Retour au syndrome d'Icare

Le 23/04/2007
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par Mill
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Thèmes / Obscur / Introspection
Oh putain ce que c'est assomant. Bordel de merde, ces pédés qui cherchent à isoler des scènes de beauté fugace (ou je ne sais quelle autre sensation pour larves) de quelques traits de leur plume poétique de pute, je les encule à coups d'extincteur. Et que ça remue le fion, et que ça lève le petit doigt, et que ça se touche le zizi délicatement. Raah, mais raah !
    Il tient le stylo entre le pouce et l'index de sa main droite, un PILOT BP-S à pointe fine, mais celle-ci n'ose abreuver le quadrillage du papier qu'il affectionne. Ses yeux fixent le néant bien réel d'un horizon fictif, et c'est son regard intérieur, plus que sa plume ou ses doigts, qui trace, sur l'invisible support de l'air environnant, les caractères informes de son récit biblique.
    Il écrit ou bien il rêve, ou bien peut-être rêve-t-il qu'il écrit, qu'un monde existe ou existait, par là-derrière, ailleurs, où décors et paysages avaient ceci en commun que les uns comme les autres variaient du jour au lendemain, l'on s'endort sous un arbre et l'on s'éveille enfoui dans les ténèbres d'une grotte, vallées et collines disparaissent le soir, et l'aube accueille une plaine, un océan, une cordillère sans pour autant surprendre la faune qui habite ce chaos multiforme et changeant.
    Il sourit lorsque apparaissent les personnages illustres de sa nouvelle dénuée de corps, deux êtres humanoïdes, jumeaux ailés, danseurs célestes, murmure-t-il sans entrouvrir les lèvres, dont la fonction sociale consiste à émerveiller ses semblables. Les deux frères alternent boucles et spirales, chorégraphies verbeuses ou frénésies cinglantes et simplistes, mêlant barbarismes de tout poil aux plus belles lettres gestuelles, provoquant l'émotion au détour d'un tourbillon de plumes papillonnées, de voltige enlevée, l'auteur se tait et contemple.
    Mais sans péripétie, point de récit, et l'auteur, peintre-écrivain, sculptant son âme sur du vent, décide, éploré, d'amputer le plus doué des frères, celui qui, manifestement, compose les danses spatiales, imagine les mouvements, accouche des partitions de leurs joutes volatiles. Il hésite. L'accident survient un soir, lors d'une prestation qui se voulait spectaculaire, un maître-sorcier rétrograde récite une formule qui ôte tout pouvoir au jumeau en question, et ce dernier, comme le veut le scénario qu'il a conçu lui-même, mimant sa propre mort, mais nullement protégé par une magie qu'il croyait inviolable, s'écrase sur la terre meuble, quoique douloureuse, tuant ses ailes de papillon ou d'oiseau - l'écrivain n'est pas sûr de lui et se refuse à toute description définitive.
    La suite apparaît confuse. L'auteur s'engage plusieurs fois en impasses, voies sans issue, chemins de terre ne menant nulle part, il se rétracte et s'énerve, puis reprend le fil là où il l'avait tranché, et, patiemment, recoud la trame de son histoire non-écrite, cueillant sa victime invalide, la soignant comme il peut, la malmenant, marionnettiste éhonté, de façon à en tirer cette saveur qui plaît tant au lecteur lorsqu'il se reconnaît dans un personnage, pourtant fabriqué de toutes pièces. Le danseur ailé se recycle donc maître-sorcier, usant de tours de passe-passe et de sorcellerie, d'enchantements et autres trucs, dans le cadres de celles qui deviendront ses plus belles créations. L'écrivain se prend au jeu et s'imagine, illusoire et allusif, décrivant des ballets aériens qui représenteraient la genèse d'un monde ou d'un univers, qui mettraient en scène des dizaines de danseurs, dont les mouvements, à la fois secs et coulés, mêleraient contemporain et classicisme, plus mille autres étiquettes réinventées, réinterprétées, rescapées de nul ne sait quel dictionnaire.
    Mais le fil du récit se lie sans se lire, des noeuds apparaissent ça et là, et l'écrivain, stupidement, croit tenir la combinaison exacte. Le chorégraphe chorégraphie sa frustration, sublimant ses angoisses et son mal-être à coups de sorts jetés quasiment au hasard, mais c'est d'un hasard sans coïncidence qu'il s'agit, puisqu'un dieu vivant rêve la scène, décide pour deux, voire davantage, et n'en déplaise au Borges-écrivain, il n'est pas d'autre dieu et pas d'autre échiquier.
    L'histoire rebondit pourtant lorsque l'auteur s'est totalement identifié à son personnage, ce qui l'incite à le diviniser, et cette créature, devenue créatrice, ambitionne d'offrir à ses valses et menuets une structure plus stable, un plateau scénique plus immuable que cette curieuse planète qui n'ose jamais courir le risque de demeurer elle-même plus d'un jour à la suite. Le chorégraphe, maître-sorcier, ancien danseur y parvient, nul besoin de s'interroger sur le pourquoi de la chose, ni sur les moyens usités. L'auteur ne manque pas d'arguments, il se réfute lui-même, s'auto-objecte à chaque seconde, et plus il se contredit, plus l'histoire s'érige et se fonde sur une montagne de paradoxes inconséquents.
    Le point de non-retour semble franchi, d'un côté comme de l'autre de la frontière de l'imagination, lorsque le créateur autorise son reflet à envisager d'autres modifications, plus radicales et globales. Celles-ci prennent corps - c'est une image - sous les yeux d'une réplique, et c'est d'un miroir que je parle, c'est-à-dire du frère dont les ailes, prodigieusement habiles, n'ont pas subi le même sort que celles de l'original. Le procédé, simpliste mais toujours efficace, semble ravir la main qui tient la plume qui nous trame, et offre au lecteur improbable, mais quelque peu essentiel, un point de vue proche du sien, une opinion plus que banale et moyenne, car l'écrivain a choisi de tuer son personnage. Seul le frère est présent, on le suit, on l'habite, nos yeux empruntent ses orbites pour observer planètes, galaxies et trous noirs.
    L'encre semble couler seule hors de l'encrier; elle joue au goutte-à-goutte par l'intermédiaire d'une paume qu'une série de doigts relie à une page en bois blanc, et sur cette page-écran, l'écrivain, qui déjà, paraît-il, s'est aveuglé lui-même, car créature-créatrice, donc mutante et mutine, entame sa période mystique alors que le jumeau-témoin découvre, sur le panneau de commande de sa navette SF, le schéma noueux dénoué d'une carte universelle: au centre, une boule inconnue, de la taille d'un atome qui avalerait mille soleils, et autour, des myriades, que dis-je, des infinités de neutrons et protons, autant de lunes et planètes, le tout signé de main de maître, et l'auteur, incrédule, ne sait plus s'il écrit, ou si, au fond et au-delà, c'est une phrase qui l'a mis au monde, au beau milieu d'un ballet aérien, du temps où les plumes de ses ailes...