L'ancien combattant

Le 05/04/2008
-
par Sharivary
-
Thèmes / Obscur / Triste
Personnage neutre, style neutre, histoire neutre. Dur de distinguer quoi que ce soit à retenir dans ces conditions. En fait le seul truc qui m'a fait lever un sourcil, c'est une certaine forme d'appitoiement larvaire, par endroits, sur ce personnage en bout de course et tué par la monotonie et le jmenfoutisme. Le reste est volontairement plat et morose, et en ce sens, ça fonctionne.
Bernard, tout seul sur le balcon avec une clope au bec. Dernier étage d'un HLM. Une vie passée à monter les marches.
Quarante-six ans, mécanicien. Brave type sans histoire. Veste en cuir marron, jean usé avec chaînes épaisses. Mollets esquintés de part et d'autre, torse poilu, dos fragile, grosses veines seyantes au niveaux des avants-bras, teint mat et peau sculptée de rides (surtout à l'arrière des yeux), cheveux poivres et sel, courts et pas coiffés.
La nuit (2h04). Une parmi d'autres. Toujours les mêmes. Séance quotidienne de méditations philosophiques des plus enrichissantes.
Son balcon gris à deux heures du mat. Ses Craven, son scooter, sa femme ramollie, son gosse (cadre d'entreprise chez Hyundai), les bourrettes avec Francis, les douches froides, le boulot, les pantoufles, le Monoprix, la vaisselle, et la téloche pendant les repas histoire de combler les vides. La téloche, la vaisselle, aussi ; et le Monop', et les pantoufles, et le boulot, et les douche froide, et les bourrettes, et Francis, et le gosse, et sa femme, et le scooter, et les Craven. Et le balcon le soir. Toujours.
Jamais un soupir, jamais une larme, jamais un sourire. Routine et mémoire en guise de quotidien : la vue depuis le balcon, toujours la même, et puis l'escalier derrière lui.
L'escalier... un joli mot.
C'était avant que tout se fige. Quand sa vie avançait ; plus vite que lui des fois. Il la suivait à l'aveuglette, prévoyait ce qu'il pouvait et consommait le reste comme on peut consommer chaque chose inattendue. Avec le sourire. Tantôt immédiat, tantôt tardif - mais toujours mérité, dans ce dernier cas. Toujours. C'était un fonceur, Bernard. Un mec qui traçait sa route en regardant vite fait le paysage autour. Vite fait, bien fait. Il y puisait tout ce qu'il pouvait et s'en servait pour recharger ses batteries. Les recharger dans quel but ? Pour aller vers quoi ? Il s'en foutais avec une dignité insolente. Mais il se battait. Contre rien, mais il se battait. C'était son kiff. Et il avançait, continuellement, vers nulle part.

Et puis un beau jour il a fait une drôle de pause.
Il regardait les autres, se regardait lui et se disait que, au bout du compte, il avait pas trop mal réussi. Que ça y était, qu'il s'était accompli bravement, avec les honneurs. Et puis il y a eu Lucile, qui voulait une baniole et une baraque où s'installer. Se poser, quoi. Ben allons y. Alors il s'est posé là, et il a appris à se contenter des choses. A vingt-cinq ans il avait réussi sa vie, alors il s'est posé là et il a tout arrêté. Se battre pour quoi ? Vers quel but ? Ça devait être un peu con tout ça, finalement. Il a jamais redémarré.

A cet instant précis, le 27 mars 2008 à 2 heures 4 minutes, Bernard Boulanger saute de son balcon sans savoir pourquoi. Une inspiration soudaine, un coup de tête. Un truc viscérale et irréfléchi. Là, il s'apprête à s'écraser la tête contre le bitume. Il voit le sol s'approcher à toutes vitesse et il ne pense à rien.