Rires jaunes

Le 05/12/2007
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par Ange Verhell
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Thèmes / Obscur / Anticipation
Bon ça c'est probablement un extrait d'un texte plus long, parce que dans le genre on est plongé dans le bain sans introduction, et on capte que dalle, c'est pas mal. Enfin, le contexte, c'est les brutalités autoritaires exercées par les forces de l'ordre chinoises sur les tibétains. Avec un genre de délire SF totalement incongru. Bref, y a de la torture, alors je le publie, mais sinon c'est complètement à coté de la plaque.
Ça se gâte : Olympe est bien revenu, sur Terre, parmi les hommes. Difficile d’en être aussi sûr et contrarié à la fois. Au terme de son premier voyage dans l’espace-temps, il se pinçait avec plaisir pour jouir de la réalité. Cette fois pas besoin, il se retrouve menotté, assis sur un bat-flanc crasseux, tabassé par trois abrutis : il ne rêve pas, hélas. Les choses avancent : depuis quelques instants, un des militaires braque un pistolet sur sa tempe, lui gueule un charabia simiesque et se dispute dans la foulée avec les deux autres. À l’évidence, confusion et bêtise règnent dans cette cellule. Peut-être se chicanent-ils sur le choix de la torture. Un des acolytes tape à deux doigts sur le clavier d’un ordinateur armé d’une webcam. Il dresse sans doute le rapport de capture, on se demande sur quels aveux à quelles questions. Ça n’a pas été très difficile et, a posteriori, c’était prévisible : nous ne sommes plus vraiment au Tibet, mais dans une période troublée. Ils se sont pointés en pleine prière, vers quatre heures du mat, en hurlant comme dans une battue pour traquer un gibier . Une douzaine d’hommes armés avaient investi toutes les pièces du bâtiment annexe du monastère, où les moines avaient logé Olympe. Les bonzes chopés au passage avaient été roués de coups, et cuisinés à la mode du régime. Qu’a-t-il été rapporté ? Si ça continue comme ça, il est vraisemblable qu’une balle dans la tempe ne leur posera pas plus de problème de conscience que l’assassinat quotidien d’un indigène nouveau-né. la Chine perpétue sereinement son petit génocide pendant que la communauté internationale ferme pudiquement les yeux, le nez du mensonge enfoui dans les affaires de la honte. On doit se rappeler que nos démocraties prospèrent là-dessus. La seule menace qui inquiète le pays despote, qu’espère le peuple tibétain, et qui pourrait reformater la conscience internationale, c’est la réincarnation (annoncée) du dallai lama. L’histoire se répète dans toutes les religions, il n’y a jamais eu de légende, la preuve. Dans ces conditions, si jamais ces abrutis apprennent qu’un mec a fait une apparition miraculeuse en pleine prière dans un centre sacré, c’est sûr qu’il passe à la casserole avec les moines. Retour simple au trou noir, expérience inutile, gâchée par la folie des hommes…
Enième baffe dans la gueule… au moins ça réchauffe, n et unième coup de poing dans le ventre, ça fait digérer le thé et la Tsampa. Olympe est anesthésié par les raclées et la fatigue. Frappent-ils assez fort, d’ailleurs ? Faut dire qu’ils ne sont pas très épais. Et puis la douleur est plus douce à chaud. Encore heureux de n’être pas torturé avec des techniques d’inquisiteurs chrétiens… du moins pas encore. Sera-ce l’étape intermédiaire avant l’exécution, ou son moyen d’y parvenir lentement ? Ces gens-là ne sont pas en reste dans le raffinement et la cruauté gratuite. Ils ne vont pas le flinguer comme ça, quand même. Si encore il y avait une file d’attente tassée derrière les grilles, il pourrait craindre d’être bâclé. Mais une petite garnison perchée plus haut qu’un observatoire chilien doit s’emmerder assez pour savourer longtemps les plaisirs rares. Ou bien alors, ils attendent un ordre après avoir passé plusieurs coups de fils à leurs QG.
Le flingue sur la tempe, sidéré par la surprise de sa nouvelle situation, Olympe est plongé dans une torpeur hypnotique à coups de poing, de cris et d’insultes traduites par la haine des postures et des visages. Le trou noir, cette fois, il le visualise très bien. Là, il est prévenu, comme les yeux ouverts sur un abime insondable. Enfin une bonne raison d’avoir la nostalgie du piège tendu par Sophie. Avec elle, il n’avait rien senti venir, hormis le plaisir. Comment pouvait-il craindre une expérience amenée avec autant de savoir faire et de délicatesse ? Les deux parties en avaient profité, enfin on peut le penser. Cette fois, il a beau écarquiller les yeux, il n’arrive pas même à voir un risque à prendre pour s’en sortir, rien, pas même l’espoir d'une brèche providentielle dans l'espace-temps. Cette fois, il va rejoindre le pays des ombres, le grand recyclage, la machine à réincarner en vrac. Sa propre entité, que Sophie avait réussi à préserver à travers le broyeur universel, une moulinette plus puissante, implacable, va en venir à bout : la bêtise. Sûr qu’une étude multidisciplinaire approfondie de la connerie humaine permettrait de pressentir la technologie du trou noir.
La douleur ne peut plus l'atteindre, il ferme les yeux pour ne pas laisser l’imbécillité prospérer davantage dans la geôle. Une blague à contresens lui tire un coin de lèvre enflée : il est le blanc battu par le jaune monté en neige. Y a pas, faut rétablir la situation, l’histoire n’est pas correcte, c’est pas logique, il va bien y avoir un retournement de situation. Lui, l’occidental raffiné qui a toujours vécu dans le confort intellectuel, dans une culture distillée, dans une passion aveugle aux réalités étrangères, ironie du sort, le voilà d’un coup téléporté par le plaisir dans un monde douloureux, un monde dont il n’avait qu’une connaissance confortable. Au seuil du néant, il essaye de revivre son dernier moment avec Sophie, l’avatar de Chronos, la machine qui l’a séduit pour mieux l’expédier dans l’espace-temps ; en pleine éjaculation en plus ! Ce serait vraiment géant si la force de ce souvenir pouvait tirer une dernière bonne jouissance en plein coup de feu. Allez, Sophie ! Putain, reviens, montre-toi, fais-moi voir ton petit trente-quatre. Refais-moi ton strip laser. J’ai les yeux fermés, tu peux y aller. Virtualise-moi tant qu’à faire, engage la marche arrière sur Chronos, ramène-moi vers l’Atlantide, la fiction du paradis perdu. Putain, mais qu’est-ce que je fous là, après avoir vécu tout ça ! …

Soudain les barbares se taisent. Un ange passe. L’ange de la mort.

... Clic !

D’un seul coup, l’esprit d’Olympe se réduit à ce bruit qui se gélifie dans un silence d’une densité étrange. Clic ! Parfois, des bruits pénètrent la chair, et le rythme du temps devient soudain aléatoire. La victime retient son dernier souffle, les bourreaux jouissent du suspense. Long feu ? Chargeur vide pour faire mousser le condamné ? Quel con ! Salopard de niakoué, il lui casse son coup avec Sophie, c’est le cas de le dire. Le temps s’arrête, exactement comme dans un trou noir, la conscience se suspend vainement aux dernières idées qui s’effilochent. Les secondes trébuchent les unes sur les autres, s’assemblent en un trésor impalpable. L’homme assis reprend sa frappe au clavier, l’autre vérifie son arme avec une affectation agacée, le troisième se fond dans le vague. L’attente est interminable. Le téléphone sonne, le Tokarev hésite sur le front d’Olympe, s’écarte autant que la cervelle épargnée de la réalité des choses. Ce réveil n’a pas assez sonné pour rappeler le condamné d’outre-tombe… A l’autre bout du fil une autorité probable calme le jeu. L’ambiance s’apaise peu à peu dans le convoi de cris qui s’éloigne, se distend, se tarit enfin comme un train de vagues qui s’alanguit sur le rivage. Le frottement cireux du flingue dans sa gaine de cuir se fait l’interprète d’une tape familière rabotant l’occipital d’Olympe. Les hommes se mettent à plaisanter, entre eux, ça va de soi. Celui qui est assis oriente la webcam vers le prisonnier, lequel conclut que l’interlocuteur distant a demandé une identification visuelle. Le soldat raccroche enfin.
C’est fini. Olympe sait qu’il est épargné, qu’en l’espace de quelques heures le temps ici aussi s’est arrêté. Il a fait un aller-et-retour au bord du vide. Dans le fond il n’est pas si amoché que ça. S’il avait été moine, il serait sans doute une entité sereine avoisinant la mort. Il est partagé entre le besoin de s’assoupir et le réveil programmé d’un cerveau qui reconnecte un à un les zones affectées aux perspectives. Il réalise enfin qu’il n’a que le privilège d’être un « long nez » repéré par une entité providentielle. Voyons, essayons d’être logique, à moins d’une confusion, sa présence ici est connue ailleurs… Machinalement Olympe répète « ailleurs, ailleurs, …», comme pour marmonner une psalmodie, laquelle s’apparente plutôt au bégaiement d’un esprit éprouvé (…)