L'attaque des gnomes

Le 15/04/2008
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par Dourak Smerdiakov
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Thèmes / Saint-Con / 2008
Quand Dourak se sort la prose du cul, on a généralement droit à un texte qui fleure bon la cambrousse, le chien mouillé et les chipolatas qui grillent doucement sur le capot de la 205. C'est le cas ici. On retrouve avec émotion Lucien Bodart et Raoul on the road again, on sait pas trop où. Le texte, très bien écrit, prend son temps pour se mettre en place, et converge doucement vers une crémation de qualité ; du terroir, pour ainsi dire. C'est draüwle.
Extrait des Mémoires de Lucien Bodart.
Sombre affaire, souvenirs confus. Donc. Ce dont je me rappelle. Nous étions dans la décapotable d'Esaü Bernstein, qui m'avait cédé le volant pour un plat de lentilles et peut-être une dernière tournée chez Raoul. Raoul qui grognait sur la banquette arrière, petite plateforme étriquée et inconfortable rageusement rajoutée en fin de montage à ce baise-en-cambrousse motorisé par des prolétaires désormais moins teutons que luthériens, en compagnie d'un panaché de bouteilles diversement entamées qui s'entassaient dans un casier de sa réserve. Si je tente de me remémorer la scène avec exhaustivité, il devait y avoir un chien, chose ignoble, jappante et léchante, couinante et gambadante, et qui sautillait des allers-retours entre les genoux de Raoul et le tapis de goulots du casier - les uns plus moelleux, les autres moins odoriférants, j'imagine -, non sans recrudescences concomittantes des grognements de Raoul, auxquels parfois, dans le crépuscule romantique et champêtre de la vallée de la Sanldre, semblaient répondre des mammouths, disparus avec nos toundras depuis magnifique lurette mais dont la nymphe Echo aime à ressusciter le souvenir lorsqu'on laisse sur place un semi-remorque sur une départementale. D'où venions-nous ? Où allions-nous ? Il me semble que nous rodions le moteur et, ainsi, tout est dit, et j'ai mis mon texte en place, bordel.
Le soir tombait comme, dans les saunas au nord de Malmö, tombent les inhibitions, ou encore comme, lors des soirs de premières à Montigny-le-Platane, avant la fin du premier acte des pièces existentialistes norvégiennes, tombe un rideau jauni par les années et troué par les canettes, mais également comme, au nez et sur la gueule des électeurs des couches populaires, abrutis et enculés mais consentants, six mois après une foire à la démagogie, tombe le voile de l'illusion et le couperet de la régression sociale. Ta gueule, Raoul, je comme si je veux, et sans anglicisme.
Or, sur les routes, par les beaux soirs de printemps secs et sans match de Coupe à la télé, il advient, par de certaines fois rares et mémorables, que surgisse, dans le halo de vos phares estomaqués par la fourberie de l'embuscade, un gnome bleu et casqué, arborant matraque à la taille et carnet de verbalisation à la poche, muni d'un encensoir phosphorescent qu'il expose en un mouvement pendulaire aux regards des fidèles automobilistes et médusés, cependant que l'autre bras, encore plus majestueux puisqu'impératif, par un second mouvement harmonique orthogonal au premier, vous intime l'ordre de vous ranger sur l'accotement de la chaussée. Alors, si tôt et si tactiquement immobilisé, vous assistez impuissant au déboulement d'une meute de ses semblables qui procèdent à l'encerclement de votre véhicule, et bien peu de ce qui s'ensuit dépend de votre libre-arbitre.
Mon sang surfluidifié ne turbina qu'un tour. Je connaissais la manoeuvre, j'appréhendai d'un coup d'oeil la disposition du terrain, l'éparpillement des troupes, le laissez-aller d'une ligne de front dégarnie et réduite à deux tire-aux-flanc démotivés. Mon bras plongea vers l'arrière du véhicule, en ramena un chien couinant et léchant, que je propulsai dans la tronche du gnome à l'encensoir lumineux. La chose ignoble et la chose nuisible roulèrent à terre.
- Raoul, une bouteille pleine de quelque chose de fort, demandai-je. Et une clope. Et vite. Et prépares-en d'autres.
- Tout ce que tu veux, si tu redémarres sans ce clebs.
Le second farfadet de la ligne de front s'était rapproché, mais restait distrait par la scène de zoophilie qui s'ébauchait sur l'asphalte. Il prit le cocktail molotov de fortune dans le dos, car : à la guerre comme à la guerre. Mars se mit de notre côté, et le récipient se brisa sous le choc, répandant son contenu sur la défroque de la créature, qui s'enflamma dès que j'y jetai l'infâme mégot que me tendait Raoul.
- Bon sang, Raoul, tu devrais te mettre au cigare, c'est quand même autre chose.
- Où sont les toilettes, dans ce bar ? bégaya Esaü Bernstein, émergeant d'un silence que j'avais jugé d'un philosophe ou d'un poète jusque là.
Je vis passer le chien le long de ma portière, jappant et gambadant. Le premier agresseur se relevait déjà et tentait d'éteindre le deuxième. Erreur fatale. Ces êtres sont cruels et sans pitié, mais pas très vifs d'esprit ; leurs stratagèmes procèdent moins de leur intelligence que du génie de la sélection naturelle et du sens de l'imitation. Il nous laissait le temps de nous réarmer pour une seconde salve, qui lui éclata en plein front, et qui le sonna. Je marchai à lui, deux autres bouteilles en main. Les flammes qui courraient sur son congénère le trouvèrent soudain à leur goût. À bout de bras, je déversai deux fois soixante-dix centilitres du produit d'une double distillation charentaise sur son visage déformé par la douleur et la peur. Et il m'en coûta.
Raoul avait continué de nourrir un feu dru sur le premier touché. La victoire était à nous.
- Va te laver les yeux dans la piscine de Siloé, gnome. Ou allez vous jeter dans la Sanldre si vous voulez vivre. Et vivent les vaches quand même. Je n'ai rien d'autre à déclarer, si ce n'est votre alcootest mal chorégraphié. Nous sommes magnanimes.
Ils étaient déjà en train de dévaler le talus vers le fleuve, torches véloces mais à la course hasdardeuse, que devançait et poursuivait alternativement une silhouette canine aux aboiements enjoués. Je ne sais s'ils survécurent.
Quand je me retournai, Raoul avait pris le volant, opportuniste. Ainsi soit-il, songeai-je. Et ainsi fut-il, et nous ne parlâmes plus jamais entre nous de cette sombre histoire.