Les pieds devant

Le 02/04/2008
-
par Marquise de Sade
-
Thèmes / Obscur / Nouvelles noires
Tiens, une vraie nouvelle, avec une vraie intrigue, ça devient rare. Ca se passe dans une prison pour femmes, avec une détenue prête à tout pour s'en sortir qui s'acqquine avec un gêolier particulièrement pourri. Des conditions idéales pour peu que l'auteur sache mener sa barque. Et c'est une réussite. C'est bien construit, avec la bonne dose de sordide et assez de brutalité crade pour nous tenir en haleine. Excellent.
Quand j'étais petite, j'ai vu un truc comme ça.
J'en ai pas dormi pendant 3 h.
Les filles m’avaient dit que pour s’en sortir ici, le seul moyen c’était de coucher avec les matons pour avoir ses doses de blanche et ne plus penser à rien en attendant la fin.
Ne plus penser à rien, c’était justement ce que je voulais éviter. Il me fallait toute ma concentration pour mettre mon plan au point, ne rien laisser au hasard, tout prévoir, même l’imprévisible.
C’est ce plan que je retourne à cet instant dans ma tête en attendant l’arrivée d’Eddy.

Eddy, c’est le pire de toute la prison. Mais c’est de lui que j’avais besoin, c’était le seul qui pouvait m’aider. Les premières semaines, je l’envoyais chier chaque fois qu’il débarquait dans ma cellule avec ses petites lunettes en métal et sa moustache de flicaillon. Ca m’avait valu presque trois semaines d’isolement quand je lui avais cassé ma chaise sur la gueule. Trois semaines où j’avais mis au point ma sortie, point par point, chaque détail.
Quand j’avais regagné mon quartier, j’étais bien moins farouche. Eddy, il pensait que c’était parce que j’avais peur de lui. Moi je savais que c’était parce qu’il me serait utile.
Eddy, c’est le pire de tous parce qu’il a une petite bite. Les micros pénis sont tellement humiliés qu’ils ont besoin de prendre le pouvoir autrement, je pensais que c’était un cliché, Eddy est le stéréotype du cliché. Il y en a qui deviennent serial killer, d’autres matons. Eddy était un peu des deux.
Les filles racontaient qu’un jour une nana était restée sur le carreau à cause de lui. Défoncée tellement profond par sa matraque qu’il lui avait déchiré l’intérieur. Elle était morte d’une hémorragie. Officiellement, c’était un suicide. Officiellement pour les autorités, parce qu’en dehors des codétenues, ici, plus personne n’a de famille.
A la prison pour femmes de Hellsburry, on rassemble celles qui n’ont plus aucune chance. Les meurtrières, les irrécupérables, les tueuses d’enfants, les condamnées à vie ou à mort.
Condamnée à vie. C’est ce que m’a dit le juge le 21 mars 1938, le premier jour du printemps. Ca m’a fait rire le jour où le juge m’a dit ça. La perpétuité, c’est tout sauf une condamnation à la vie. C’est votre âme qui s’éteint sous la voix d’un jury pour ne laisser qu’une enveloppe vide.

Il fait noir, trop noir dans cette boîte. Je me suis habituée au bout de 8 ans à vivre dans un espace réduit. Je suis seule dans ma cellule. Trop dangereuse pour qu’on me mette une co-détenue depuis que j’ai crevé l’œil de Gina. Trois mètres carré juste pour moi. La claustrophobie c’est la mort en taule, alors on s’habitue aux espaces fermés, mais il y a toujours une lumière. Une bougie, les veilleuses, les torches dans la gueule toutes les 2 heures pour vérifier que vous êtes toujours en vie, dans votre condamnation, la lune par la fenêtre découpée par les barreaux, les cris des autres à l’autre bout du couloir. Mais ici dans cette boîte, c’est l’obscurité totale et le silence. Putain Eddy, magne-toi.

Entre Eddy et moi c’était un rapport de force. Il me baisait avec sa matraque et je ne faisais aucun commentaire sur sa queue. Pas même un sourire, à aucun moment mais mes yeux se plantaient dans les siens jusqu’à ce qu’il regarde le carrelage usé. Je n’avais jamais fait aucune remarque. Je crois qu’en cela, il me respectait. Il me baisait, m’ouvrait les douches pour que je me lave pendant qu’il matait le sang qui coulait sur mes cuisses avec son sourire en coin, puis on fumait une clope ensemble sur la table de la morgue en se disant ce qu’on ferait si on était dehors. Après le suicide officiel du matricule 24967, la direction l’avait rétrogradé à la morgue. Dès qu’il y avait un mort dans la prison, Eddy prenait le corps, il le nettoyait, l’habillait et l’enfermait dans une boite en attendant l’aumônier pour aller l’enterrer à l’extérieur de la prison. Je ne crois pas que c’était une punition pour Eddy, mais une promotion. Eddy les avait à sa merci une fois crevées, et personne pour le déranger. C’est dans sa morgue que naquit mon plan d’évasion, le ventre posé sur la table d’embaumement à côté de la vieille Beth, pendant qu’Eddy se branlait sur mon cul. Au départ, il m’avait traité de folle. On ne s’évade pas de Hellsburry, sauf les pieds devant, qu’il m’avait dit. C’était bien ce que je comptais faire.
« Si tu m’aides, tu pourras faire tout ce que tu veux sur moi. Et à la sortie, je te file la moitié du fric que j’ai piqué au vieux avant que les flics ne m’attrapent. Tu sais qu’on n’a jamais retrouvé le fric et on se tire ensemble. T’as quoi à perdre ? T’es pour perpet’ aussi dans ce trou, t’as pas de famille, pas d’ami. » Ca l’avait fait rire. Huit jours après, il était venu une nuit me trouver dans ma cellule pour me dire qu’il était ok.

A chaque morte découverte, les cloches de la chapelle sonnaient. Eddy se mettait en route, en se frottant les mains. Nous, ça occupait nos conversations pendant quelques jours de chercher de quoi une telle ou une telle pouvait bien avoir crevée. Ca laissait la place aux rumeurs les plus sordides, certaines s’étaient faites des réputations d’enfer avec ses rumeurs. Derrière leur regard et leur sourire, on pouvait imaginer les règlements de compte qui avaient eu lieu. Pourtant bien souvent, c’était le scorbut qui les faisait les règlements de compte. La mort n’est pas jouasse en taule, elle a ses plans pour toujours arriver victorieuse.
Mon plan d’évasion était simple. Au prochain macabée, je filais à la morgue et je me glissais dans la boite avec elle. Eddy scellerait la boite, m’enterrerait avec l’aumônier de la prison, et viendrait me déterrer au petit matin, après son service de nuit. On passait récupérer les thunes et à nous la belle vie. Eddy m’avait dit qu’à la radio ils disaient la guerre avait laissé des vies à reconstruire en Europe. On prendrait un bateau et on disparaitrait sur le vieux continent.

Je n’ai pas d’heure avec moi, et même que j’en aurais, je ne verrais rien. Il fait noir, terriblement noir. Je peux à peine bouger les bras. J’ai des fourmis partout, mon corps s’ankylose avec ce froid, et c’est pas ce corps à coté de moi qui va me réchauffer. J’ai calculé que je pouvais rester 4h dans cette boite à partir du moment où le corps serait mis en terre avant de manquer d’oxygène. Magne-toi le cul Eddy ! Je commence à délirer, l’air se raréfie. Je me suis bien demandée si il ne me lâcherait au milieu du plan. C’était un risque mais il aimait bien trop me baiser pour se passer de moi, puis cinq cent mille dollars, ça motiverait n’importe qui. A Hellsburry, les rumeurs doivent aller bon train, j’en suis sûre. Je me demande de quoi elle est morte celle-là. Je ne sais même pas qui c’est. J'ai filé jusqu'à la morgue au premier coup de cloches, Eddy laisse ma cellule ouverte, pour que je vienne le retrouver lui et sa matraque, et je me suis faufilée sous le couvercle. Toute façon j’en connais pas les trois quart des détenues. Je n’ai jamais approché trop les filles. Ma réputation m’avait précédée, et quand je suis arrivée à la prison, aucune n’a osé m’approcher. Trois meurtres de sang froid pour de l’argent et une prise d’otage qui s’est soldée par la mort d’un journaliste et d’un témoin en plein tribunal, ça impose le respect. Là aussi la rumeur avait joué en ma faveur. Le tribunal, c’était pas moi, c’était Stan.

On pensait qu’on l’avait rodée notre technique. On repérait des couples de petits vieux à la sortie de la synagogue, puis le soir, quand ils dormaient, on débarquait, on les ligotait et on vidait la maison. Sauf que cette nuit là, le fils était en permission et qu’il dormait pas. Ca a été la boucherie. Stan l’a égorgé, j’ai étouffé la vieille et le père nous a crevés entre les doigts avant qu’on s’en occupe. La police a pas attrapé Stan de suite, moi je me suis faite calée au fond de la rue quand ma cheville s’est peté. Puis au tribunal, il est arrivé avec un flingue, il voulait qu’on me libère, il voulait qu’on s’enfuit tous les deux, et la police a tiré la première. Je crois que c’est elle qui a eu le gars du New York Times, mais ils ont dit que c’était Stan, juste avant qu’un des flics le touche à l’estomac. Il est passé à la chaise trois semaines après son procès.

Mes pieds me font atrocement souffrir. Je crois qu’ils gèlent. Bouger un peu, les doigts, les mains. Et ce noir qui commence à m’étouffer autant que l’oxygène qui se raréfie. Eddy n’aurait pas osé. Non, j’en suis sûre. Pas me laisser crever comme ça.
Ma voisine de boite n’est pas causante. Je me demande quand même de quoi elle est morte. C’est pas Eddy qui a fait le coup cette fois-ci. Depuis que je lui donne tout ce qu’il veut, il laisse les autres filles tranquilles. J’accepte toutes ses perversités. Je ferme les yeux et je pense à Stan et à mon évasion quand il me baise avec tout ce qui lui tombe sous la main. Mon rire raisonne dans cette boite. J’essaye de me tourner, peut-être que je pourrais pousser un peu le couvercle avec mon épaule. A combien de mètres on enterre un cercueil ? Un mètre ? Deux mètres ? J’ai deux mètres de terre au-dessus de moi et j’espère la soulever avec mon épaule. La morte est là devant moi, je ne la distingue pas, je peux juste sentir son odeur. Je ne pensais pas qu’un corps puait aussi vite. Je me demande si elle commence déjà à se dégrader. Peut-être que la pourriture envahie peu à peu son visage. Putain, faudrait pas que je me chope une maladie avec ces conneries. Ma main touche un morceau de son vêtement.
Dans sa poche je sens quelque chose. Ca me fait penser à ces morts qu’on enterrait avec leurs armes et leur fortune. Ca serait un bon présage si on lui avait mis ses thunes dans sa poche. A la réflexion, je vois mal Eddy lui farcir les poches de fric. Il lui farcirait plus facilement son sexe de sperme que de lui mettre 1 dollar en poche.
C’est un briquet. Ils lui ont laissé un briquet dans sa poche. Pour fumer sa dernière clope ?
Mon rire dans cette boite me fait l’impression d’être une démente. Moi aussi je m’en fumerais bien une de clope.

Le réservoir d’essence est presque vide, la flamme ne prend pas. A moins que ça soit l’oxygène. Plus assez d’oxygène pour qu’il prenne. Non, c’est pas possible, moi je respire encore. J’écoute. Il n’y a que le silence. Non, c’est pas le silence. C’est le vide. C’est encore pire que le plus grand des silences.
Des étincelles éclairent faiblement la boite. Faudrait pas que je fasse flamber le tout. L’état ne dépense pas plus qu’il ne faut pour ses détenus. Quelques planches de sapin, et rien d’autres. J’ai froid. L’humidité de la terre a pris possession de tout l’espace. Dehors c’est la nuit doit finir, c'est ici qu'il fait noir.
J’ai réussi à avoir une faible flamme. La pénombre remplace le néant de mon cercueil. Enchantée chère voisine. Mes yeux s’habituent un peu et distinguent le profil de ma compagne provisoire d’évasion.

Le briquet est définitivement vide. La flamme s’est éteinte quand j’ai éclairé la monture métallique des lunettes au dessus de la moustache. Eddy était déjà là depuis longtemps.
Il avait raison. On ne s’évade pas de Hellsburry, ou alors les pieds devant.