Life wreck

Le 18/07/2008
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par Glaüx-le-Chouette
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Thèmes / Débile / Faux obscur
Certes, les thèmes sont typiques de Glaüx (art, accidents de bagnoles, fin en forme de mode opératoire déjanté). Mais ça laisse surtout un impression de calme, de délicatesse. Alors qu'on est en train de causer d'un mec dont l'idéal de vie est de se planter en bagnole dans un platane quand même. C'est plutôt agréable, avec quand même des gros morceaux de tournures surlittéraires qui se laissent pas facilement ingérer.
Je ne sais plus quand j’ai pu concevoir cette idée. Probablement un soir en rentrant tard chez moi. Il devait faire sombre déjà, peut-être gris ; ou bien il pouvait y avoir la lumière orange du couchant portée sur le mur de gauche, et son halo caressant celui du fond, si nu à l’époque. Je ne sais plus. Et tout cela n’est que mythe, désormais. Mais j’ai bien le temps d’imaginer des mythes, désormais. Pendu là comme je suis.
Il me fallait une vie. Je voyais alentour le temps filer sans accrocher à ma peau, sans rien laisser de gouttes ni de souvenirs sur moi. Je ne pouvais guère que contempler les journées et les mois avancer, en cortège sans nom. Le travail, la famille, les amis formulaires et obligés, les loisirs. Rien d’atroce au demeurant, mais rien, pour le dire en un mot. Juste un rien. Il me fallait, au cœur, une justification.

Mais il me la fallait depuis longtemps déjà, et j’avais tenté beaucoup. A commencer bien sûr par ce que la société m’offrait comme solution toute faite. Le pack « vie de couple ». L’appartement bourgeois (trois cheminées en marbre noir, plafonds et murs blancs, poutres en caissons, décoration sobre en couleurs primaires ou du moins vives, quelques objets d’art disséminés, avec le bon goût de la discrétion) s’y prêtait fort bien. On y aurait inséré une compagne sans même y penser, la compagne paraissait y couler de source. Nous insérâmes donc.

Je me souviens des échecs amusants. Il n’y en eut au fond que d’amusants. Le premier, très tôt, où l’appartement bourgeois se révéla tout soudain ne pas comporter d’ouvre-bouteilles. Des photos d’art, certes, mais point d’ouvre-bouteille, et le coin des photographies est peu propice à faire sauter une capsule de bière. Il se trouva que la potentielle compagne aimait la bière. Cruel destin. Je me souviens aussi de ceux où la future éventuelle fut assise sur l’immense canapé plat, de côté, comme affolée par l’étendue gigantesque et vide de l’assise orange vif. Une sorte de mignon hamster apeuré. Peut-être la cheminée et les murs blancs vides aidaient-ils aussi. Un brin. Ainsi que le mien silence attentif. Qui sait. Bref. Bien d’autres encore. Echec cuisant sur échec amusant, ma vie n’avançait guère.

Il me fallait une vie et il me fallait un centre, fût-il théorique ou même temporel, fût-il égotiste et connu de moi seul. Mais devant le fil des années, le seul destin qui s’imposait, de plus en plus clair à mes yeux, était celui d’un capot froissé autour d’un tronc, déjà choisi, au bas d’une descente, dans un léger virage à gauche, et d’une ceinture dégrafée juste avant le choc. Cela, je n’en voulais guère, et c’était étendre la vacuité de mon centre ancien à la totalité du monde, non m’en trouver un tangible. Pour m’en écarter j’avais quelques obligations familiales, et j’avais ma volonté théorique. J’ai suspendu sur un mur blanc, une image, celle de la Giulietta de Bertrand Lavier, en petit format, comme un pense-bête rouge froissé sur mon mur blanc. Elle trônait au-dessus de ma tête lorsque je m’asseyais dans le canapé orange, longuement, en attendant le soir puis la nuit, puis que la nuit soit un peu plus avancée, puis encore un peu plus, chaque soir, pensif à rien, tournant autour de mon absence de centre.

Mais chaque soir elle m’aidait. Je m’arrêtais en revenant de ma routine, et je la contemplais avant de passer jusqu’au lendemain - et le sommeil avant lui - dans la marge de ma vie. Une carcasse d’Alpha Roméo froissée ; une splendeur rouge sang détruite et pourtant reconnaissable, exposée comme un objet de contemplation. Peu m’importait le sens et les tenants de l’œuvre pour l’artiste, peu m’importait d’ailleurs l’artiste. Mais j’y avais mon aide-mémoire. Rien de moral ni d’apotropaïque au fond ; la valeur que je lui donnais était bien plus pragmatique. Cela, avait, déjà, été, fait. Rien d’étonnant ni de nouveau à embrasser un tronc avec un capot et à y voir une œuvre d’art. L’écrasement exposé en musée était fait, et bien fait. Plus nécessaire de le répéter (avec une misérable caisse sans gloire, et pas même rouge, grise, qu’on se rende compte, grise, un « ludospace » gris avec un grand coffre).

Et c’est la Giulietta qui m’illumina, un soir où je passais de la page griffonnée de ma routine sociale, vers la marge blanche et vaine de ma vie associale.

La ruine de ma vie, il suffisait de l’exposer comme telle. Dépasser la matérialité de cette carcasse de métal, en accrochant au mur, enfin, la vérité de la ruine, la ruine existentielle, en m’imposant comme paradigme exposé de la ruine sociétale de mes semblables, moi plus étincelant et plus visiblement ruiné, plus rutilant jadis et plus tragique aujourd’hui, même si très peu de part et d’autre. Haha, trop bien. Je pouvais alors espérer dépasser cette œuvre-là et me créer en œuvre plus forte. Et trouver, enfin, ma justification. Je serais, oui, paradigme. Paradigme, ou rien.

Dieu, s’il existe, sait que j’ai levé les bras, arraché la Giulietta, clamé mon exaltation en « ô » vibrant et couru à la cuisine me servir un très prosaïque Banyuls, dans un néanmoins superbe verre unique à feuille d’or, avec le regard du connaisseur putassier.

Il faudrait pouvoir décrire le dispositif mirifique et hautement technique qui fut élaboré de mes mains expertes, du moins encensées expertes par mon propre jugement a priori. Il le faudrait, mais diantre, quel ennui. Pourtant, j’étais passionné pendant l’acte. Les clous fichés dans le mur avec l’énergie sexuelle du gorille. Le hamac détissé puis retissé pour répondre aux contraintes de force et d’accrochage à un mur, avec l’attention et la précision maniaque du cunnilingus de niveau mondial. Les armatures solides, mais rendues invisibles derrière la toile du hamac, lui-même réduit au minimum vital, un string de hamac, une stringuitude hamacuelle (je penserai à noter cette dénomination sur l’étiquette, c’est très bon), comme des phallus, pardon, phalli, patiemment formés et consolidés de mes mains appliquées. Il faudrait pouvoir décrire le résultat élancé, fin, presque sans matière, presque invisible, pourtant solide à porter un âne. Mais la vie ainsi que le métabolisme humain exigent une détente nerveuse et hormonale, après toute excitation. Autant dire que je laisserai le spectateur détailler l’objet, j’ai pas envie, crotte, foutre.

L’œuvre que vous découvrez se présente donc comme moi-même, en tant que moi-même, suspendu dans une pose lascive et pensive à la fois, tout habillé en grand costume, sur mon mur blanc, les yeux grands ouverts portant vers la cathédrale, en face, au travers de la fenêtre fermée. Le message est une transcendance de la néantisation factuelle de l’existence par l’itération rythmique des tâches et besoins routiniers, d’une part, mais aussi d’autre part une critique virulente de l’objet d’art comme phenomenon mort et fixé, de la société de consommation en quelque sorte rendant caduque d’emblée toute œuvre voulue vivante et, en dernière analyse, une autre transcendance, celle de la dichotomie être/faire, et de celle qui oppose l’être et le paraître : paraître être, faire être et être un faire, transcender l’être par un faire exposant le paraître en tant que tel mais habité par le faire et putain n’importe quoi, en fait je suis juste suspendu au mur, quoi, chier, allez vous faire foutre, tas de cons, j’ai pas de vie et ma carrière d’artiste est un fiasco, allez tous chier dans la gorge de ta mère le castor, je suis pendu au mur et c’est ma joie, les justifications c’est pour les tapettes, pour ce que nûn khrè méthustein salope, à table, quand je dors, je dors, et au si haut trône que l’on soit assis, on n’est toujours putain d’assis que sur son putain de cul, tas de fientes, venez mater ma gueule de con suspendu au mur blanc, branlez-vous un coup, achetez un poster, ça fera joli dans votre chambre de fiotte et ça paiera mon Banyuls et cassez-vous, putes.

Jean Delesquif

« Life Wreck », Jean Delesquif, 2008 ; mur porteur, papier à peindre, acrylique blanche, clous, métal et toile de hamac (stringuitude hamacuelle), artiste, costume italien.
Collection personnelle de l’artiste.