Elle adore la musique. Elle respire la musique. Elle me disait que la musique la pénétrait jusqu’aux endroits les plus fragiles de son ventre, qu’elle la désarticulait comme un rouleau qui déferle, mais un rouleau qui l’aurait traversée toute en lui emportant les entrailles.
Moi je veux bien. Et puis ça m'a inspiré.
Elle a aussi le souci du détail. Il fallait que tout soit adéquat, chaque jour, à chaque moment. Adéquat, c’était son mot. Que chaque petit détail soit en harmonie avec le tout. Adéquat.
Alors pour le garrot, j’ai pris une corde neuve de violon. Un mi. Et pour aller au bout des choses, j’ai commandé à mon luthier une belle corde à l’ancienne, en boyau de chat. Il a dû la commander à l’étranger. Mais j’y tenais. Je sais qu’elle sera sensible à mon geste.
Il n’y a pas de fond musical parce qu’elle aurait détesté qu’il y ait un fond musical. Elle, la musique, elle l’écoute. Elle ne l’entend pas, elle l’écoute. Elle me disait souvent qu’elle ne pouvait pas faire autrement. Lorsqu’ils la traversent, les sons l’accaparent. Elle ne peut pas fuir un son. Dans les ascenseurs même, ou les supermarchés, je la voyais rêveuse, de plus en plus perdue, et de plus en plus irritée. Si je lui parlais, elle ne m’écoutait pas, elle grognait pour me faire taire. Elle pouvait être captivée même par l’easy-listening ; elle haïssait cette bouillie, mais elle s’y empêtrait l’esprit, sans pouvoir s’en libérer.
J’ai acheté de bons micros. Et tant pis pour le prix. Je voulais un son rond, lourd, qui rende avec clarté toutes les nuances, les claquements, les notes liquides, tout. Des micros pour équiper les violoncelles ou les contrebasses, de très bons micros, des micros pour le jazz et les bois nobles.
Le chevalet, je l’ai commandé au luthier, lui aussi. Quand j’ai demandé un chevalet en palissandre, il a levé un sourcil. Je lui ai dit, bien sûr, que c’était pour elle, pour son cadeau, qu’il y avait la table basse en palissandre de son séjour, celle sur laquelle j’avais laissé ma première lettre d’amour, celle où l’on a fait l’amour si souvent, celle où j’écrivais en l’attendant, où elle posait son verre en soupirant, au retour du travail, celle dans laquelle s’incrustaient les longs silences de la nuit vide quand elle ne rentrait pas, celle qui s’était imprégnée de sa musique plus obsédante encore que le silence, celle qu’un jour j’ai lancée contre la fenêtre et qui l’a traversée après avoir effleuré la pommette de Marie, celle que j’ai récupérée en souvenir de tout. Il n’a pas compris, mais il l’a fait, mon chevalet en palissandre. Posé sur une base large et très concave, un brin plus gros qu’un chevalet d’alto, avec seulement deux encoches, tel que je l’avais demandé. Du beau travail.
Le caméscope, matériel haut de gamme. L’amplificateur, capable de lancer trois cents watts dans l’atmosphère. Colophane neuve. Le bracelet pour fixer le micro, en argent massif en forme de C, trouvé dans la boutique de bijoux anciens qu’elle aimait tant et dont venait sa bague. Pour l’archet aussi, j’ai été sentimental. J’ai préparé celui en bois d’amourette, l’archet qu’elle m’avait offert au tout début. Je l’ai bien nettoyé, tendu, colophané, et posé près de moi. Je sais qu’elle le reconnaîtra aussi, au premier coup d’œil.
Bien. Ni lumière directe, ni musique. Table basse parallèle au canapé. Caméscope sur son trépied, derrière la table basse. Je m’assois au milieu du canapé et j’ai l’objectif à hauteur de mon visage, là-bas, à trois mètres. Sur la table, j’ai mon archet à droite, et la colophane pour faire joli, puis le chevalet posé bien droit ; à peu près au milieu, la barrette de micros déjà fixée sur le bracelet, et reliée par un câble à son ampli et à l’ordinateur, hors champ. Tout à gauche, la corde de violon encore enroulée sur elle-même, et à côté, mon scalpel neuf.
Je respire. J’ai le sentiment que ma vie commence ce soir, qu’elle va commencer au moment précis où j’aurai pris la télécommande du caméscope, où j’aurai souri, et où j’aurai appuyé sur la touche « enregistrement », sans cesser de sourire. Maintenant.
Je me sens bien. Je repose la télécommande sous la table. Joyeux comme un gamin, je regarde l’objectif quelques secondes, les mains sur les cuisses. Puis je baisse les yeux sur la table et je prends la corde de violon. Je la déroule et, le regard à nouveau sur l’objectif, je noue mon garrot sur le haut de mon bras gauche, au-dessus de la masse du biceps, en m’aidant de mes dents pour serrer les nœuds. Je souris tant bien que mal, je ris même un peu. C’est difficile mais je m’étais entraîné. Enfin, je tends mon bras gauche en avant. Je le garderai tendu à l’horizontale jusqu’à la fin du film.
Je saisis le scalpel de la main droite. Je commence l’incision à l’endroit prévu, deux centimètres au-dessus du pli intérieur de mon coude gauche, du côté extérieur, dans la partie flasque du bras. En descendant, je relâche la pression pour ne pas sectionner les veines secondaires, et je prolonge de sept centimètres après le pli du coude, sur l’avant-bras. Je relève le scalpel et je pratique une incision perpendiculaire, trois centimètres, vers la droite. Inévitablement, je touche quelques veinules, mais superficielles. Je saigne un peu. Comme mon bras est maigre, je n’ai pas de mal à remonter ensuite vers le pli du coude, en suivant une ligne parallèle à la première incision, et en évitant d’entamer les veines principales : je les vois comme sur un écorché. Une fois le coude dépassé, lorsque ma troisième incision est remontée au niveau du départ de la première, je relève ma lame. Je la pose sur la table. Avec attention, je passe deux doigts sous la base du lambeau, sur l’avant-bras, et je le saisis fermement entre le pouce et l’index pouce. Puis je tire. La peau résiste un peu, elle adhère, elle fait ventouse, mais le lambeau vient. Une fois qu’il est soulevé entièrement, je prends l’extrémité entre mes dents pour la maintenir, délicatement, et le scalpel à nouveau dans ma main droite ; je coupe la base d’un trait net, perpendiculaire aux deux incisions longitudinales, sans barbes ni accrocs. Je repose le scalpel sur la table, à gauche ; le lambeau, je le pose à côté, là où était la corde de violon. Une place adéquate.
Après un grand soupir de soulagement - c’est beaucoup de stress, cette histoire - je prends le bracelet. Je le montre un instant en souriant d’un air enjoué. Je le repose. Je prends le chevalet à la place, et je le montre lui aussi. Je le repose. Je prends enfin l’archet, que je manie quelques secondes, de ci de là, en rêvant. Je le repose.
A présent, la partie difficile. Il faut préparer les cordes. Je reprends le chevalet mais cette fois entre deux doigts, l’auriculaire et l’annulaire droits. Je les replie sur ma paume, en retrait. Il me reste le pouce, l’index et le majeur pour les cordes. C’est difficile, mais je prépare ce moment depuis des années. Je sais exactement les gestes. Les gestes adéquats. Je place mon pouce en appui trois centimètre au-dessus du pli du coude - un centimètre au-dessus de l’incision, donc. Je tourne ma main paume vers le sol, et je glisse doucement index et majeur sous les deux grosses veines du coude, en m’aidant de mes ongles au départ puis en pivotant la main peu à peu jusqu’à la rendre perpendiculaire à mon bras gauche, la paume toujours vers le bas. Les veines se tendent et rendent des sons étranges en moi, des déchirements presque solides, des cris aigus, des éclatements. Je n’arrive pas à retenir un « aah » qui me sort du fond du ventre. Mais les deux veines se soulèvent comme je le souhaitais. Une fois qu’elles sont à cinq centimètres du bras environ, arrive le moment crucial. Je déplie très lentement auriculaire et annulaire, et je porte le chevalet vers le creux où il doit s’insérer. J’ai dû répéter ce geste à vide deux cent fois chaque jour, depuis des mois et des mois. Mon index et mon majeur, mécaniquement, se relèvent, et laissent la place au chevalet en tendant encore les veines. Je réussis plus aisément que prévu à glisser le chevalet, à plat pour le moment, mais dans le bon sens. La base est déjà là où elle doit être. Je retire mes doigts de dessous mes veines, en prenant garde à ne pas les faire claquer à la fin pour ne pas les abîmer. Je les laisse rouler sur mes ongles pour adoucir la fin de la descente, en sortant chacun des deux doigts. Je respire profondément. Je me concentre ensuite et je finis la pose du chevalet : je repasse sous les deux veines, mais avec mon seul index et trois centimètres devant le pli du coude, avec la même méthode. Je lève, et de mon pouce et du majeur, je redresse le chevalet, très lentement, pour ne pas blesser les cordes. Une fois qu’il est droit, à même les muscles, sur le pli du coude, parfaitement positionné, je relâche progressivement les deux veines, en surveillant leur tension, et en prenant garde à bien les insérer dans les deux encoches arrondies. Mon avant-bras vient vomir des cris de chauve-souris jusque sous la peau de mon crâne, je libère divers « oh » et « ha » d’étonnement animal, mon anus vibre et transpire à en tremper mon pantalon, mais j’ai réussi. Je ressors ma main droite, et je présente mon bras équipé à la caméra. Je sens mon sourire se crisper un peu, mais j’ai presque fini.
Je prends le bracelet où sont fixés les micros, sur la table. Je n’ai qu’à insérer le C du bracelet par le côté, pour le faire pivoter ensuite et amener la barrette sous les cordes. Enfantin. Je ris un peu, en montrant mon instrument à l’objectif. Et je prends enfin l’archet. Je me redresse.
C’est très facile. Lorsque je tends mon bras en serrant mon poing, les veines, déjà distendues, sont tirées plus encore et le son est plus aigu. Lorsque je replie légèrement mon bras, les veines prennent du mou, et le son devient plus grave. Evidemment, il faut d’abord essuyer proprement les cordes et les saupoudrer de talc. J’avais tout prévu sous la table.
Je commence. Très lentement. En offrant mon sourire le plus lumineux à la caméra. Mi, la, silence. Sol, la, silence. Si, fa, si, silence et jeu de sourcil aguicheur ; et grand tirer-pousser sur le la-sol-fa-sol-laaaa. Et on reprend, avec les paroles. Love me tender, love me sweet, never let me go. Et un sourire. For my darlin’, I love you - sourire - and I always will. Ad libitum sur le laaaa. Je sais, je trahis les couplets. Mais c’est adéquat.
Tout s’est passé merveilleusement. Je souris une dernière fois, j’éteins le caméscope avec la télécommande, et je me détends. J’ôte le bracelet, le chevalet, je jette un flot de teinture d’iode sur mon bras, et je pose un pansement provisoire. Je vais à l’ordinateur pour vérifier que l’enregistrement s’est bien passé. Tout est parfait. Je compresse ma vidéo dans un fichier, je la nomme a_voir_ensuite.mpg, je la charge en pièce jointe à un courriel, ainsi que le fichier son, que je nomme cadeau.mp3. Je tape l’adresse de Marie dans le champ du destinataire, et j’ajoute un petit mot :
« Mon Amour ; tu vois, je n’ai pas oublié notre chanson… Je suis enfin sorti, et tu sais, je t’aime encore, plus encore qu’au premier jour. A bientôt ! Je recouds, et j’arrive, j’ai besoin des tendons de ton épaule pour la partie de basse. - Jean ».
Elle a aussi le souci du détail. Il fallait que tout soit adéquat, chaque jour, à chaque moment. Adéquat, c’était son mot. Que chaque petit détail soit en harmonie avec le tout. Adéquat.
Alors pour le garrot, j’ai pris une corde neuve de violon. Un mi. Et pour aller au bout des choses, j’ai commandé à mon luthier une belle corde à l’ancienne, en boyau de chat. Il a dû la commander à l’étranger. Mais j’y tenais. Je sais qu’elle sera sensible à mon geste.
Il n’y a pas de fond musical parce qu’elle aurait détesté qu’il y ait un fond musical. Elle, la musique, elle l’écoute. Elle ne l’entend pas, elle l’écoute. Elle me disait souvent qu’elle ne pouvait pas faire autrement. Lorsqu’ils la traversent, les sons l’accaparent. Elle ne peut pas fuir un son. Dans les ascenseurs même, ou les supermarchés, je la voyais rêveuse, de plus en plus perdue, et de plus en plus irritée. Si je lui parlais, elle ne m’écoutait pas, elle grognait pour me faire taire. Elle pouvait être captivée même par l’easy-listening ; elle haïssait cette bouillie, mais elle s’y empêtrait l’esprit, sans pouvoir s’en libérer.
J’ai acheté de bons micros. Et tant pis pour le prix. Je voulais un son rond, lourd, qui rende avec clarté toutes les nuances, les claquements, les notes liquides, tout. Des micros pour équiper les violoncelles ou les contrebasses, de très bons micros, des micros pour le jazz et les bois nobles.
Le chevalet, je l’ai commandé au luthier, lui aussi. Quand j’ai demandé un chevalet en palissandre, il a levé un sourcil. Je lui ai dit, bien sûr, que c’était pour elle, pour son cadeau, qu’il y avait la table basse en palissandre de son séjour, celle sur laquelle j’avais laissé ma première lettre d’amour, celle où l’on a fait l’amour si souvent, celle où j’écrivais en l’attendant, où elle posait son verre en soupirant, au retour du travail, celle dans laquelle s’incrustaient les longs silences de la nuit vide quand elle ne rentrait pas, celle qui s’était imprégnée de sa musique plus obsédante encore que le silence, celle qu’un jour j’ai lancée contre la fenêtre et qui l’a traversée après avoir effleuré la pommette de Marie, celle que j’ai récupérée en souvenir de tout. Il n’a pas compris, mais il l’a fait, mon chevalet en palissandre. Posé sur une base large et très concave, un brin plus gros qu’un chevalet d’alto, avec seulement deux encoches, tel que je l’avais demandé. Du beau travail.
Le caméscope, matériel haut de gamme. L’amplificateur, capable de lancer trois cents watts dans l’atmosphère. Colophane neuve. Le bracelet pour fixer le micro, en argent massif en forme de C, trouvé dans la boutique de bijoux anciens qu’elle aimait tant et dont venait sa bague. Pour l’archet aussi, j’ai été sentimental. J’ai préparé celui en bois d’amourette, l’archet qu’elle m’avait offert au tout début. Je l’ai bien nettoyé, tendu, colophané, et posé près de moi. Je sais qu’elle le reconnaîtra aussi, au premier coup d’œil.
Bien. Ni lumière directe, ni musique. Table basse parallèle au canapé. Caméscope sur son trépied, derrière la table basse. Je m’assois au milieu du canapé et j’ai l’objectif à hauteur de mon visage, là-bas, à trois mètres. Sur la table, j’ai mon archet à droite, et la colophane pour faire joli, puis le chevalet posé bien droit ; à peu près au milieu, la barrette de micros déjà fixée sur le bracelet, et reliée par un câble à son ampli et à l’ordinateur, hors champ. Tout à gauche, la corde de violon encore enroulée sur elle-même, et à côté, mon scalpel neuf.
Je respire. J’ai le sentiment que ma vie commence ce soir, qu’elle va commencer au moment précis où j’aurai pris la télécommande du caméscope, où j’aurai souri, et où j’aurai appuyé sur la touche « enregistrement », sans cesser de sourire. Maintenant.
Je me sens bien. Je repose la télécommande sous la table. Joyeux comme un gamin, je regarde l’objectif quelques secondes, les mains sur les cuisses. Puis je baisse les yeux sur la table et je prends la corde de violon. Je la déroule et, le regard à nouveau sur l’objectif, je noue mon garrot sur le haut de mon bras gauche, au-dessus de la masse du biceps, en m’aidant de mes dents pour serrer les nœuds. Je souris tant bien que mal, je ris même un peu. C’est difficile mais je m’étais entraîné. Enfin, je tends mon bras gauche en avant. Je le garderai tendu à l’horizontale jusqu’à la fin du film.
Je saisis le scalpel de la main droite. Je commence l’incision à l’endroit prévu, deux centimètres au-dessus du pli intérieur de mon coude gauche, du côté extérieur, dans la partie flasque du bras. En descendant, je relâche la pression pour ne pas sectionner les veines secondaires, et je prolonge de sept centimètres après le pli du coude, sur l’avant-bras. Je relève le scalpel et je pratique une incision perpendiculaire, trois centimètres, vers la droite. Inévitablement, je touche quelques veinules, mais superficielles. Je saigne un peu. Comme mon bras est maigre, je n’ai pas de mal à remonter ensuite vers le pli du coude, en suivant une ligne parallèle à la première incision, et en évitant d’entamer les veines principales : je les vois comme sur un écorché. Une fois le coude dépassé, lorsque ma troisième incision est remontée au niveau du départ de la première, je relève ma lame. Je la pose sur la table. Avec attention, je passe deux doigts sous la base du lambeau, sur l’avant-bras, et je le saisis fermement entre le pouce et l’index pouce. Puis je tire. La peau résiste un peu, elle adhère, elle fait ventouse, mais le lambeau vient. Une fois qu’il est soulevé entièrement, je prends l’extrémité entre mes dents pour la maintenir, délicatement, et le scalpel à nouveau dans ma main droite ; je coupe la base d’un trait net, perpendiculaire aux deux incisions longitudinales, sans barbes ni accrocs. Je repose le scalpel sur la table, à gauche ; le lambeau, je le pose à côté, là où était la corde de violon. Une place adéquate.
Après un grand soupir de soulagement - c’est beaucoup de stress, cette histoire - je prends le bracelet. Je le montre un instant en souriant d’un air enjoué. Je le repose. Je prends le chevalet à la place, et je le montre lui aussi. Je le repose. Je prends enfin l’archet, que je manie quelques secondes, de ci de là, en rêvant. Je le repose.
A présent, la partie difficile. Il faut préparer les cordes. Je reprends le chevalet mais cette fois entre deux doigts, l’auriculaire et l’annulaire droits. Je les replie sur ma paume, en retrait. Il me reste le pouce, l’index et le majeur pour les cordes. C’est difficile, mais je prépare ce moment depuis des années. Je sais exactement les gestes. Les gestes adéquats. Je place mon pouce en appui trois centimètre au-dessus du pli du coude - un centimètre au-dessus de l’incision, donc. Je tourne ma main paume vers le sol, et je glisse doucement index et majeur sous les deux grosses veines du coude, en m’aidant de mes ongles au départ puis en pivotant la main peu à peu jusqu’à la rendre perpendiculaire à mon bras gauche, la paume toujours vers le bas. Les veines se tendent et rendent des sons étranges en moi, des déchirements presque solides, des cris aigus, des éclatements. Je n’arrive pas à retenir un « aah » qui me sort du fond du ventre. Mais les deux veines se soulèvent comme je le souhaitais. Une fois qu’elles sont à cinq centimètres du bras environ, arrive le moment crucial. Je déplie très lentement auriculaire et annulaire, et je porte le chevalet vers le creux où il doit s’insérer. J’ai dû répéter ce geste à vide deux cent fois chaque jour, depuis des mois et des mois. Mon index et mon majeur, mécaniquement, se relèvent, et laissent la place au chevalet en tendant encore les veines. Je réussis plus aisément que prévu à glisser le chevalet, à plat pour le moment, mais dans le bon sens. La base est déjà là où elle doit être. Je retire mes doigts de dessous mes veines, en prenant garde à ne pas les faire claquer à la fin pour ne pas les abîmer. Je les laisse rouler sur mes ongles pour adoucir la fin de la descente, en sortant chacun des deux doigts. Je respire profondément. Je me concentre ensuite et je finis la pose du chevalet : je repasse sous les deux veines, mais avec mon seul index et trois centimètres devant le pli du coude, avec la même méthode. Je lève, et de mon pouce et du majeur, je redresse le chevalet, très lentement, pour ne pas blesser les cordes. Une fois qu’il est droit, à même les muscles, sur le pli du coude, parfaitement positionné, je relâche progressivement les deux veines, en surveillant leur tension, et en prenant garde à bien les insérer dans les deux encoches arrondies. Mon avant-bras vient vomir des cris de chauve-souris jusque sous la peau de mon crâne, je libère divers « oh » et « ha » d’étonnement animal, mon anus vibre et transpire à en tremper mon pantalon, mais j’ai réussi. Je ressors ma main droite, et je présente mon bras équipé à la caméra. Je sens mon sourire se crisper un peu, mais j’ai presque fini.
Je prends le bracelet où sont fixés les micros, sur la table. Je n’ai qu’à insérer le C du bracelet par le côté, pour le faire pivoter ensuite et amener la barrette sous les cordes. Enfantin. Je ris un peu, en montrant mon instrument à l’objectif. Et je prends enfin l’archet. Je me redresse.
C’est très facile. Lorsque je tends mon bras en serrant mon poing, les veines, déjà distendues, sont tirées plus encore et le son est plus aigu. Lorsque je replie légèrement mon bras, les veines prennent du mou, et le son devient plus grave. Evidemment, il faut d’abord essuyer proprement les cordes et les saupoudrer de talc. J’avais tout prévu sous la table.
Je commence. Très lentement. En offrant mon sourire le plus lumineux à la caméra. Mi, la, silence. Sol, la, silence. Si, fa, si, silence et jeu de sourcil aguicheur ; et grand tirer-pousser sur le la-sol-fa-sol-laaaa. Et on reprend, avec les paroles. Love me tender, love me sweet, never let me go. Et un sourire. For my darlin’, I love you - sourire - and I always will. Ad libitum sur le laaaa. Je sais, je trahis les couplets. Mais c’est adéquat.
Tout s’est passé merveilleusement. Je souris une dernière fois, j’éteins le caméscope avec la télécommande, et je me détends. J’ôte le bracelet, le chevalet, je jette un flot de teinture d’iode sur mon bras, et je pose un pansement provisoire. Je vais à l’ordinateur pour vérifier que l’enregistrement s’est bien passé. Tout est parfait. Je compresse ma vidéo dans un fichier, je la nomme a_voir_ensuite.mpg, je la charge en pièce jointe à un courriel, ainsi que le fichier son, que je nomme cadeau.mp3. Je tape l’adresse de Marie dans le champ du destinataire, et j’ajoute un petit mot :
« Mon Amour ; tu vois, je n’ai pas oublié notre chanson… Je suis enfin sorti, et tu sais, je t’aime encore, plus encore qu’au premier jour. A bientôt ! Je recouds, et j’arrive, j’ai besoin des tendons de ton épaule pour la partie de basse. - Jean ».