La viande

Le 06/07/2008
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par Cadarn
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Thèmes / Débile / Divers
Cadarn est en train de grandir sous nos yeux ébahis. Après une bordée de textes tous plus stupides les uns que les autres, il nous assène cette scène de théatre, amusante et grotesque comme une bouffonnerie médiévale. c'est surréaliste et macabre. Au final, on reste sceptique, c'est plus une curiosité qu'un texte marquant. Mais c'est neuf, bizarroïde et libéré de pas mal de convenances.
Libre adaptation du conte La Viande de Virgilio Piñera pour le théâtre.
Le Narrateur :

Tout cela est arrivé le plus simplement du monde. Un jour, pour des raisons qu’il est inutile d’expliquer, une pénurie de viande frappa la population. On s’en inquiéta, on commenta, on esquissa même quelques projets de révolte; mais, comme de juste, on se résigna. La population affligée se mit à engloutir les végétaux les plus divers.
Néanmoins, M.Ansaldo en a décidé autrement.

Méphistophélès :

Calmement il sort son grand couteau, l’aiguise, descend son pantalon jusqu’aux genoux, et découpe dans sa fesse gauche un beau bifteck, tendre et fondant. Il le sale, le vinaigre ; sort la grande poêle réservée aux omelettes dominicales, le passe deux fois sur le grill, et se met à déguster son beau bifteck.

Le Narrateur :
C’est alors qu’on frappe à la porte : c’est le voisin qui vient encore se plaindre... Il aperçoit le bifteck et questionne Ansaldo sur la provenance de toute cette viande. Ansaldo se contente de lui montrer sa fesse gauche, nul besoin de discours. Le voisin, émerveillé, sort précipitamment et revient bientôt, accompagné du maire. Le maire, trouvant l’idée d’Ansaldo extraordinaire, décide qu’à partir de maintenant son peuple bien-aimé vivra sur ses propres réserves, en d’autres termes…

Méphistophélès :

Se nourrir de sa propre chair.

Le Narrateur :

Déjà l’affaire est entendue, après les formalités d’usage, Ansaldo se rend sur la grand’place pour donner, selon son expression, « une démonstration pratique aux masses ».

Méphistophélès :

A peine arrivé sur la grand’place, Ansaldo déclare à ses concitoyens assemblés : « Que chacun découpe dans sa fesse gauche deux biftecks ». Semblables en tout point à ces modèles en plâtre rouge sang, suspendus à un croc étincelant. Que chacun découpe non pas un mais deux biftecks n’est que justice : personne ne doit être lésé, personne ne doit engloutir un bifteck de moins. Et tout le monde de se mettre à l’œuvre. Quel spectacle grandiose !...

Le Narrateur :

Mais on est prié de ne pas envoyer de description.

Méphistophélès :

Oui, mais quel spectacle grandiose ! Il reste quand même un problème à régler. On ne peut se nourrir indéfiniment sur ses propres réserves.

Le Narrateur :

Les spécialistes les plus réputés se sont alors penchés sur la question. Un anatomiste décréta qu’à raison d’une demi-livre de viande par jour, un individu moyen peut subvenir à ses besoins pendant cent quarante jours.

Méphistophélès :

Du reste, c’est un calcul illusoire. L’important est que chacun puisse avaler son morceau de viande.

Le Narrateur :

Les avantages de la trouvaille de M.Ansaldo réjouissent la population, et tout particulièrement…

Méphistophélès (le coupant) :

Les femmes.

Le Narrateur :

Les commères en ont même avalé leur langue.

Méphistophélès:

Laquelle, soit dit en passant, est un met royal. Les scènes les plus exquises se déroulent dans la rue.

Le Narrateur :

Ainsi deux amies de longue date ne purent s’embrasser…

Méphistophélès :

Elles ont utilisé leurs lèvres dans la confection de beignets très réussis, et croustillants comme tout.

Le Narrateur :

Quant au gouverneur du pénitencier, il n’a pu signer la sentence de mort d’un condamné s’étant rongé le bout des doigts.

Méphistophélès :

Ce qui, selon les fins gourmets (et le gouverneur en est un) a donné naissance à l’expression populaire (rires) : « à s’en lécher les doigts ».

Le Narrateur :

L’industrie du soutien-gorge féminin connait une grave crise : certaines femmes ne se sentent plus obligées de voiler leur cage thoracique, ayant dévoré leurs seins. Le syndicat se révolte alors contre l’autorité compétente.

Méphistophélès :

A quoi il lui est répondu qu’aucun « slogan » au monde ne pourra convaincre les femmes d’en porter de nouveau.

Le Narrateur :

Mais ce sont là d’innocentes révoltes qui n’interrompent nullement la consommation de sa propre chair par la population.
Cette époque sympathique a connu certains des évènements les plus pittoresques, comme l’ablation du dernier morceau de chair du danseur du pays. Par respect pour son art, l’homme a gardé pour la fin ses beaux orteils. Mais ses voisins ont remarqué que depuis quelque temps il a l’air préoccupé, soucieux. Il ne lui reste plus que la partie charnue d’un gros orteil. A l’occasion de son dernier repas, il convie ses amis à assister à l’opération.

Méphistophélès :

Dans un silence sanguinolent, il découpe l’ultime portion et, sans le passer sur le feu, il la fait tomber dans l’orifice de ce qui a été autrefois sa jolie bouche. [Un temps] Mais après tout on vit, et c’est bien là l’essentiel.

Le Narrateur :

A moins que ?... N’est-ce pas pour cette raison que les chaussons du danseur sont conservés au musée des Souvenirs illustres ? On sait seulement que l’une des personnes les plus fortes de la ville…

Méphistophélès :

200 kilos de viande !

Le Narrateur :

…d’une excessive gloutonnerie, a consommé toute sa réserve de nourriture en 15 jours à peine. Depuis personne ne l’a jamais revu.

Méphistophélès :

Pas de doute, il se cache…

Le Narrateur :

Mais il n’est pas le seul, beaucoup d’autres en font autant.

Méphistophélès :

Au demeurant, ces légers incidents n’entament en rien la bonne humeur des habitants.

Le Narrateur :

De quoi peuvent se plaindre des gens dont la subsistance est assurée ? Le grave problème d’ordre public posé par la pénurie de viande n’est-il pas définitivement résolu ?

Méphistophélès :

Que ces gens s’éclipsent les uns après les autres, cela n’a rien à voir avec le cœur de l’affaire, c’est plutôt un couronnement qui n’ébranle pas le moins du monde la ferme volonté des habitants de se procurer de cette manière le précieux aliment. C’est là, n’est-ce pas, le prix que chacun doit payer pour sa propre chair ? Mais il serait mesquin de continuer à poser des questions inconvenantes, car le fait est là :

Méphistophélès et Le Narrateur :

Les sages citoyens sont nourris à merveille.