Lucie

Le 10/04/2008
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par Johnny
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Thèmes / Saint-Con / 2008
On dirait que c'est pas l'année des gros gags qui tâchent. Encore un texte franchement sérieux, une vraie nouvelle bien construite et bien écrite, qui se place dans le cadre de la Saint-Con presque par inadvertance. Parce qu'avant d'être le récit d'une crémation, c'est surtout le portrait psychologique subtil d'un taré, une tranche de vie angoissante. C'est très bien, mais c'est pas très festif tout ça.
Tout est silencieux, à présent. La conscience prend acte de tout, en même temps. Le rideau s’est levé. Ce n’est plus la vitre d’où j’observais le monde comme une étrangère. Ce n’est plus le filtre des illusions, le romantisme des passions, la puérilité des croyances. C’est un miroir. C’est ce que je suis. C’est ce que j’ai fait, et c’est vide. Il n’y a plus rien pour me surprendre. L’air sent l’alcool, la cigarette, le pneu brûlé, et ça ne me dérange pas. C’est logique. Je regarde les deux corps calcinés posés l’un sur l’autre. Tout va bien.
Il était arrivé dans le bistrot comme on arrive dans un bistrot, tout simplement. Il avait ouvert la porte et s’était assis à une table un peu isolée. Il avait allumé une cigarette pour éviter de donner l’impression qu’il attendait qu’on vienne le servir. Je travaillais là depuis plusieurs semaines. Il fallait que je gagne du fric. J’avais vu une annonce sur la porte. J’avais plu au patron. Partout, les gens m’ennuyaient. Je partais, sans prévenir. Là, il y avait une vie distrayante. Comprendre pourquoi on va dans un bistrot, pourquoi on vient boire son café tous les jours, pourquoi il faut de l’alcool pour draguer, compter combien on en fume quand on se fait plaquer, combien de temps on reste seul, écouter, observer, espionner. Je lui ai apporté son demi. Il avait l’air qu’ont tous les autres. Je n’ai rien vu venir. Tout est allé si vite.

Il m’a pris la main et m’a tirée vers lui. Il a collé sa bouche contre mon oreille et s’est mis à déverser des milliers de paroles. Son souffle était comme un nouvel espoir, comme l’air pur que j’avais toujours voulu avoir en moi. Je l’ai laissé m’inonder. Il s’est arrêté en me demandant si je voulais partir avec lui. Sa question était brutale. Je n’avais encore rien dit. Je ne voulais pas que ça s’arrête. J’ai ri, puis je suis sortie, sans me retourner, sans lâcher sa main. Nous avons couru jusqu’à chez moi. Nous allions être ensemble longtemps. C’était bien.

Il n’y a plus eu d’autres questions. La sienne voulait dire : signe ici, en bas de la page, on la remplira après. J’ai signé. Je n’avais ni besoin de savoir pourquoi il me racontait tout ça, ni envie de savoir si c’était vrai. Je l’écoutais comme on lit un roman et ce petit garçon de huit ans qu’il me décrivait prit forme dans mon imagination. Son rêve enfantin me fascinait et je voulais voir jusqu’où ses délires fantasmagoriques nous conduiraient, de quelle sorte d’énormité il allait s’enquérir pour tromper mon incrédulité et me tenir en haleine jusqu’au bout de l’histoire. Il était doué. Je ne savais pas encore que j’en frémirais parce qu’à côté du trentenaire dont je ne savais encore rien, le petit garçon de huit ans était un enfant de choeur, aussi parce que j’avais posé comme un préalable à la véracité qu’un enfant de huit ans qui enfermait son cousin durant une semaine dans le placard de sa chambre ne pouvait pas être totalement vrai. Tout le reste n’allait être que fiction.

Le cousin était venu sans prévenir. Il n’y avait personne à la maison. Il semblait plus fort que lui, mais la première gifle le surprit et le coup de poing lui coupa le souffle. Il voulait juste se moquer un peu en mettant ses lunettes de plongée et en imitant ce qu’il trouvait ridiculement assimilable à une grenouille articulée. La gifle vint sonner le coup de sifflet. Le coup de poing vint stopper les rires. Le cousin fut ligoté, scotché et enfermé dans le placard. La semaine suivante, il rouvrit l’armoire et jeta le corps dans une benne à ordures. Tout le monde crut d’abord à une fugue, puis à un enlèvement. Personne ne trouva jamais le cousin.

Le petit garçon de huit ans grandit tranquillement. Les turbulences semblaient sporadiques. Il n’y eut pas d’autres cousins dans les placards, juste quelques bagarres à l’école, quelques vols dans les épiceries, quelques fugues nocturnes pour chasser les chats errants et les noyer dans la rivière. Il devint, à quinze ans, le plus fidèle allié d’une troupe de majorettes qu’il aimait suivre partout où elles faisaient les guignols en public. Elles avaient ritualisé une bise sur le front du jeune homme après chaque prestation et toutes étaient d’avis que la ronde devait continuer, qu’il y avait une fête après la fête, que le jeune homme si menu était sans danger. Il prit goût à ce privilège et crut utile que les bises sur le front descendent peu à peu et que chacune des douze majorettes soit isolée et possédée. La première fut assez docile, et heureuse. La seconde, un peu moins. Elle résista, repoussa puis finit par se moquer. Elle fut découpée. Personne ne la trouva.

Je riais. J’étais sur un campus à l’Américaine. Tout était rose et bleu. Il y avait ces grands gymnases et ces terrains de football, les beaux garçons qui courent autour, les jolies filles apeurées qui pleurent sur les gradins. Et l’angoisse qui s’installe transforme les rêves d’adolescents en cauchemars de clichés. Le reste n’était qu’un fil conducteur classique où le jeune homme poursuit ses études, pique la voiture de ses parents pour rejoindre des copains sur les décharges publiques, fumer les premières cigarettes, continuer à croire que tout est possible, arrêter les trains, provoquer la police. Le jeune homme a eu tout ce qu’il voulait : les formations, les concours, le salaire, l’appartement. A vingt-quatre ans, il avait été plus délinquant que la moyenne des hommes de son âge, mais ne s’en sortait pas si mal. Il crut que la vie lui appartenait bel et bien, que les efforts qu’il avait fournis lui donnaient un droit de justice sur le monde qui l’entourait. Il avait brûlé des voitures mal garées, estropié un dealer malhonnête, égorgé tous les chiens qui polluent les trottoirs. Chaque nuit, il plongeait dans la ville, porté par un désir missionnaire. Il jeta son dévolu sur la pauvreté urbaine que les clochards montraient sans pudeur. Il offrit du pain et des cigarettes, parla aux uns et aux autres. Certains se laissèrent conduire dans les centres d’urgence. D’autres restèrent sur les bancs, aspergés d’alcool et brûlés vifs.

Le feu. Tout a brûlé. Tout va bien.

Je cherche les détails qui auraient dû m’alerter. L’histoire était trop parfaite. Pas de tremblements dans la voix. Un murmure impeccable. Un côté "grande gueule" inévitable dans ce qui était encore une phase de la drague. Un besoin de redorer le blason d’une vie insignifiante. J’ai trouvé ça touchant, transparent, à la fois grossier et généreux. Je lui aurais pardonné. J’ai manqué de temps. Tout est allé si vite.

Le feu est le meilleur remède expiatoire. Toute essence s’échappe de n’importe quel corps en fusion. Il y a la lutte, puis la fuite. Ce qui se soumet ensuite est vide. Le reste n’est que carcasse. La fumée a tout emporté. Ce qui est vrai pour l’arbre est vrai pour l’homme, sauf que pour l’homme, il y a l’âme. Il faut sauver les âmes.

Il m’a dit qu’il allait me montrer comment les âmes se débattaient dans les corps, comment tous se contorsionnaient devant l’effroi, comment les visages se masquaient de grimaces, comment les bouches s’agrandissaient démesurément, laissant échapper un cri de douleur insupportable, comment les bras se tendaient vers l’avant révélant le souvenir universel des premiers pas, de maman, plus loin, trop loin, qui nous attrapera en vol si nous chutons. Il trouvait magnifique une telle similitude, une telle acceptation face à la vérité. Les personnalités s’évadaient dès les premières minutes et les corps avaient tous les mêmes réactions en chaîne, ne devenant plus qu’une simple mécanique, comprenant et acceptant l’irréversibilité et la promiscuité de la fin.

Il a repris ma main et m’a emportée. Il y avait une force puissante, une jubilation démesurée. Nous avons couru aussi vite qu’en sortant du bistrot. Il n’y avait pas de hasard dans la destination. Cette fois, c’était lui qui conduisait. Nous avons sonné au portail d’une petite maison de ville. Un homme a ouvert. Ils se connaissaient. Nous n’avons pas eu de mal à entrer. Nous y avons même été invités. Quelques banalités s’échangèrent avant d’entrer dans le vif du sujet : le petit trafic de putes qu’ils avaient combiné ensemble, l’argent qu’il piquait aux plus demandées, le manque cruel de respect qu’il avait eu envers lui, le besoin de récupérer son dû, de réparer ses fautes. C’est là que tout est devenu vrai : les chats noyés, les chiens égorgés, le cousin, la majorette, les clodos, la rédemption des âmes, le pouvoir de juger. Il s’est levé brutalement et tout en bousculant l’homme, il a sorti une bouteille d’alcool et s’est mis à l’asperger. Il le maintenait avec force au bout du bras tout en fouillant dans sa poche et s’est mis à hurler : "Regarde ! Regarde comment on sauve les âmes". Il a craqué une allumette et l’a jetée aux pieds de l’homme. La vérité refit surface : les contorsions, les grimaces, la bouche qui s’ouvre démesurément, le cri insupportable, les bras qui se tendent, l’acceptation, l’effondrement.

Il riait. Il sentait l’assouvissement de sa puissance. J’ai su que ce serait le seul moment où il serait faible, parce qu’il y avait dans la perfection de sa nature une véritable croyance qui le rendait aveugle : la jouissance du héros, l’invincibilité du justicier. J’ai su que cette même perfection allait se retourner contre moi, contre ma complicité, mon regard d’effroi désapprobateur, ma peur. J’ai su qu’il n’y avait qu’une seule issue. Je l’ai poussé contre le mur avec une chaise pour arriver à le projeter au sol. Il s’est effondré. Je l’ai aspergé d’alcool et j’ai craqué une allumette. La vérité, encore, effroyable : une telle similitude, une simple mécanique, la promiscuité de la fin.

Rien de magnifique.

C’est logique. Il n’y avait pas d’autres solutions. Il y aura la justice, la peine. Je n’ai plus peur. Je me sens soulagée. Je n’ai pas sauvé ses âmes. J’ai sauvé d’autres hommes. Tout va bien. Je regarde les deux corps calcinés posées l’un sur l’autre. Je crache sur celui du dessus.

"Sale con !"

Je n’avais encore rien dit.