L'Immeuble 1 - Troisième étage

Le 14/07/2007
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par Nico
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Rubriques / L'immeuble
Si l'ambiance surréaliste et quasi-absurde du texte est posée dès les premières lignes, on a l'impression que le reste ne sait pas trop où aller, ni surtout comment y aller : l'humoristique côtoie l'ultra-malsain, mais sans que l'un ou l'autre ressorte suffisamment pour qu'on distingue la fin du moyen. Et au final, ça gâche un peu les deux aspects. C'est pas grave, y'a de bonnes idées, un début, un milieu et une fin. À lire.
- Troisième étage.
Je fais une grimace.
- Qu’est-ce qu’il y a au troisième étage ?
Le groom me regarde comme un prof foudroie du regard l’élève qui n’a pas bien appris sa leçon.
- Le cimetière !
- Au troisième étage ?
- Eh bien oui ! Qu’est-ce qu’il y a ?
- Euh… rien.
Je sors de l’ascenseur dont les portes se referment derrière moi. La pièce est terriblement sombre. Il n’y a, pour tout éclairage, qu’une sorte de tableau en néon représentant Dieu, l’air pas content, un rouleau de pâtisserie menaçant dans les mains.
A gauche je distingue une porte, un peu de lumière filtre par en dessous. Je l’ouvre et me retrouve dans une pièce verte avec de grandes armoires métalliques. Une morgue. Une étiquette jaunâtre est collée sur chaque large tiroir. « Jacques Dujardin. Syphilis rétinienne ». Je continue à parcourir les armoires. « Jean Glaoucs. Staphylocoque vert-pomme », « Lamia Narka. Cancer éthylique », « Ralf Winter. Accident de campagne »…
- Vous cherchez quelque chose ?
Je me retourne. Un vieil homme au visage ravagé me regarde, sur le seuil de la porte.
- Non je voulais juste voir le cimetière.
- Pourquoi ?
- Je ne sais pas. Comme ça.
- Alors suivez-moi.
Le vieil homme, qui sent mauvais, m’entraîne dans une autre salle, très grande cette fois-ci. Sur le devant il n’y a que de la terre mais un peu plus loin on peut voir de larges rangés de tombes grises. Je frissonne.
Au dessus d’un tas de sac d’engrais et d’outils de jardinage, trône une sculpture du Christ, les bras en croix, les jambes aussi.
- Et vous faîtes quoi ici ? demandai-je au vieux.
- Je suis le jardinier du cimetière, répondit-il.
- Ca doit être un beau métier.
- Beau ? Fatiguant surtout ! Vous croyez qu’on fait pousser des cadavres comme des tomates ?
- Pousser des cadavres ?
- Eh ben oui ! Comment voulez-vous remplir toutes ces tombes sinon ?
- Ah… en effet.
Le vieux se met à marcher dans les allées du cimetière. Je le suis.
- Personne ne meurt dans l’immeuble. On est là pour toujours. Et pourtant, il faut remplir les tombes.
- Pourquoi ?
- Parce que c’est mon métier.
- Mais tous ces morts que j’ai vu dans l’autre salle…
- C’est la dernière récolte. Je les entrepose un peu dans la morgue pour faire bien. Pour faire vrai. Pour faire comme avant.
- Avant ?
- Ah non hein ! Pas de questions existentielles ! Je vous connais vous les nouveaux. Vous commencez par demander innocemment aux vieux « avant ? » et puis ça finit toujours en « mais on est où ici ? » et j’ai l’air con parce que j’en sais rien.
Au loin, un orgue se met à jouer tout seul. Il entame la Neuvième Symphonie. Le vieux se dirige immédiatement vers lui. Je le suis. En passant il décroche un regard réprobateur au Christ qui bat du pied.
- Tss… pas capable de rester en place… finira par faire tomber ses clous… qui c’est qui devra les remettre ? C’est bibi… Comme si je n’avais pas déjà assez de boulot…
- Qu’est-ce que cela signifie quand l’orgue se met à jouer ?
- Si il joue la Neuvième Symphonie c’est qu’un cadavre est bien mûr et qu’il faut le récolter. S’il joue La Chevauchée des Valkyries c’est que les toilettes sont encore bouchées. Enfin, mais ça n’est encore jamais arrivé, s’il joue la Toccata en Ré mineur, c’est que l’heure du Jugement dernier est arrivée. Dieu m’en garde !
- C’est vous qui l’avez construit ?
- L’orgue ? Oh non. Il était déjà là. Heureusement il y avait un mode d’emploi. Excusez-moi, je dois m’occuper du cadavre. Vous devriez partir, il se fait tard.
- Vous avez l’heure ?
- L’heure ? Parce que vous croyez que le temps passe ?
- Alors il ne peut pas être tard.
- Si.
- Dans ce cas je vais vous laisser. Désolé de vous avoir dérangé.
- C’est tout naturel.
Le vieux se dirigea vers ses outils de jardinages en fredonnant la Neuvième Symphonie. Je sortis par une petite porte rouge capitonnée. Au passage, je remarque qu’il est inscrit dessus « Autopsie sur corps vivant en cours ».
A l’intérieur, une énorme machine grise fait un bruit assourdissant. Une feuille traîne par terre, je la ramasse. « Recherche volontaires pour autopsie sur corps vivant. Vous inscrire ici. Belle sépulture garantie. ».
Prudemment je m’approche de la machine. Je ne sais pas si c’est la meilleure chose à faire. Selon toute vraisemblance elle est en marche. Je fais le tour en conservant une distance raisonnable. Soudain, j’aperçois une vitre qui doit permette d’observer ce qui se passe à l’intérieur. J’avale ma salive. Je m’approche.
Un visage. Un corps. Des tuyaux. Des seringues. Des scalpels. Des yeux.
Dans la machine, un homme attaché. Un homme ouvert de partout, entaillé avec précision au ventre, à la tête, aux jambes, au cœur. Un homme que l’on devine malgré qu’il lui manque deux doigts, un œil, des dents, une testicule et quelques organes. Une bouche grande ouverte dont les hurlements sont étouffés par le bruit de la machine. Un homme conscient. Des tuyaux pour aspirer le sang. Des bras mécaniques s’affairent sur tout son corps, ouvrant, prélevant, manipulant, refermant.
Je me recule lentement, incapable de détacher les yeux de la vitre, jusqu’à cogner un tableau électronique derrière moi. Je sursaute, je me retourne.
« Durée de l’opération en cours sur corps vivant : 30 jours, 6 heures, 20 minutes.
Record avant mort du patient : 216 jours, 2 heures, 15 minutes.
Pénurie d’anesthésiant depuis : 32 ans, 9 jours, 12 heures, 40 minutes »

Je ne sais pas ce qui m’a pris. Je me suis mis à courir. Courir. Courir. Je retourne dans le cimetière. Je cours entre les rangés de tombes à en perdre haleine. Le sang raisonne dans mes oreilles, ma vue s’obscurcit, mon cœur me fait mal. Je reverse des sacs d’engrais.
- Rattrapez-le !
Je me retourne. Un groupe d’hommes en blouse blanche se met à courir après moi. Leurs visages sont hideux, difformes, leurs mains gigantesques, leurs poches pleines d’instruments tranchants qui brillent.
Je ne sais pas ce qui m’a pris. Je me suis mis à crier. Crier. Crier.
L’ascenseur. Je me remets à courir, empreinte des couloirs au hasard. Au loin j’entends La Chevauchée des Valkyries. Il faut quitter cet étage. Je jette un coup d’œil derrière moi. Ils gagnent du terrain. Je sais que je ralentis. Je fatigue. Mon corps est à bout. Je ne vois presque plus rien. Des images passent devant mes yeux. Un unique œil révulsé de douleur. Une bouche tordue par la souffrance. Des bras mécaniques. Des mains attachées.
J’arrive dans un grand couloir, comme un couloir de prison. Des deux côtés, des rangés de cellules. Des bras anonymes sortent des barreaux et tentent de m’attraper. Je ramasse une barre métallique et casse tous les poignets qui s’approchent de moi.
« Cellule 15 : Volontaires pour crémation de corps vivant
Cellule 17 : Volontaires pour assassinat sur corps vivant » etc.
Un peu plus loin, des hommes gigotent dans des sacs suspendus au plafond. Comme des fruits géants. Ils crient des choses incompréhensibles. Ils doivent avoir des baillons. Je me baisse pour éviter les coups de pieds.
Je m’effondre par terre. J’entends les cris des hommes en blouse blanche qui se rapprochent. Je n’en peux plus. Je n’arrive pas à respirer.
L’ascenseur. Ma tête tourne mais j’arrive à me relever. Il est juste là, juste en face. Je titube. Il est juste là. Encore quelques pas. J’appuie sur le bouton, les portes s’ouvrent instantanément.
- A quel étage puis-je vous déposer ?
- N’importe où…
Ils sont à dix mètres et les portes sont toujours ouvertes.
- Il me faut un étage précis.
- Septième !
- Il n’y a pas de septième étage. Cela passe du sixième au huitième.
Cinq mètres. Portes ouvertes.
- Huitième alors !
- C’est parti !
Les blouses blanches tentent de bloquer les portes mais elles se referment tout de même. Cinq doigts coupés tombent et l’ascenseur monte.