'un incoercible remord ; de colère aussi : il brûla ses élucubrations, et le feu dura trois jours, et trois nuits. Jusqu'à ce que s'éteignent les cendres, il hurla à la mort ; certains disent à la Lune.

Les ans défilèrent, changèrent les usages et les gens. Les amis du poète ne recevaient plus de lui que de courtes suppliques où il réclamait des vivres. Certains (ceux qui avaient ouï sa longue complainte, en vérité) subvinrent avec zèle à ses besoins ; les autres en firent un paria. Ainsi subsistait, dans les faubourgs, trace de celui qui avait voulu changer en mots notre condition, et de son terrible sort. On veilla à ce que chaque enfant entendît l'histoire du sire Connleth (car tel était son nom), pour que jamais il ne manquât l'essentiel ; on prit garde à tout, et conséquemment, la cité prospéra.
L'homme, saint dans sa peine, reparut finalement aux yeux du monde, et fut acclamé promptement. La foule lui fit mille offrandes, et on le bénit au moins autant de fois. De ses cadeaux, il ne garda qu'une vaste cape violacée (il était alors quasiment nu) et, n'ayant que faire des grâces qu'on lui rendait, s'en fut.
"Vers l'Orient", dit-il. Et le peuple se tut, tandis qu'il s'éloignait à l'Est.

Bien des mois plus tard, alors que l'essor de la ville connaissait son apogée, une étrange rumeur naquit au Sud des interminables plaines glacées de l'Empire Russe. Le bruit courut, à travers l'impérial ottoman ; des Balkans, il atteint le Saint-Empire ; là, il fut entendu de nos aïeux. La nouvelle disait qu'un homme seul (et l'on entendait là qu'il se trouvait démuni de tout bien matériel) avait gravi les farouches saillies orientales. De ses mains nues. Il advint que l'itinéraire de cet homme, flanqué seulement d'une robe violette, croisa celui d'un indigène, qui s'enquérit :
"Où vas-tu, étranger ? Là-bas, il n'y a rien que de hauts pics que ton maigre habit ne saurait te faire traverser.
- Je m'en vais là-haut, ami, droit vers l'astre nocturne."
Nul à la cité n'y crut. En vérité, tous se le défendirent : leur temps n'était plus au doute, il leur fallait être fiers et pragmatiques. On cessa de chanter les louanges de Connleth, et l'on étouffa la rumeur. Il devait en être ainsi, et cela sonna comme une fin. En vérité, il ne s'agissait là que d'un commencement.

On vit bientôt la Lune en plein jour. Le phénomène alarma le plus grand nombre, et ceux-là se barricadèrent chez eux, se lançant dans des logorrhées de supplications adressées à tous les dieux, ou ils brûlèrent mille idoles païennes. Et chaque matin, dès l'aube, on voyait poindre à toutes les fenêtres de la ville les faces éplorées des habitants, qui réalisaient avec grande peine l'inefficacité de leurs génuflexions face à l'inexorable persistance de la boule de safran dans la haute voûte céleste.
À l'inverse, certains exultèrent, voyant là le signe annonciateur d'une grande révolution divine aux principes ésotériques. Durant les longs mois que dura la déviation de la platine, les quartiers isolés devinrent les berceaux d'un nombre considérable de cultes astraux. Ils honoraient les deux disques, postés dans un même firmament, blâmant ceux qui les fuyaient. On se blâma, on se querella, on combattit ; on alla jusqu'à mourir, sur d'immenses bûchers aux cieux ouverts.
Quand venait la nuit, il ne restait au ciel que les étoiles.
Aucun ne nota, pas même les plus doctes, que lentement (mais inexorablement), la Lune convergeait vers l'aveuglant Soleil.

Enfin, ce fut un épouvantable brasier céleste. On vit la forme ronde s'enflammer, comme si elle avait été faite de paille. Puis ce fut une foudre rougeoyante qui fondit ciel et terre ; du rouge, partout. Il n'y eut nul bruit, en réalité : juste un silence aveuglant et pénétrant. Enfin, quand tout ce tumulte eut cessé, il ne restait rien de la Lune. Rien d'autre que d'impossibles poussières étendues dans l'espace. L'éclair grenat avait emporté avec lui la cité, dont il ne restait que des gravats fumants. Ses habitants, dont le devenir reste à ce jour inconnu, avaient disparu. D'un battement de flammes, tout avait été soufflé.

C'était le poète qui, monté au ciel, avait conduit la Lune à sa fin.

Aujourd'hui nous rampons, la nuit venue, à la faible lueur des étoiles ; le jour, notre seigneur, finit toujours par décliner. L'un des nôtres s'en est allé, l'autre jour, voir si le Soleil y pouvait quelque chose.