Les bêtes de poisse 6

Le 28/04/2008
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par Marvin
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Rubriques / Les bêtes de poisse
Les 'bêtes de poisse' nous arrivent au compte-goutte et on les déguste comme une liqueur rare. La formule reste inchangée, et notre héroïne, après avoir échappé à ses tourmenteurs, se retrouve dans un charnier immense où errent quelques humanoïdes improbables. Totalement et absurdement disjoncté, gore, jouissif et toujours émaillé d'humour scabreux. Profitez en pour relire toute la rubrique.
6. Le jus mort fait splitch sur la cuvette
Des remous flasques sur le dos.
Un bord métallique qui me broie la gorge et de la merde sur les dents.
De la moisissure qui respire.

Et si j'essayais encore d'avaler la crasse ? Ici, on doit surement attraper la peste rien qu'en respirant l'air pourri. Et si j'ouvre les yeux, je n'attraperai rien d'autre que la certitude d'être encore en vie. Ça sent pire que la mort, ça sent la chaire qui tremble en pourrissant, ça sent l'humain qui convulse dans sa fiente.
Hier je me faisais poursuivre par des bouchers dans des caves, et maintenant je vis à la surface. Même la gangrène ne veut pas de ma jambe. Sale pute.
Je dois être allongée dans un tunnel de fer qui rejette les immondices de la ville, j'ai fait un bruit de ventouse en me redressant pour regarder.
Un immense cratère de cadavres s'étend sous la sortie des égouts. On dirait bien que des centaines de corps en décomposition ont été abandonnés ici. Il y a du mouvement partout, certains sont encore un peu vivants. L'harmonie des bruits visqueux et des gémissements gutturaux s'élève de la fosse comme un accord qui sonne horriblement faux. Ça devient agaçant. J'ai eu l'impression pendant un court instant de régner sur ce gigantesque tas de purin. Il y a vraiment quelque chose de pourri dans ce royaume.
Je me suis relevée, et en restant à genoux dans la vieille merde humide, j'ai pouffé. C'est trop pour mon petit système nerveux.
Je ne sais pas combien de temps j'ai passé dans les caves, trop longtemps peut être, j'aurais pu faire partie du tas de chaire grouillante, au lieu d'être la seule ordure encore en vie. Après quelques instants, je m'en réjouis, car cette petite déchetterie doit sûrement être le stock de restes usagés dont les cuisiniers ne veulent plus. Je ne comprends pas pourquoi ils ne m'ont pas eu. Ils avaient pourtant toutes les chances de m'enfermer à nouveau dans leurs cages, il suffisait de me faire le coup du croche-pied, ou de me pousser, même gentiment. Pas la peine de lancer une meute de mecs un peu excités dans le dédale du sous-sol. Et me voilà au point de non-retour des chiottes pour gyneco-bouchers.
Le prochain défi va être de rejoindre la soi-disant terre ferme en évitant de glisser dans le tas de gens pas frais. Un spasme violent me contraint soudainement à faire un geste involontaire et furieusement stupide. J'effectue un bond maladroit en ayant pris appui sur ma jambe, celle encore munie d'un pied, et je réalise un court trajet exclusivement vertical vers un parterre de boue verte. J'évite de peu le rebord de la fosse spéciale, et à plat ventre dans le merdier, une très forte impression de déjà vu me fait pousser un soupir de rigueur.
En temps normal, j'entends par là un temps où j'aurais 100% de mon anatomie en un seul morceau, où je passerais mes journées dans ma camionnette à livrer certaines choses dégoutantes à certaines personnes encore pire et où je flânerais avec cette sale enflure de Stankson dans les rues à la nuit tombée en fumant diverses herbes, je crois que j'aurais paniqué. J'ai peut être perdu en humanité, et ça m'emmerderait pas mal de me chopper un instinct de survie.
Je sautille jusqu'à un petit monticule de terre pour avoir une meilleure vue de l'endroit, voir par où va arriver la prochaine tentative de cannibalisme et si il n'y aurait pas un bout de bois bidon sur lequel m'appuyer. C'est plus trop simple de se déplacer avec un morceau de tibia en moins, maintenant que je n'ai plus de murs douteux pour me vautrer dessus.

Les abords de la fosse sont parsemés de petits arbres noirs et secs, qu'on pourrait s'amuser à confondre avec des squelettes calcinés. Et inversement. Évidemment il n'y a personne, j'arrive toujours quand la fête est finie. Mais quand même, un endroit pareil, ça devrait grouiller de pauvres affamés égarés.
Ou alors, et ce serait drôlement vil, peut être que les pauvres affamés sont dans la fosse, vu la profondeur de la cavité, en étant attirés par la viande ils n'auraient pas pu escalader ensuite les parois boueuses. Ah oui, ingénieux. Un vrai piège à con. Je devrais très vite m'en aller dans ce cas, car l'intelligence mêlée à la faim, c'est assez stupéfiant en matière d'atrocité.
Soudain, je vois un petit nain fébrile déambuler sur un tas de poutrelles en acier près du bord. Il n'a pas l'air au courant pour les quasi-cadavres en dessous. Il n'a pas non plus l'air d'avoir vraiment conscience de ce qui l'entoure. Je me demande si il va tomber. Une autre question se matérialise dans ma tête alors que je continue de le fixer, mais celle-ci m'inquiète, car je commence à m'interroger sur sa comestibilité. Un gargouilli ignoble en provenance de mon ventre me répond illico.
Une brise chargée en arôme de mort me souffle dans les oreilles. Si je ne mange pas bientôt, je vais encore avoir ces hallucinations qui ne m'apportent toujours que des emmerdes. Mes délires cataleptiques et autres visions lugubres ne m'évoquent que la crainte de rencontrer un nouvel et terrible enfer. Je contemple la fosse en me disant que si je tombe, la visqueuse marée humaine se refermera sur moi et me dévorera. Je suis en présence du plus affreux blob jamais imaginé.

Tandis que le fumet continue d'annihiler mes facultés mentales, je m'éloigne du trou en direction d'un amas d'arbres desséchés. D'ailleurs, j'aperçois un filet de fumée noire qui s'élève au dessus des branches. J'espère que c'est quelque chose qui cuit, car je vais le manger.
Erreur fatale, la fumée provient juste d'un vieux feu qui sent mauvais. Et y'a deux types. Je crois qu'ils sont en train de non-vivre. L'un à l'air un peu trop vert et il lui manque des dents, elles sont dans la bouche de l'autre qui semble répondre au nom de Gaah. C'est du moins ce qu'il dit quand je m'adresse à lui.
- Yo.
- Gaah.
- 'falut.
Le silence qui suit est pesant. Ma présence doit les mettre mal à l'aise, ils remuent inconsciemment des petits os qui jonchent le sol en jetant à terre des regards gênés. Cette faim continue de me déchirer le ventre, et il règne dans l'air une âcre odeur de vieille viande. Je demande au vert si il y a autre chose de mangeable sur son anatomie qu'il envisagerait de m'offrir. Il me répond en poussant un hurlement de terreur avant de s'enfuir. Son copain me regarde d'un air rond et s'en va en rampant, sans se presser. Salauds.
J'ai un peu du mal à me faire des amis, sauf les gens morts, mais je les évite par pure jalousie.
Toujours en quête de forme de vie, je reviens lésée au bord du tumulte vorace. Le nain a fini par tomber, je le vois qui glisse en essayant de s'accrocher à pas grand chose. Quelques bras et moignons se détachent de la marée verte et les gémissements se font plus intenses, avides de chaire. Je préfère ne pas regarder la suite, car toute cette orgie de nécromasse m'hypnotise un peu trop et c'est ce genre d'image affreuse que j'aurai du mal à oublier, surtout devant un steak.
Deux voix s'exclamant à même pas trois mètres me sortent de ma torpeur.
- On va jeter Gobo dans la fosse et personne ne s'en rendra compte vu que personne ne l'aime !
- D'accord c'est chouette.
- Eh toi ! Tu aides où tu va tomber aussi ? Me demande le premier dévasté de la tronche, car il à l'air d'avoir rassemblé une fructueuse collection de spores sur le nez, c'est pas mal, ce panaché de vert d'eau souillée.
- Euh ben euh...
Les deux types qui viennent d'arriver sont très familiers avec cet endroit, je les soupçonne d'être les éboueurs de la fosse. Et me voilà à participer une nouvelle fois à un carnage malgré moi. Une très bonne reconversion professionnelle. Le corps que nous transportons à présent est le fou édenté de tout à l'heure.
- Ah, lançai-je à mes nouveaux collègues, je le connais lui, il m'a envoyé chier quand j'ai voulu lui demander à manger.
- Et il en avait ?
- Non, enfin si, enfin je sais pas, il avait l'air un peu avarié mais un morceau dans la cuisse aurait pu faire l'affaire...
A ce moment, ils lâchèrent leur victime, hébétés.
- Ah, c'est ennuyeux... Déclara le sporeux.
- Certes, ajouta l'autre.
- Beuh pourquoi ?
- Parce que nous exterminons ceux qui ont des problèmes nutritifs.
- Oui. Le cannibalisme, par exemple.
- Donc nous allons vite t'enterrer.
- Hein ?
- Tu as une pelle ?
- Je...

Pas eu le temps de réagir. L'un d'eux a dû se glisser derrière moi car un violent coup de quelque chose m'a rendu inconsciente quelques instants et j'ai brièvement senti mon épave se faire traîner. Je n'ai pas essayé de me débattre car c'est plus commode pour se déplacer, et ça n'aurait sans doute servi à rien. Je crois même que quelque soit l'acte que j'entreprenne, ça finit inévitablement par être inutile. Je vais rester plantée ici et on va me foutre la paix.
Un écart soudain à cette volonté me fait ouvrir les yeux sur le manège des deux tarés à côté de moi. La pelle, c'était pour creuser une nouvelle fosse personnelle. Putain, quel privilège, saloperies.
Ils ne sont pas trop déconcertés par mon absence de réaction, le ravagé de la face me donne quelques coups de pied pour me bouger vers le trou, et l'autre s'apprête déjà à me recouvrir. Je n'avais pas exactement l'intention de crever comme ça, mais vu les circonstances, je jubile.

L'humus s'accumule autour de moi. Je n'ai pas la moindre intention de bouger. La lumière diminue peu à peu, je laisse mon corps se faire écraser par le poids de la terre. Je n'entend plus rien sinon les bruits sourds des pas de ceux qui m'ont jeté dans ce trou. Il n'y a presque plus d'air à respirer, tout est calme.
Je n'y crois même pas. A l'affût d'un mouvement, d'une pauvre ordure qui aura la très mauvaise idée de me sortir d'ici.