Pravda psycho blues

Le 02/08/2007
-
par Mill
-
Thèmes / Obscur / Psychopathologique
Mill est dépassé. Pour créer une ambiance de zone, genre banlieue pourrie truffée de putes et de junkies, il tente l'argot de titi parigot, genre Renaud au début des 80s. Kitschos donc, mais le décalage avec l'histoire très sombre est intéressant. C'est de la tranche de vie bien pourrie, bien basique, agrémentée sur le tard d'une partie psychopatho pas mal foutue. Bon texte.
    J’m’appelle Giuseppe Bartoli. Paraît qu’y aurait des filles qui trouvent ça joli. J’les ai pas encore rencontrées.
    J’vis seul dans un pauv’ studio puant, derrière la gare routière. L’appart’ d’à côté s’est vidé y a à peu près deux ans, juste avant une descente de flics, belle coïncidence. Plus personne depuis, à part les cafards qu’j’entends grouiller, gratter, griffer nuit et jour. Croyez-moi, on s’y fait. On s’fait à tout.
    La voisine d’en face est une pute. C’est son métier. Le cliché d’la pute, à la fois moche et sexy. La clientèle défile de plus en plus rarement à sa porte - elle vieillit, la truie - mais j’croise encore de parfaits inconnus à des heures où j’préfèrerais traîner seul dans les cages d’escalier. Sont pas méchants, pour sûr. Mais y a pas à chier. Si on veut vivre vieux sa vie de merde dans ce quartier pourri, faut pas oublier d’être prudent.
    Au rez-de-chaussée, y avait un concierge, dans l’temps. On l’a poignardé une nuit d’pleine lune. C’était avant qu’j’m’installe. « Une nuit d’pleine lune », n’importe quoi. C’est la pute qui m’a soufflé ces mots-là. On s’en fout. Cette salope doit dévorer l’horoscope dès qu’elle en a l’occasion. Probable que c’est l’seul truc qu’il lui arrive de lire.
    Remarque, bon. J’dis ça un peu vite. J’lis que les journaux. Pas tout. Rien à foutre des pages de sport, des chroniques d’humeur, de l’horoscope, justement. J’m’en tartine le happeau, d’ces conneries. Mais j’abuse de tout l’reste : politique, économie, faits divers, les trucs longs, les trucs chiants. Ca m’énerve, m’exaspère, me hérisse et j’râle et j’gueule dans mon foutu cloaque. J’deviens Colère et j’existe.
    Le reste du temps, je mène tant bien que mal une existence glauque et grise. Plus insignifiant, tu crèves. Plus dérisoire, tu peux pas. J’suis une ombre parmi les ombres. J’ai pas de vie sociale. Pas de famille, pas d’amis, pas d’anciens camarades, de classe ou du parti, pas d’ancien d’l’armée - j’suis passé au travers - pas d’collègue.
    Faut dire qu’j’ai appris à vivre avec peu de besoins. J’mange pas beaucoup et j’bois pas plus. J’économise l’eau et l’électricité. J’n’ai ni voiture ni téléphone. J’sors presque jamais et j’fréquente que les médiathèques. Avec ce train-train, mon RMI me suffit largement depuis que Monsieur Ferrer, mon proprio m’a gracieusement exempté de loyer, après que mon kodak jetable et moi l’avons surpris entre les cuisses grasses et dépareillées de ma putain d’voisine. Monsieur Ferrer est très généreux. C’est vrai qu’Monsieur Ferrer est très marié.
    Il m’arrive de bosser. Oui, des fois, j’ai un peu la dalle. Et pis y a les journaux, hein, ça coûte des sous, à force. Alors j’fais n’importe quel boulot à la con que j’mets toujours mille ans à trouver. J’fais le pion, le gardien d’nuit ou d’musée, j’fais l’ménage avant l’aube dans de vastes bureaux vides, j’donne des cours de soutien à de sinistres boutonneux, j’repeins la façade d’un immeuble de banlieue, j’fais l’voiturier dans un casino un peu cheap, j’vends des paninis dans une rue commerçante, remplis les boîtes aux lettres de pubs et prospectus, effectue des sondages auprès de blondes étudiantes, assassine un clochard, un soir, en rentrant ivre, ramasse les ordures à l’heure où c’est pas l’heure, travaille à la chaîne pour des machines qui s’fatiguent pas, livre des parodies d’pizza sur une mob qui me hait, déménage des rupins dans de grands camions blancs, me tape l’inventaire annuel de Casto, Brico et Ikéa, j’fais la plonge et j’tiens un bar, un stand ou un standard. Finalement, moi aussi, j’fais la pute. Mais comme j’vous l’ai d’jà dit : on s’fait à tout et j’m’y suis fait.
    Ces grâce à ces extras que j’peux m’payer les dizaines de journaux et magazines que j’décortique à toute heure. J’les lis, les relis, découpe et classe, confronte et croise, constitue des dossiers. Rien ne m’est étranger. J’connais chaque nouvelle, chaque info, chaque événement. Et j’ai une mission : j’dois tuer Nicolas Sarkozy.
    Cette révélation m’est pas venue d’un coup. Au début, j’avais une lecture un peu paresseuse. J’lisais chaque article comme s’il s’agissait d’une réalité indépendante et abstraite. J’voyais pas les fils qui reliaient le tout. D’où un certain penchant pour le premier degré. J’comprenais ni l’ironie ni le sarcasme, que j’distinguais même pas de la distanciation froide chère à certains rédacteurs. Si j’apprenais dans un torchon que l’immigration était un grave problème, j’le croyais. J’pouvais le soutenir mordicus. Et si j’lisais l’inverse par ailleurs, j’me laissais persuader sans effort. Dans le genre girouette, j’me posais là.
    Forcément, j’ai un peu déconné. J’me trompais d’cible. Assez logique, au fond. Qu’est-ce que j’ai pu dessouder comme RMIstes, SMICards, clodos, Arabes, homos, vieillards atteints d’Alzheimer, cancéreux, Juifs, fonctionnaires, avorteurs… Je sais pas trop, j’fais toujours ça dans un état second. J’ai jamais aucun souvenir de l’acte en lui-même, mais j’me reconnais toujours dans la rubrique faits-divers.
    Sensation étrange, d’ailleurs. En définitive, j’suis un serial killer qui s’ignore. J’sais même pas si j’éprouve du plaisir à tuer. En fait, si plaisir il y a, il n’apparaît qu’à la lecture de mes exploits, le lendemain, dans la gazette locale. J’souris toujours un peu connement, comme si j’retrouvais avec tendresse la trace d’un vieil ami oublié. Parfois, j’ai les yeux qui s’mouillent. Parfois, j’regrette. Parfois, pas souvent.
    En général, je me sens orgueilleux, fier de ce jumeau qui vit dans l’ombre. J’l’encourage pas vraiment, mais j’suppose que mon admiration suffit à l’motiver. J’suis mon propre prétexte, si on veut.
    Evidemment, quand j’ai compris qu’j’étais un tueur en série, j’me suis un peu renseigné sur le sujet. Le seul truc qui colle pas des masses à la sacro-sainte définition du phénomène, c’est l’mode opératoire. Apparemment, j’en change tout l’temps : attaques à l’arme blanche relativement variées, passages à tabacs des plus brutaux, pyromanie galopante, simulations d’accidents de tout type. Bref, j’trouve que mon alter ego est un peu négligent sur ce point. En attendant, tout ça ne fait que me conforter dans l’idée que j’suis un être unique et exceptionnel. L’un dans l’autre…
    Au bout de quelques temps, j’ai commencé à percevoir des fragments d’réalité dont j’soupçonnais même pas l’existence. Eplucher les journaux revient à éplucher le réel. Et sous la peau, encore une autre peau. L’expérience montre que ça peut durer très longtemps. Honnêtement, j’sais pas s’y a un noyau. Toujours est-il qu’à chaque nouvelle épluchure, la nature de mes cibles a changé. J’ai commencé par ceux qu’j’appelais à l’époque des « parasites sociaux ». J’me suis repenti pour me rabattre sur leurs principaux détracteurs : les petits commerçants, les petits artisans, les petits patrons, les petits flics, les petits cons et les petits chefs. L’électorat traditionnel du FN, en quelque sorte. J’avais été un tueur d’extrême-droite. J’suis resté un tueur mais j’suis passé à l’autre extrême.
    J’ai eu ma période anti-libérale, ma période star-system, une parenthèse agressivement athée et diverses passades. J’me souviens d’avoir lu j’sais plus dans quoi plusieurs analyses alarmantes concernant la surpopulation mondiale et la hausse de la natalité. Pas la peine de faire un dessin : le temps de digérer l’info - un mois et demi facile - j’ai mis à mort une bonne vingtaine de nourrissons. J’ai pas trop d’remords, vu qu’j’y croyais dur comme fer, mais j’aurais pu m’en passer.
    Aujourd’hui, tout est clair. J’crois qu’j’ai mon noyau. Nous sommes le 21 mai 2007 et, bon, vous savez très bien de quoi les journaux ont parlé ces derniers temps.
    J’ai dressé une liste noire. Le premier nom est celui de Nicolas Sarkozy. J’sais pas si j ‘commencerai par lui, puisque j’sais jamais rien. Mais tôt ou tard, je l’aurai comme les autres. Le plus drôle, c’est que j’me rappellerai pas l’avoir tué. J’l’apprendrai dans les journaux, puis j’passerai à autre chose.