Rêve : éclipse

Le 07/03/2008
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par Paul Takahashi
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Dossiers / Rêve
Ce texte onirique est disjoncté à souhait et aligne les clichés cauchemardesques sans complexe sur des dizaines de paragraphes. On a droit à tout, du plus malsain au plus délirant, c'est très divertissant. C'est pas super bien écrit et des passages sont assez kitsch, mais c'est compensé par une imagination débordante et des scènes toujours plus glauques. Pour un texte de cette longueur, ça se lit sans effort et avec un certain plaisir.
Quand vient la nuit, tout commence et je ne dors plus
Premier seuil - Préconscience

Je n’arrive pas à trouver le sommeil…

Ma tête tourne. Bon sang, qu’est-ce que j’ai bien pu boire pour être dans un tel état ? Cela doit bien faire une demi-heure que j’entends ces sifflements dans ma tête… Celle-ci tremble tant qu’elle résonne à l’intérieur d’elle-même…

Tiens, je n’arrive même plus à me rappeler où je suis… dans quelle chambre est-ce que l’on ma casé ? Cette soirée, c’était pour fêter quoi ? Trop de questions nuisent à la santé des neurones survivants… Je vais rester allongé là encore un petit peu, jusqu’à ce que le sommeil m’emporte…

J’entends ce bruit au loin… comme un caisson de basses qui grésille… il flotte aux alentours…

Je jette un coup d’œil par-dessus mon épaule ; pour regarder d’où vient ce bruit, j’ai alors la surprise de découvrir que je ne suis pas seul à fréquenter ce lit. Il y a là une jeune adolescente d’environ quinze ou seize ans qui me tourne le dos et qui semble dormir comme un loir, contrairement à moi. Ses longs cheveux noirs partent en tous sens, recouvrant son corps à moitié dénudé et ses courbes harmonieuses. On pourrait croire qu’elle est morte, tant elle ne bouge pas pour respirer.

Je me rappelle…
J’ai couché avec cette fille. Pas moyen de savoir qui elle est ni dans quelles circonstances cela s’est déroulé… j’ai couché avec elle, et puis… je ne sais plus…

Je pose une main sur sa hanche… elle est froide… Je suis sur le point de lui remettre la couverture sur le dos, mais quelque chose commence à me troubler. Non seulement elle est froide, mais elle ne respire plus. Je me penche au-dessus d’elle pour constater que sa poitrine reste immobile, tout comme ses lèvres qui virent au bleu indigo.

Elle est…

Merde, je panique. Je ne dois pas paniquer. Chercher de l’aide, vite. Les gestes qui sauvent… la sauver, oui, je dois la sauver ! Massage cardiaque… Merde, ce sont des choses qu’on oublie… comment est-ce que l’on fait… Les mains croisées… Un, deux, un, deux. Respire, nom de Dieu, respire. Un, deux, un deux. Appeler du secours. Ne pas paniquer. Merde…

-    Est-ce que…

Je pousse un hurlement qui devrait pouvoir réveiller quiconque à un kilomètre à la ronde.

Il y a un enfant sur le lit.

Je ne l’ai pas vu monter, paralysé par le sauvetage improvisé.

Un enfant monstrueux, sorti tout droit d’un cauchemar de pervers. Un mètre de haut tout au plus ; une tête anormalement large et enflée sous les yeux qui partent dans des directions opposées. Un de ses bras a le coude dans le mauvais sens. Sa nudité me permet d’apprécier ses doigts et ses orteils monstrueusement déformés, sans m’attarder sur d’autres parties.

Je hurle à nouveau et recule si violemment que j’entraîne le corps sans vie de la fille dans ma chute un peu plus bas. Alors, je hurle encore et encore en voyant l’infect visage de cette abomination infantile qui s’approche du bord du lit et qui s’adresse à moi le plus naturellement du monde, dans une voix presque adulte.

-    Tu peux crier tant que tu le désires. Tu ne te réveilleras pas. Pas plus qu’elle.

La porte. Atteindre la porte.
Je rampe comme un demeuré haletant jusqu’à toucher la poignée de la porte qui est bel et bien verrouillée. J’essaierai bien la fenêtre, mais cela reviendrait à repasser devant ce… ce…

-    Nous pourrons parler dès que tu seras calmé.

Merde, il parle… Qu’est-ce que c’est que cela… un delirium… oui, voilà ! Je suis en proie à une hallucination… il n’existe pas… tout va bien… je me calme… je ferme les yeux… je vais me réveiller…



-    Rouvre les yeux… par pitié.

Pardon ?
-    Qui… qui es-tu ?

-    Je suis ton fils… enfin, presque ton fils. C’est dur à expliquer… Elle et toi, vous allez mourir. Trouve tes réponses… et méfie-toi d’une chose.

Devant un tel discours, que répondre ? Je reste muet.

-    L’asile… ne te fais pas piéger à l’intérieur. Ouvre la porte, elle n’est pas verrouillée.

Son œil gauche pleure continuellement sur le drap depuis le début. J’ai beaucoup de mal à décrocher mon visage de cette chose indescriptible et de son incompréhensible discours. Je vais me réveiller… l’alcool va se dissoudre, et je pourrai rire… pour l’instant, mes veines sont gelées… je tremble comme une feuille. Je pose une main sur la poignée et la secoue en tout sens jusqu’à ce que celui-ci corresponde au système d’ouverture présent. La porte s’ouvre brusquement, révélant à mes yeux un étroit couloir s’étirant sur la longueur et allant à l’encontre de toute logique architecturale.

N’étais-je pas dans une mezzanine ? Je… ne suis plus dans la maison ?

J’arrive à apercevoir une autre porte tout au bout du couloir. Qui sait où elle me mènera… J’avance lentement dans ce cauchemar pour claustrophobes, pressé d’en finir avec cette hallucination. Mes pas résonnent dans l’obscurité… il n’y a plus d’autre lumière que celle de la chambre qui s’éloigne derrière moi. Mon ombre joue sous mes pieds et sur l’ouverture étrangement semblable à celle que je viens de traverser. Je reste quelques instants devant la poignée, observant pour la dernière fois la lumière que j’aurais trouvé presque rassurant, si la silhouette du monstrueux enfant n’avait pas apparu sur le parvis. Un immense frisson m’envahit à nouveau. C’est un cauchemar…Va-t-en…

J’ouvre la seconde porte sans hésitation pour me retrouver à nouveau dans un couloir identique avec la même porte. Le processus se poursuit sur plusieurs sections de couloirs avant de s’enfoncer dans la plus parfaite obscurité. Je m’habitue vite à retrouver le système d’ouverture et m’évertue à avancer dans ce traumatisant délire que mon esprit m’impose. Je sens au fil de ma progression que mon pouls et ma respiration augmentent en rythme, tout comme mon stress qui rend chacun de mes gestes de plus en plus nerveux. Je vais sortir…

Combien de portes ai-je ouvert de cette manière… Je m’excite et m’affole malgré moi. Il s’agit sans doute d’une illusion de plus, mais il me semble que les portes se rapprochent peu à peu les une des autres. Si cela s’avérait vrai, que trouverai-je lorsqu’elles seront toutes en contact ? J’ai besoin de hurler… mais je ne peux plus arrêter mon corps qui est sous l’emprise des méfaits de l’adrénaline. De nombreuses gouttelettes viennent rouler sur mon front et mes joues et rebondissent sur mes muscles en surchauffe. Chaque porte devient un peu plus lourde, chaque poignée est une arme qui s’enfonce à chaque fois dans mes doigts engourdis. Ma température corporelle grimpe en flèche.

Peur de quoi ? Je n’ai jamais été claustrophobe… Mais c’est l’inconnu qui me pousse à continuer. Je ne supporte pas l’idée que je ne contrôle plus le monde qui m’entoure. Que s’est-il passé cette nuit pour que je me plonge moi-même là-dedans ?

Cours. Ouvre. Ouvre. Ouvre. Encore.

Ce qui m’effraie, c’est que mon cerveau semble parfaitement alerte et que mes perceptions sont tout à fait opérationnelles. Je ne sens même plus les effets de l’alcool… alors qu’est-ce que je fais ici ?

Encore.

J’ai envie de pleurer.

Encore.

Encore.

Ce qui se trouve derrière la dernière porte a le mérite de stopper net mon rythme effréné. Une lumière blanche si éblouissante que j’en perds l’équilibre. Le reste ne se joue que sur une fraction de seconde. Une secousse me projette dans le vide où je fais face à une puissance colossale dont la moindre description échapperait à toute notion physique. Comme s’il s’agissait de la terreur dans son essence même ; cette entité déverse en moi l’énergie suffisante pour me sortir de là. Le tout ne se fait pas sans conséquences, aussi ai-je l’impression que mon corps tout entier explose en lambeaux de chair venant nourrir cette atroce blancheur. Le vide immaculé…

Un lit.

Je me réveille en sursaut, vidant mes poumons de tout ce qu’ils pouvaient contenir. Mes draps sont souillés de transpirations, tout comme mon visage qui sue à grosses gouttes sur ma couette déjà humide.

Je prends un court instant pour reprendre ma respiration, avant de m’inquiéter du lieu même où je me trouve. Tout cela n’était qu’une parfaite hallucination… me voilà de retour dans ce même lit, la fille en moins. Elle a dû repartir pendant que je cuvais, voilà tout… L’alcool me réussit de moins en moins…

J’attrape ma chemise jetée négligemment la veille au soir sur un dossier de chaise avant de tituber lentement vers la sortie. J’aurai pu repartir tranquillement chez moi, si j’avais seulement osé atteindre la poignée.

Il y a là un visage incrusté à même le bois de la porte. Un visage empreint de rage ou de terreur, à hauteur humaine, la bouche béante et le regard dément. Il est parfaitement immobile, mais il véhicule une énergie telle qu’il m’est devenu impossible de bouger le moindre muscle.

Ce visage… c’est le mien…
Est-ce encore un de mes délires ? Tout le reste semble parfaitement en place… Si ce n’est cet épais silence qui envahit la pièce…

Il me regarde… les planches sont si parfaitement sculptées que chaque ride, chaque pli instille un peu plus de haine à me faire partager… J’ai bien trop peur de m’approcher, de peur qu’il s’anime… et pourtant, je ne peux me résoudre à le quitter des yeux… Si j’arrive à ouvrir la fenêtre, je pourrai peut-être voir ce qu’il se passe aux alentours. Mais les volets sont fermés et la vitre est condamnée…

La bouche s’est-elle élargie ? J’ai cru la voir frémir… Je ronge mes doigts tant que je peux, adossé au mur qui fait directement face à cette terrifiante figure. J’espère secrètement qu’elle disparaisse au plus vite ou du moins qu’elle cesse de me paralyser de cette manière. Mais elle reste là, imperturbable, les mâchoires étirées à l’extrême, comme celles d’un python affamé prêt à engloutir sa proie en une seule fois.

La porte se met soudainement à vibrer au son de coups répétés. Quelqu’un essaie d’entrer ! Qui serait assez fou pour pénétrer dans ce cauchemar ? Je reste pétrifié, les dents plongées dans mes phalanges endolories, à espérer disparaître d’ici au plus vite. Je vois la poignée tourner dans son axe et j’entends le cri des charnières qui annoncent une venue inconnue. Je n’ai nullement envie de savoir de qui il s’agit. Je me roule en boule et hurle en vain à travers mes genoux. J’entends des bruits de pas qui se rapproche de mon corps crispé. De mon côté, j’essaie de hurler pour couvrir le bruit de craquement du plancher. Je sens alors quelque chose de flasque et très froid me faisant penser à un phallus mort se poser sur mon épaule, du peu que ma peau le ressent. Cela a pour effet de me tordre dans le sens opposé, relâchant ainsi mes poumons fatigués.

-    Réveille-toi ! Tu vas être en retard.

Me voilà dans un lit parfaitement différent de celui où j’ai passé cette terrible nuit. Il s’agit de ma chambre habituelle, celle remplie d’affiches froissées et pourries par l’humidité, celle où j’ai toujours été. Ma sœur en ressort aussitôt, comme si ma propre présence la mettait mal à l’aise. Elle m’a toujours vu comme quelqu’un de très loin de l’image stéréotypée d’un frère normal… elle s’est toujours inquiétée de mon état psychologique, qui oscille entre pulsions incontrôlées et dépressions chroniques. Heureusement qu’il y a le lycée…

Le lycée ?

Cela fait cinq ans que je n’ai pas remis les pieds dans le moindre lycée…
A vrai dire, cela fait tout autant de temps que je ne suis pas revenu dans cette chambre… Un doute m’assaille et me refait à nouveau transpirer malgré moi. Nous sommes en 2005, et j’ai vingt-trois ans. Je me lève en sursaut et cherche un repère temporel à travers l’innommable foutoir qui règne dans la pièce. Je finis par retrouver une montre digitale sous un monticule de feuilles volantes. Celle-ci affiche 22 novembre 2000… Je m’approche lentement d’un miroir, de peur d’être devenu complètement fou. Cette fois, c’est mon reflet qui débloque. Il me présente tel que j’étais à l’aube de ma majorité, avec mon faciès de bébé et ma barbe de trois jours.

J’explose de rire.

Je fonds en larmes.

Cela ne fait que commencer.

Second Seuil - Destruction

Dans quel bordel est-ce que je me suis mis ? J’ai envie de croire que je suis encore dans ce cauchemar… mais rien ne ressemble plus à une réalité concrète : cette fois, le ciel nuageux recouvre bel et bien l’univers hors de la fenêtre, tout comme chaque objet est à sa place dans la cuisine. Le couteau s’enfonce aisément dans le beurre, tout comme ma tartine qui se laisse croquer par mes dents affamées.

Tout est à sa place, sauf moi : à moins d’avoir vécu un rêve qui m’ait semblé durer cinq ans, il me semble bel et bien que je n’ai rien à faire ici en cet instant précis. Et ce n’est pas la vue de ma petite sœur qui va m’aider à me remettre les idées en place. Elle est déjà grande du haut de ses dix ans : elle ne va pas tarder à atteindre mon épaule. Ses longs cheveux bouclés plongent une partie de son visage dans l’obscurité ; le reste étant peu discernable, comme si la chair perdait en précision figurative. Je vois son visage bouger sans en comprendre le mouvement. Seul m’apparaît son pyjama rose bonbon boutonné du col aux genoux.

Une petite voix sort de cette opacité :
-    Pourquoi es-tu là ?

-    Je… Je suis de retour.

Un léger frémissement de sa part me fait bondir de mon siège. Sa tête s’incline puis se penche en avant, puis en arrière. Elle s’approche de moi. Je laisse tomber mon pain ainsi que mon couteau dont la lame a la mauvaise idée de venir se planter sur un des petits pieds qui font face aux miens. Le sang jaillit aussitôt de la surface et vient souiller le parquet trop propre pour être rassurant. Je me lève précipitamment pour chercher de quoi soigner sa plaie mais elle ne semble pas y prêter la moindre attention.

-    Tu n’auras pas dû revenir ici. Je vais prévenir papa…

-    Non ! Ne lui dis rien, je t’en prie ! Ne fais pas ça !

Trop tard. Elle court déjà à travers la maison à la recherche de notre père. Pourvu qu’il ne soit pas là… Je m’élance à sa poursuite à travers l’escalier principal qui mène aux chambres à coucher. Je la vois décrocher chaque cadre du mur avant de le laisser se briser au sol, répandant ainsi sur les marches un milliers d’éclats qui meurtrissent avec délectation la plante de mes pieds.
Sale petite…

Je hurle, je bave tant que je peux et je parviens à atteindre ma sœur avant qu’elle ne mette un pied dans la chambre de mon père. Malheureusement, à la vitesse où je vais, je ne peux que la projeter contre la porte que nous n’allons pas tarder à fracasser.

Seulement, ce n‘est visiblement pas le jour des évènements logiques. Nous passons à travers la porte sans aucune résistance, comme si celle-ci n’était rien d’autre qu’un hologramme. Les ténèbres absolus nous attendent de l’autre côté. J’atterris sur un sol rugueux et froid comme du caoutchouc bon marché dont on recouvre les sols des écoles maternelles. La chute n’a pas été très douloureuse ; en revanche, je ne parviens pas à savoir où la peste qui me sert de sœur est tombée.

-    Où es-tu ? Je… je ne vois plus rien !

C’est sa voix qui résonne quelque part autour de moi. Elle semble si distante… bien trop par rapport à la hauteur de la chute. A moins que quelque chose n’étouffe sa voix ? Impossible de trouver sa source… Il y a bien peu de lieux sur terre qui offrent une telle noirceur. Je ne vois aucun de mes membres, ni même l’once d’une parcelle de mon corps. Rien ne s’échappe de cette oppressante obscurité qui semble avoir englouti tout espoir d’une quelconque perception visuelle. Je marche à quatre pattes, les paumes en avant, les yeux pétillant de persistances lumineuses qui entament dans ma pupille une étonnante danse macabre.

-    Réponds-moi ! Je ne te vois pas !

Je n’ai pas envie de lui répondre… J’ai plutôt envie de lui faire comprendre qu’on ne plaisante pas avec moi. Je vais tenter de la retrouver avant qu’elle ne m’entende…

-    Papa ! Papa…

Etrange moment que celui que je suis en train de vivre… c’est peut-être cela, un rêve éveillé… Vivement demain matin, que je puisse en rire. Pour l’instant, il s’agit de repérer sa voix. J’entends quelques sanglots et un nez qui renifle quelque part sur ma droite ; mais je ne saurai dire s’il s’agit vraiment d’elle. Je commence à me méfier de cet endroit…

-    Oh, me laisse pas seule ici ! Viens me chercher ! J’ai… j’ai peur…

J’arrive.
Cette fois, cela provenait de la gauche. Les humains sont conditionnés pour voir, pas pour écouter… la tâche est ardue dans le noir, d’autant que la voix change à chaque fois de source. Elle bouge étonnamment vite. Est-elle derrière moi ?

-    C’est toi qui viens de me frôler ? C’est pas drôle, ça me fait peur, tu sais que ça me fait peur ! Je vais dire à Papa que tu me fais peur ! Je vais lui dire que t’es revenu !

Papa…
Pas question qu’elle lui dise quoi que ce soit. Je dois absolument la trouver mais j’ai la désagréable impression de faire du sur-place, comme si elle était en orbite autour de moi et que rien ne pourrait me permettre de l’approcher. Je me relève et avance prudemment devant moi, dans l’espoir de rencontrer un quelconque indice spatial. Mais rien ne s’offre à ma vue qui fait de son mieux pour s’adapter au noir absolu. J’entends quelques chuchotements çà et là, mais ceux-ci se perdent en échos devant et derrière moi ; réduisant une fois de plus l’espoir de gagner du terrain sur ma sœur.

Où est-elle, bon sang ? Ce jeu ne m’amuse plus, je commence même à m’y sentir mal à l’aise. Comment en sortir ? En rouvrant les yeux ? Ils sont déjà grands ouverts ; et j’ai pleinement conscience de mon être… Je ne suis pas de ceux qui ont l’imagination suffisamment fertile pour croire en des mondes parallèles ou imaginaires. La seule chose que je peux croire, c’est qu’il s’agit d’un très mauvais rêve. D’ailleurs, la petite voix insolente a disparu de mon champ auditif : aurait-elle aussi disparu de ma conscience ?

Je vois mes pieds.

Malgré tous les efforts du monde, aucun œil humain ne peut voir sans source lumineuse, si infime soit-elle. Je me retourne pour chercher cette dernière autour de moi ; et cet acte n’est pas vain : à quelques mètres de moi se trouve une vitrine crasseuse éclairée très faiblement de l’intérieur par une misérable lampe de chevet dont l’ampoule agonise en sursauts désespérés. Celle-ci est posée sur une table de cuisine qui m’est étrangement familière. Je m’approche de la vitre pour constater que le mur dans lequel elle est incrustée est fait du même caoutchouc rugueux et usé que celui qui recouvre le sol. L’ensemble pourrait faire croire à une photo de catalogue d’intérieur démodé depuis quinze ans, abandonné de toute vie et laissé dans l’oubli au fond d’un carton de déménagement.

Je pose mes mains sur mon reflet et tente de comprendre ce que fait cette cuisine hermétiquement fermée à l’endroit précis où je me trouvais il n’y a pas une minute de cela. Ma réflexion est interrompue par un mouvement que je perçois quelque part à l’intérieur. Rien ne me permet d’entrer ; aussi suis-je obligé de patienter tel un enfant devant un vivarium, au cas où la mygale se déciderait à sortir de son trou. Au moment où mes yeux commencent à s’habituer au grésillement de l’unique source lumineuse, la silhouette me réapparaît tout d’un coup, à quelques centimètres de mon visage, juste de l’autre côté de la vitre. J’effectue un mouvement de recul avant de réaliser qu’il ne s’agit que de ma sœur qui daigne se montrer. Mais comment a-t-elle pu entrer dans la pièce ? Celle-ci n’a aucune ouverture apparente.

Quelque chose cloche dans ce tableau en relief. Comme si ce n’était pas tout à fait réel, ni tout à fait absurde. Mes yeux plongent dans son visage obscurci pour y tenter de déceler la moindre trace d’humanité devant ce corps raide et immobile. Son petit pyjama m’apparaît à présent comme un costume mortuaire ou comme un drap de fantôme. J’aurai presque cru qu’elle n’était pas en vie si elle n’avait pas commencé à cogner contre la vitre avec sa tête.

-    Arrête ! Qu’est-ce que tu fais ?

Rien à faire. Je n’entends que le bruit sourd que fait son front lisse au contact de la surface transparente. Elle continue de façon régulière, presque machinalement, sans laisser transparaître la moindre sensation de douleur. Mais moi, je souffre de la voir ainsi. Cela ne me fait plus rire du tout. J’essaie de la réveiller de son espèce de torpeur hypnotique, je cogne à mon tour contre la vitre dans l’espoir de me faire entendre. Rien n’y fait : peu à peu, la trace de son front apparaît contre la vitre sous la forme d’une substance humide qui pourrait être du sang ou du pus mélangé. La poussière de la vitre tremble à chaque nouveau choc ; la saleté s’attache sur sa peau ensanglantée et rajoute une dimension de dégoût à l’horreur de cette scène.

-    Bon sang, arrête cela tout de suite !

Son rythme s’accélère. Certains de ses cheveux se collent sur le sang qui coagule sur la vitre en autant de tâches vermillon. A ce rythme, elle ne va pas tarder à se fracturer le crâne, si ce n’est déjà fait. Je ne sais quelle force la pousse à agir ainsi mais l’impuissance à laquelle je fais face m’est tout bonnement insupportable. Je cogne, je pleure devant cette épouvantable saynète dont le sens et l’issue m’échappe encore. Quand cela va-t-il se terminer ?

Je m’assois le dos contre la vitrine afin d’éviter la vue de ma sœur qui aplatit son visage juste au-dessus de moi. Je reste un petit moment assis là, totalement pétrifié, à me demander si je n’ai pas totalement perdu la raison. Chaque choc résonne dans ma colonne vertébrale et vient me tirer une larme supplémentaire. Je n’arrive plus à fermer mes yeux… Ceux-ci se noient dans un profond dépit, fixant vaguement le néant qui s’étend tout autour de moi.

Je reste là une quinzaine de minutes environ ; du moins c’est ainsi que je le ressens. Je n’ai plus le moindre repère temporel, si ce n’est le choc irrégulier que fait le crâne défoncé sur le verre manifestement incassable. Je reste là jusqu’à ce que le bruit s’arrête de lui-même.
Lève-toi. Retourne-toi.
Le silence prend alors place là où il ne manquait pas, accentuant ainsi mon sentiment d’infinie solitude dans cet espace cauchemardesque qui semble ne pas vouloir en finir.

La vitrine est vide.

Plus un meuble ni une chaise n’est visible dans la quasi-obscurité. Plus aucune trace de ma sœur ni des traînées de sang qui dégoulinaient il y a un instant de l’autre côté de la paroi. Rien qu’une cellule abscons sans portes ni fenêtre, vide comme un tombeau attendant son premier occupant.

Là, dans l’ombre !
Il m’a semblé apercevoir une petite silhouette se déplacer vivement sur ma droite. Le peu que j’ai pu en voir pourrait correspondre à celle que je recherche. Je ne sais comment elle fait pour se déplacer aussi vite, mais peu importe : je sais à présent dans quelle direction elle s’est enfuie. Je cours à sa poursuite en me plongeant à nouveau dans le noir, les paumes en avant comme éventuelle sécurité au cas où un mur viendrait à apparaître sous mon nez.

Qui sait combien de temps je vais courir ainsi, les bras tendus vers le néant ? Qui sait seulement où je suis…

Et si je tombais nez à nez avec mon père ?

Mardi 9 Janvier

Ce rêve atroce s’est enfin terminé.
Je me réveille douloureusement.

Au lieu de mon père, je tombe nez à nez avec une baignoire remplie de merde. Non pas comme un étron gentiment posé au fond d’une cuvette, mais bel et bien une pleine baignoire remplie à ras-bord d’une bonne centaine de kilos de merde. Au milieu de la bouillie brune grouillent des milliers de vers jaunes chacun aussi long que la paume de ma main qui s’affairent à pointer l’extrémité de leur corps en l’air en quête d’un rectum à infester.

Je recule d’un pas puis d’un autre, bouchant tant bien que mal mes narines irritées par l’abominable odeur qui règne dans ces lieux. Cela ressemble à de grandes sanitaires abandonnées dont chaque cuvette de WC aurait été remplacé par ces ignobles baignoires pestilentielles et grouillantes. Dans certaines cabines, les vers sont si nombreux qu’ils envahissent le carrelage. Du sang et de la merde séchée tartinent les murs de haut en bas. Seule la porte de sortie reste intacte.

-

- Maman… tu es là ?

-    Je suis là, mon enfant. Je t’écoute.

-    Maman… il faut que je sache si tu m’aimes.

-    Bien sûr que je t’aime. Quelle mère n’aime pas son fils ?

-    Je dois le savoir vraiment. Me défendras-tu toujours ? Et si j’étais en tort, comment ferais-tu la part des choses ?

-    Allons…

-    Je me pose des questions… j’aurai peut-être besoin d’aide. C’est que… je ne sais plus trop si je suis vivant ou non.

-    Qu’est-ce que tu me racontes là ? Ne dis pas de bêtises. Bien sûr que tu es vivant. Tu es mon fils. La chair de ma chair. Qu’est-ce qui te fait croire le contraire ?

-    Rien de particulier. Un rêve… Ou plutôt une perception dérivée du monde… J’ai l’impression que la réalité suinte peu à peu pour laisser place à une image terrible… Il y a un arrêt complet du temps, chaque personne reste immobile dans sa position, les animaux ne respirent plus, le vent ne souffle plus… et à cet instant précis, une petite craquelure apparaît devant mes yeux… presque imperceptible… mais elle grandit peu à peu, suffisamment lentement pour qu’on ne puisse voir son mouvement mais suffisamment vite pour qu’on le perçoive à chaque battement de cil… Quelque chose coule de cette craquelure. Quelque chose de blanc et visqueux… d’immaculé… le Néant dans une goutte blanche…

-    Allons… le temps ne peut pas s’arrêter de cette manière. J’espère que tu ne racontes pas ce genre de choses à ta sœur, ça pourrait l’effrayer.

-    Et si c’était possible ? Et si ta perception pouvait se dérégler au point de ne plus pouvoir appréhender le monde ? Et si l’univers stoppait devant tes yeux ? Et si comme moi, tu voyais cette goutte blanche couler, comme trace d’une faille dans l’absolu ?

-    Tais-toi. Tu me fais peur.

-    Et si tu te retrouvais face à papa ?

-    Arrête à présent ! Laisse-moi tranquille ! Sors d’ici !

-    C’est ça ton problème ! Tu vis dans ta bulle, tu es écrasée par le poids de la réalité ! Tu n’admets aucune erreur ! Je te déteste… Je te déteste !

-    Qu’est ce que tu veux que j’y fasse ? Je me saigne pour faire vivre notre famille et tu t’enfermes dans tes pulsions macabres, dans ta réalité déformée, dans ton monde déréglé ! Tu finiras bien par t’y enfermer…

Du sang et de la merde séchée tartinent les murs de haut en bas.

Mercredi 10 Janvier

Une rame de métro. Je ne me souviens plus de ma destination. Peu importe.

Une dame est assise en face de moi. La quarantaine bien sentie à travers les rides qui commencent à poindre sous ses yeux. Elle porte un long manteau bleu clair et cache une pochette bleue sous son aisselle. L’œil attentif qui me dévisage met en valeur un important strabisme qui m’empêche de savoir si elle me regarde ou si elle est perdue dans les motifs délavés du siège voisin.

-    Vous allez où comme ça ?

Qu’est-ce que j’en sais ? Je ne me rappelle même pas m’être assis sur cette chaise. Elle pose son porte-documents sur ses genoux et défait lentement le nœud qui le maintenait clos. Elle en sort quelques feuilles vierges et me les tend comme s’il s’agissait d’un message de la plus haute importance. Au moment où je m’empare des feuilles, sa tête se relève vers moi et un de ses yeux plonge dans mon regard tant et si bien que j’en relâche mes précieuses pages blanches. Elle n’y prête aucune attention.

-    Rejoignez-nous. Descendez à la suivante puis attendez la prochaine rame. Vous ne serez pas déçu.

Elle clôt sa phrase en se jetant littéralement sur moi avant de m’embrasser langoureusement.

-

Aujourd’hui rien ne va plus. Aujourd’hui je laisse mon stress monter je prends sur moi je ne lui dis rien j’essaie de le sortir à quelqu’un je n’ai pas le temps d’être écouté
Rien ne sort
Je me suis fait prisonnier par ma propre coquille. Ce n’est pas mon corps qui déraille. C’est moi. Par où commencer ? Elle n’est pas non plus dans mon monde. Ce dernier est hermétique. Fermé comme une porte blindée. Le corps commence hah - Elle n’est plus de mon monde. Je l’expulse contre ma volonté Ce n’est qu’une enfant et son insouciance me fait perdre les pédales. Sa sincérité semble vraie mais son approche du monde me déçoit tant. Ce n’est qu’un petit sucre qui se dissout dans une mare d’acide nitrique. Il faut qu’elle sorte qu’elle prenne conscience que j’existe en tant que tel. Je dois chercher à comprendre. Mes choix ne sont qu’illusions. Mais pourquoi je m’évertue à me confier si elle ne le fait pas.
Pourquoi je livre mes pensées si elle en est à se refuser nue devant moi
Pourquoi ce manque de confiance
J’ai fait quoi
J’ai fait quoi
Non je ne te ferai pas lire
Non tu ne peux pas lire
Je vais -

Tu veux continuer ?
Tu en veux encore ?
Oui je ne sens plus la douleur
Oui fais-moi encore subir
Mais je n’y parviens plus
Mange-moi
Ronge-moi
Détruis-moi
Aime-moi
Fais quelque chose
Ouvre ta plaie
Laisse couler le pus
Essuie tes larmes
Où va-t-on ?
Ne t’embête pas à le savoir
Parce que tu le sais déjà
Je ne pense pas.
Et pourtant

Aah j’exalte je vis
je sens la machine implacable
me rouler dessus la fissure
s’ouvre le néant suinte mon cerveau
dérape je suis le néant je suis
le blanc vide

-

Du calme
Du calme
Elle s’en fout. Elle ne
Se rend pas compte.
Elle n’est pas comme toi
Ah ! elle est saine et
Elle ne te connaît pas

-

Je suis toujours plongé dans le noir.

Je n’ai plus de trace de ma sœur. Plus de trace de quoi que ce soit.

Il y a un son.

Un son dément qui résonne de droite à gauche.
Une horloge fracturée, agonisante ; à moins qu’il ne s’agisse d’une barre de métal frappée contre du verre dans une cadence répétée.

A gauche, à droite. Trotte dans ma tête.

Aha aha
Elle ne t’aime pas
Aha aha
Elle s’en fout de toi
Aha aha
Trotte, trotte dans ma tête
Elle ne s’ouvre pas
Tu ne la connais pas
Tu ne la connaîtras pas
Parce que
C’est comme ça
Aha aha
Aha aha

Arrête ça ! Ca ne m’amuse plus !

Tu veux sortir ?
Oh oui sors
Sors
Je te suis

Non… Je t’en prie… Arrête ce bruit… Je veux retrouver ma sœur… Maman, aide-moi…
Où es-tu ?

J’avance droit devant moi, de plus en plus vite ; j’ai cessé de croire à un éventuel mur invisible. Tant pis si j’en prends un en pleine face… je n’en peux plus d’être plongé dans l’obscurité. Mon angoisse prend forme… mon pouls s’accélère… je ne veux plus être ici !

Le bruit de mes pas est étouffé par le sol caoutchouteux si bien que je n’entends rien d’autre que mes veines qui frétillent au rythme de mes battements de cœur. De nombreuses gouttelettes de sueur viennent à rouler le long de mon cou, créant de multiples démangeaisons qui m’empêchent de courir droit. Je me gratte tant que je peux, en tentant de garder mon calme malgré l’alarmante situation.

Contre toute attente, l’espoir renaît.

Une faible lueur apparaît à une vingtaine de mètres devant moi. Il s’agit d’une ouverture rectangulaire, semblable à une embouchure de porte ou à une fenêtre dont la vitre ne serait plus. Je ralentis et reprends peu à peu mon souffle tandis que j’arrive à la source lumineuse. Je m’approche du cadre, analysant sans hâte le nouvel espace qui s’offre à moi.

Je suis au troisième étage d’un immeuble typique de l’ancienne bourgeoisie parisienne. Celui-ci forme un U autour d’une cour intérieure, si bien que je n’ai aucun mal à observer les appartements d’en face depuis mon rebord de fenêtre.

Il doit être tard… la lumière du jour a presque disparu sous un épais manteau de nuages. Le misérable éclairage ne provient presque plus que des fenêtres encore allumées sur la façade d’en face. Le second étage semble agité ; depuis une des fenêtres il me semble voir quelqu’un s’affairer dans sa cuisine, tandis que depuis la fenêtre adjacente quelque chose bouge de manière répétitive dans une lumière tamisée, dans des mouvements empreints d’ambiguïté.
Mpfff... Mmmppffff...

Je saute.

La cour doit bien faire dix mètres en largeur, mais je la saute et j’atterris le plus normalement du monde dans la chambre où se déroule la scène secrète. Je tente une roulade pour éviter une chute trop douloureuse mais la pièce est trop petite pour me laisser terminer ; aussi mon épine dorsale rencontre la dureté du placard en bois aggloméré qui se tient en lieu et place de quatrième mur. Les occupants du lit n’ont visiblement cure de ma présence et continuent ce qui me semble être des ébats étouffés par le duvet. Je me relève lentement, essuyant la sueur qui me coule le long du cou. Celle-ci me démange terriblement ; j’arrive à la penser comme des insectes qui me chatouilleraient la nuque. L’humidité de la chambre n’aide pas à me faire retrouver de l’air. Cet endroit pue le sexe.

- Encore...

Je saisis une des extrémités du drap et dévoile les corps qui s’agitent. Il y a là deux jeunes adolescents. Le premier, âgé de quinze ans tout au plus est allongé sur le dos, les jambes écartées, le corps glabre luisant dans la pénombre, et regarde en tremblotant celui qui semble être son petit frère s’occuper de son membre viril déjà englouti aux trois-quart. Doucement, puis frénétiquement, il effectue des va-et-vient passionnés comme pour montrer qu’il est reconnaissant de sa soumission fraternelle.
J’aurais pu hurler, j’aurai pu m’enfuir ou les faire cesser. Mais le grand frère m’a interloqué.

- Tu veux prendre sa place ?

Non, bien sûr. Qui le voudrait ?
Et pourtant je m’agenouille, je prends la place du jeune éphèbe qui me la cède avec tendresse et me regarde m’approcher, déjà jaloux et en manque de ce qui m’est accordé. Devant moi se dresse le pilier de l’interdit, du tabou absolu que je prends délicatement dans mes doigts frétillants comme des poissons hors de l’eau. Mon coeur bat à tout rompre devant l’appréhension de la scène qui va se dérouler.

Juste un arrière-goût de caoutchouc

- Encore... Encore !

- Plus vite !

-

Non, je suis toujours dans le noir.

Perdu dans mes hallucinations, je marche toujours, les bras fatigués d’attendre un mur qui n’arrivera sans doute jamais. Mes mains n’ont plus de raison d’être, elles se sont transformées en inutiles pare-chocs, tout comme mes pieds qui ne font rien d’autre que de répéter inlassablement le même mouvement. Celui de gauche se lève, je fais basculer mon centre de gravité en avant, il se pose quelque part en dessous de moi, puis mon talon droit quitte le sol et ainsi de suite. Je répète encore et encore cet immonde mouvement propre aux bipèdes qui permet de se déplacer dans un espace donné. Il est où, mon espace donné ? Ce qui m’entoure n’est même plus un espace... c’est simplement ce qui est à l’extérieur de mon corps puant.

Mon corps... Qu’est-ce que c’est que cela ? Cette chose en sueur qui entoure mes perceptions ? Que reste-t-il à percevoir ?

J’ai soif.

Il a soif...

Je sens l’intérieur de ma gorge qui se dessèche ; en fait, je deviens cette gorge irritée qui appelle à l’aide entre ma bouche et mon estomac, et qui réclame quelque chose qui puisse couler et calmer ses douloureuses ardeurs. Je veux quelque chose qui coule, n’importe quoi d’autre que cette sueur qui devient aussi insupportable que s’il s’agissait de milliers de cloportes qui se faufileraient entre mes poils et mes vêtements.

Merde, ce n’est pas mon corps ! Je suis toujours dans ce cauchemar. N’y a-t-il pas moyen de faire disparaître ces résidus de sensations ?

- Ne pense à rien. Ressaisis-toi. Tout cela ne peut pas être vrai...

Je m’assois sur le sol meuble et, pendant un certain temps, je regarde les petites étoiles de couleurs qui tournent et dansent autour de moi. Je me demande qui d’elles ou de moi sont les plus réelles. J’arrive tout juste à me projeter l’image d’une chaise avant que celle-ci ne s’évanouisse dans la vague brume de mes illusions rétiniennes.

- Maman...

- Je suis là, mon chéri.

Je sursaute. Je pourrais reconnaître sa petite voix d’entre mille. Cela ne peut être qu’elle.

- Maman ? Maman !

Sa voix n’était pas très lointaine. Je me relève aussi vite que je peux et étire en quelques coups secs chacun de mes mollets fatigués. Pourquoi ne répond-elle plus ? Elle était juste là, elle ne pourrait pas m’abandonner, pas moi. Elle a déjà abandonné ma sœur dans je ne sais plus quelle circonstance, mais elle ne le ferait jamais avec moi. Je n’ai pas rêvé, elle est bel et bien tout près de moi.

- Maman, réponds-moi ! Où es-tu ?

Je lance mes bras à droite et à gauche comme des frondes. Il me semble à chaque fois entendre des bruits mais je me rends vite compte qu’il ne s’agit que de mes doigts endoloris qui craquent avec la force centrifuge. C’est d’autant plus difficile d’entendre quelque chose avec le sol qui inhibe tous les bruits...

Je continue mes mouvements effrénés en évitant d’imaginer le ridicule de ma façon de me déplacer. De toute façon, personne ne me voit ; à moins qu’il ne s’agisse d’une expérience transcendantale, et qu’il y ait quelques divinités qui du haut de leur nuage sont en train de se payer ma tête en sirotant quelques bières éventées.

Pourquoi plus rien ne tourne rond ? Je devrais être réveillé ; pourtant je ne sais même pas où. Et si je rêvais vraiment, je n’aurai pas une telle conscience de mes faits et gestes, encore moins de mon corps.

- Mamaaan !

Je perds l’équilibre et retombe tête la première par terre sans laisser le temps à mes bras d’amortir ma chute. Ma peau transpirante s’agrippe et s’étire douloureusement en restant collée au plastique mou.

Je reste allongé là un certain temps ; sans doute bien moins que je ne l’imagine si je prends en compte la difficulté qu’a l’être humain à évaluer le monde sans se servir de schémas préfabriqués. Dix secondes paraissent une minute, dix minutes paraissent une heure. Et une heure n’est plus rien lorsque rien ne se produit. Il n’y a guère que ma respiration et les battements de mes tempes pour m’aider à concevoir une nouvelle idée du temps.

Et puis, une lumière.
Je rouvre les yeux pour admirer quelque chose qui n’est plus de l’ordre de l’hallucination désespérée.

Un métro. Une seule rame. Je suis assis sur un des sièges en plastique du quai ; c’est même la première chose que je perçois qui ne soit pas cet infâme sol rugueux qui s’agrippe à la plante des pieds.

La rame se rapproche et ralentit dans un bruit strident. Ce que je vois à travers les vitres graisseuses des portes en train de s’ouvrir dans un petit mouvement pneumatique me laisse sans voix.

La rame est remplie à ras-bord de gens entièrement nus, alignés en rangs d’oignions tout le long et faisant face à la station. Le premier rang est entièrement constitué d’enfants, tandis que les adultes occupent tout le reste de l’espace. Les fillettes pré-pubères font office de cache-sexe aux hommes qui se tiennent derrière eux, droits comme des piquets. Ce qui est encore plus surprenant, c’est qu’il ne s’agit pas du tout d’une foule hétéroclite ; en effet, chaque personne est présente en trois ou quatre clones parfaitement identiques. Leurs corps sont aussi rigides que des cadavres, et leurs pupilles creuses sont rivées sur moi.

- Rejoignez-nous !

Oui, je le veux, je dois les rejoindre ! Ils sont si beaux, tous alignés ! Ces fillettes aux yeux bleus, ces femmes aux poitrines galbées, ces hommes avec leurs muscles élancés !

Une voix se fait alors entendre par un hygiaphone que je n’avais pas remarqué jusqu’alors.
- N’y allez pas. C’est sans retour. Ce n’est pas le bon choix...

Mon regard plonge dans celui d’un homme d’âge mur, le premier de sa rangée. Il reflète ma vision de la démence, au delà de toute logique ou absurdité. Il est ce que je pourrais devenir. Est-ce que je le veux vraiment ?

- Un monde de plaisirs inavoués vous attend... C’est votre monde, vous n’y échapperez pas !

- Restez sur le quai !

Je regarde la rame repartir lentement, sans même refermer ses portes. Les visages se tournent comme des tournesols pour suivre le point où je me trouve. Ai-je fait le bon choix ?

- Je n’y échapperai pas, hein...

Je repars dans le sens opposé, avec des sentiments partagés entre la satisfaction d’avoir fait le bon choix et la déception de ne pas avoir pu goûter à l’autre.

La seule issue possible se trouve de l’autre côté, sous la forme d’une petite porte rouillée qui pourrait passer pour une porte de service, si service il y a. Au moment où je tends mon bras pour attraper la poignée déjà infectée par la moiteur environnante, je réalise que le teint de ma peau s’est éclairci. Quelque chose la modifie de façon très sensible puisque je m’en rends compte malgré la faible luminosité qu’offrent les quelques néons qui n’ont pas encore rendu l’âme.

Allons donc...
La porte s’ouvre sur un immense couloir très étroit et plongé lui aussi dans l’obscurité. Personne ne m’obligera à l’emprunter.

Je referme la porte et retourne m’asseoir sur une des banquettes de la station.
J’aimerai tant m’endormir une fois pour toutes, où bien me réveiller, n’importe quoi qui puisse changer ce paradigme qui m’étouffe.

- Que quelqu’un me sorte de là...

Rien ne se passe. J’ai la désagréable impression que tout est déjà prévu pour ma perte, et que ce couloir mène exactement là où quelque chose - ou quelqu’un - souhaite m’embarquer. Mais je ne me laisserai pas faire. Qui m’empêchera, par exemple, de descendre sur la voie et d’emprunter les rails ? Non pas pour suivre la rame, mais pour savoir d’où elle vient. Si ces gens sont apparus là, comme cela, pour le plaisir de la situation ; alors je saurai que tout ceci n’est qu’un immense cauchemar grotesque et je n’aurai plus qu’à ruser un peu pour m’en sortir.

Je fais mes quelques pas en avant et laisse tomber ma lourde carcasse sur les petits cailloux qui entourent les barres électrifiées.

-

En me levant ce matin, j’ai eu la désagréable sensation d’avoir perdu quelque chose. Comme un deuil, sans personne à regretter. Qu’ai-je perdu ? Peu importe, c’est ce manque qui m’obsède.

Je me lève lentement et pousse la porte de ma chambre avant de me prendre les orteils dans le tapis et de tomber tête la première sur le sol impitoyable.

En me relevant, je réalise que toutes les portes de ma maison se sont combinées en une seule, tout au bout de la mezzanine. Et moi, comme un imbécile, je l’ouvre.

Une pièce noire.

Au centre de celle-ci, une table d’environ deux mètres éclairée par une ampoule jaunâtre dont le fil pend depuis un hypothétique plafond plongé dans le noir absolu. Une forme s’apparentant à un corps est dissimulé sous une bâche qui recouvre la totalité de la table.

L’envie et le manque me rongent depuis un certain temps. Je grelotte de froid dans cette atmosphère cadavérique. Comment insuffler un peu de vie à cette macabre mise en scène ?

Et si...

J’ai envie de savoir ce qui se cache sous cette toile crasseuse. Aucune respiration ne vient perturber ses plis...

Je m’approche de la lumière et agrippe un angle avec ma main droite. Je rabats la bâche sur le dessus pour découvrir le visage diaphane d’une jeune fille que j’ai déjà vu auparavant. La fille qui se trouvait dans mon lit...

Elle est allongée comme sur une table de dissection. Sa tête m’apparaît à l’envers, la bouche entrouverte et les yeux rivés dans les miens, figés dans une posture inquiétante. Elle est vraiment belle, avec ses cheveux noirs et humides collés sur ses joues glaciales. J’approche mes mains tremblotantes de sa peau et laisse glisser mes doigts le long de son visage. J’effleure la base de son cou et me laisse emporter par une soudaine montée de chaleur. Quelque chose me pousse à faire ce que jamais je n’aurai pu faire dans d’autres circonstances. Mais qui s’en soucie ? Mes mains se faufilent sous sa couverture improvisée et remontent le long de ses courbes, ralentissant sur les zones les plus douces et tactiles.

Une idée à la fois terrifiante et excitante me vient à l’esprit en me projetant mentalement la position dans laquelle je me trouve. Plutôt que de la laisser passive face à mes attouchements, je pourrais profiter du fait qu’elle garde sa bouche ouverte pour assouvir cette envie qui m’obsède depuis longtemps. Son visage est juste au niveau de ma ceinture, et cette proximité ne me laisse pas indifférent. Tandis que ma main droite s’affaire sur sa délicieuse poitrine raffermie par la raideur propre aux cadavres, la gauche détache les boutons et libère mon vit de sa cage vestimentaire. Celui-ci est déjà durci par la dimension fantasmatique de ce qui va arriver. Son extrémité frémit en touchant les lèvres bleutées du corps de la jeune fille. Je l’aide à s’insérer délicatement dans sa gorge gelée et effectue lentement quelques va-et-vient tout en dévoilant la plus grande partie du corps de ma partenaire silencieuse.

Du caoutchouc ?

La lubrification se fait d’elle-même grâce à mon liquide séminal qui s’écoule lentement dans sa gorge obstruée.

Le cadavre serait-il encore réceptif à ma libido ? Ses seins se raffermissent peu à peu, tout comme son conduit buccal qui se resserre autour de mon phallus en transe. J’aurai pu prendre plaisir à sentir cela, mais ce n’est pas du tout ce qui est en train d’arriver. Il me semble que le corps bouge, ondule de façon tout à fait singulière. Sa peau s’adoucit et ses hanches mincissent à présent à vue d’oeil, millimètre par millimètre.
Non, elle ne mincit pas... elle rajeunit.

- Merde !

Me voilà piégé dans sa mâchoire rétrécie. Je vois sa poitrine rétrécir jusqu’à reprendre sa forme pré-pubère. Elle ne doit pas avoir plus de dix ans à présent. Il m’est devenu impossible de me retirer, de peur d’y laisser de la peau. La pression exercée par ses dents devient préoccupante. Autour de moi, il n’y a rien qui puisse m’aider outre mesure. Je me secoue, j’essaie d’étirer ses maxillaires mais rien n’y fait. Son corps continue de rajeunir. Ses orteils apparaissent. Elle avoisine les sept ans.

- Mais... que fais-tu à ta soeur ?

Maman !
J’étais si absorbé par mon problème actuel que je n’ai même pas entendu la porte s’ouvrir. Elle pousse l’interrupteur et laisse une soudaine lumière aveuglante envahir la chambre. Elle hurle un bon coup puis se colle contre la paroi la plus proche, en tentant de griffer le papier-peint ringard qui recouvre les murs de ses petites fleurs décolorées.

Je m’aperçois que le corps de ma petite soeur n’est pas du tout mort, ni même endormi. Elle reste pétrifiée par la panique et par ce qui lui restreint la respiration.

Noir.

Le corps s’est retourné en une fraction de seconde. Ses deux jambes m’étreignent à présent le bassin. Mon rythme s’accélère. Je transpire.

Noir.

La moiteur de la pièce m’accable. Ma mère a disparu. Le corps a repris sa position initiale.

Noir.

Les murs ont disparu. L’ampoule a réapparu. Le corps mort est à nouveau devant moi. Je suis toujours en elle. Les mouvements de mon pubis sont à présent autonomes, comme dirigés par une pompe hydraulique dont la pression ne ferait qu’inexorablement augmenter. Je suis comme prisonnier de mes globes oculaires qui me montrent tout et n’importe quoi.

Elle va bientôt passer en dessous des quatre ans...

Noir.

A un certain point dans ma crise, il m’a semblé voir des corps, où plutôt des constructions abstraites à partir de morceaux de chair humaine s’approcher de la lumière, peut-être même me sourire et finalement repartir dans les abîmes.

Les petites rondeurs du bébé qui entoure mon phallus forment d’agréables poignées pour ne pas perdre prise. Tout mon sang semble glisser à présent vers ce nouveau-né, si bien qu’on croirait presque qu’il ne s’agit que d’une grosse tumeur qui aurait infecté mon prépuce.

Noir.

Cette fois je les ai bien vus. Ils ont des visages cousus à la place des jambes et dieu sait quoi pour les faire se tenir debout. Ils semblent arriver comme des badauds voyeurs, sachant pertinemment ce qui va advenir de moi. Je les vois essuyer leur bave par terre, parfois ramasser quelques bouts de viande qui vient se décoller de leurs flancs immondes.

Noir.

Je n’en peux plus. Je vais exploser.

Noir.

Quelque chose a changé. Au moment où le bébé aurait dû, en bonne logique, se changer en foetus, puis en embryon avant de s’évanouir dans le néant, il a plutôt préféré reprendre forme adulte - exactement comme je l’ai retrouvé dans mon lit ce fameux soir - c’est-à-dire avec ses courbes généreuses, ses hanches souples et ses cheveux noirs de jais. Tout semble y être - Où est sa tête ?

A l’instant même où tout mon corps laisse place à une formidable libération de jouissance, je constate avec horreur que son cou est tranché net et que je suis en pleine pénétration de son oesophage humide et congestionné.

Blanc.

-

Je n’arrive pas à trouver le sommeil…

Ma tête tourne. Bon sang, qu’est-ce que j’ai bien pu boire pour être dans un tel état ? Cela doit bien faire une demi-heure que j’entends ces sifflements dans ma tête… Celle-ci tremble tant qu’elle résonne à l’intérieur d’elle-même…

Tiens, je n’arrive même plus à me rappeler où je suis… dans quelle chambre est-ce que l’on ma casé ? Cette soirée, c’était pour fêter quoi ? Trop de questions nuisent à la santé des neurones survivants… Je vais rester allongé là encore un petit peu, jusqu’à ce que le sommeil m’emporte…

J’entends ce bruit au loin… comme un caisson de basses qui grésille… il flotte aux alentours…