La 30ème heure

Le 24/09/2008
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par Marquise de Sade
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Thèmes / Obscur / Anticipation
Aaaaah l'anticipation post-apocalyptique, mon plat préféré. Quand tout part en couille, que la vie quotidienne se change en survie, que toutes les règles volent en éclats... C'est trop cool comme genre. Sauf que là, foin de Mad Max en collant moulant, on a plutôt affaire à une nouvelle standard, vaguement inquiétante avec son univers immobilisé. Beaucoup de défauts de fabrication font qu'on apprécie pas à plein rendement, et ça décolle hélas jamais vraiment.
C’est à trente que j’ai compris. Le soleil ne se lèverait plus.
La fin du monde je l’avais déjà imaginée. Des dizaines de fois, des centaines, même.
Très apocalyptique comme dans les saintes écritures, avec des larmes, des cris, un ciel rouge qui se déchire, la foudre qui réduit tout en cendres et la terre qui nous absorbe dans ses entrailles. Ou encore le champignon. C’est à trente que j’ai compris. Le soleil ne se lèverait plus.

La fin du monde je l’avais déjà imaginée.
Des dizaines de fois, des centaines, même.
Très apocalyptique comme dans les saintes écritures, avec des larmes, des cris, un ciel rouge qui se déchire, des démons dévorant les âmes, la foudre qui réduit tout en cendres et la terre qui nous absorbe dans son ventre.
Ou encore agonisant après le souffle gigantesque d’une explosion. Un champignon qui nous pulvériserait tous en quelques fractions de secondes, issu d’une coalition extrémiste guidée par le doigt avide d’un dieu mondialiste. Peut-être une grande épidémie à l’échelle mondiale, une nouvelle peste transmise par le sexe et le manque d’eau douce et se propageant plus vite que les dons pour les recherches scientifiques.
Il en serait tout autre.

Je continuais de scruter le ciel à la recherche du premier rayon de soleil, mon réveil affichait 30h12 et un nouveau froid avait envahi mon appartement. Dehors il n’y avait que l’obscurité. La population ne savait pas encore que la fin était amorcée. La radio et la télévision continuaient de diffuser en boucle les programmes de la nuit.

Trois cent septante-trois.
Trois cent septante-trois minutes s’étaient écoulées depuis que j’avais vu mon réveil passer naturellement de 23h59 à 24h. Cela ne m’avait pas inquiété vraiment, je crois que je n’avais pas vu le problème.
C’est à 24h01 que j’ai eu du mal à avaler ma salive.
A 24h03, j’étais en sueur et je faisais le tour de tout ce qui pouvait donner l’heure dans l’appartement : mon téléphone, mon pc, l’horloge de la cuisine, le magnéto. La vieille pendule à aiguille dans le grenier, elle, s’était arrêtée. Coincée sur le 12.
A 25h, j’ai pris deux calmants et j’ai essayé de me convaincre qu’il ne s’agissait que d’un mauvais rêve. A moins d’une défaillance technique de toutes les horloges digitales de l’appart, peut-être un effet des ondes GSM. Un bug, une surcharge électrique, un dysfonctionnement qui avait échappé aux contrôles lors de la fabrication. Demain je les préviendrais. Demain.


Il est 30h45. Les camions poubelles auraient du débouler dans la rue et pourtant c’est le silence complet. Le nez écrasé contre la fenêtre je fouille le carrefour au bout de ma rue, cherchant le clignotant orange qui se pointerait sur le trottoir. Le marchand de journaux en face de chez moi devrait être devant sa boutique à attendre les mains sur la taille, le passage du taxi 38 qui prend l’Equipe chaque matin en commençant sa journée. Mais le store reste baissé. Je n’entends pas le bruit de la douche de l’appartement au-dessus, leur réveil n’a pas sonné. Un chien hurle au loin dans une ruelle, il en a pour des heures à remplacer le gazouillis des oiseaux.
Mon réveil vient de passer à 32h 20, tout le monde dort encore et je me demande combien d’entre nous pourront survivre dans une nuit éternelle.
Nous sommes à l’aube d’un monde nouveau, sans aube pour le débuter.


Heure 224. Voilà maintenant plus de huit jours que le soleil s’est éteint.
Je me suis barricadé chez moi après avoir fait le tour de tous les appartements de mon immeuble. Chaque habitant dort d’un sommeil paisible et imperturbable. J’ai fouillé les logements pour récupérer ce qui pouvait m’être utile : nourriture, boissons, armes, savon, bougies, outils. Il n’avait pas fallu plus d’une cinquantaine d’heures pour que l’obscurité devienne le royaume des brigands et des noctambules. Je voyais le ciel rougir aux quatre coins de la ville. Les premières heures, les patrouilles de nuit avaient tenté de garder un équilibre en espérant voir le temps reprendre un cours normal. Leurs voitures avaient fini par exploser devant le commissariat où elles avaient trouvé refuge et qui s’était écroulé peu de temps après sous la mitraille.
Des incendies de magasins pillés, des bagarres de territoire, des saccages d’immeubles, des meurtres de clochards résonnaient là où quelques heures auparavant des rires d’enfants et des bruits de foule peuplaient les pavés. Les trottoirs étaient parcourus par des ombres en bande qui déferlaient et rasaient tout sur leur passage pendant que les honnêtes gens disparaissaient dans un repos illimité.

J’aligne des traits sur le mur pour ne pas perdre le décompte des jours. Vingt et un jours que je suis là. Cinq cent quatre heures. La végétation commence à dépérir. Les arbres ont perdu leur feuillage en plein juillet. J’imagine que dans d’autres immeubles, des hommes et des femmes comme moi guettent le moindre bruit annonçant l’arrivée des brigades de l’ombre pour prendre possession de leurs réserves.
Combien sommes-nous à nous à nous cacher ?
Suffisamment pour préparer une contre-attaque ?
Les télévisions et les radios ont cessé d’émettre. Un long silence s’en est suivi, rapidement comblé par des hurlements et des coups de feux. Il y a 20 heures, une bande a mis le feu à la boutique du marchand de journaux. Ils sont proches de mon immeuble, je ne suis plus en sécurité ici. Ils entreront bientôt dans la bâtisse, passeront chaque appartement au crible pour récupérer ce qui peut l’être. Pour ma part, je ne sais plus quand je dors. Le jour, la nuit, qu’importe il ne reste que les ténèbres. Je me réveille en sueur, alerté par un bruit ou une sirène, la main crispée sur le fusil de chasse que j’ai récupéré dans l’appartement 8. J’ai l’impression d’être dans une souricière et d’attendre l’arrivée de chats affamés.

518h45. J’ai bougé les meubles qui barricadaient ma porte et je suis monté sur le toit. Je veux passer d’immeuble en immeuble, et trouver d’autres survivants.
La ville est un champ de ruine qui s’approche de mon quartier. Des braseros ont remplacé la lumière du soleil. Une puanteur atroce s’échappe des rues. Une meute de chiens se dispute les restes d’un autre animal. Ou d’un homme. Mes premières inspections n’ont rien donné. Partout il ne reste que des appartements peuplés d’âmes endormies. Définitivement. Leur corps sont desséchés et pourris. Le manque d’eau et de nourriture s’est glissé dans leurs rêves, remplacés maintenant par des vermines de toutes sortes. Il ne reste pas grand-chose d’utile à emporter. La plupart des denrées sont moisies ou à moitié dévorées par les rats. Ceux-ci sont énormes et dangereux. La nuit les rassure. Ils se regroupent et avancent sur vous sans aucune peur. L’angoisse, c’est vous qui la ressentez et les espaces sécurisés sont rares. Dehors, c’est la menace des gangs d’ombres. A l’intérieur, ce sont les bêtes qui attendent dans chaque couloir.

J’ai arrêté de compter les jours et les heures ont disparu avec la coupure de l’électricité. J’ai marché longtemps de toit en toit. Une pluie glaciale s’est mise à tomber. Un grand vide qui mène aux trottoirs s’ouvre devant moi. Un escalier de secours métallique longe l’arrière d’un immeuble qui donne sur un parc aux arbres nus. Le silence est tout aussi effrayant que le bruit. Cette sensation constante d’être épié, d’être une proie.
A chaque marche descendue, je fais une pause. Collé contre la rampe, j’inspecte chaque ombre du parc, puis je pose mon pied un peu plus bas. Chaque geste se fait au ralenti, le moindre craquement pourrait avertir un ennemi de ma présence. La fatigue et la faim perturbent ma concentration. La pluie qui dégouline de mes cheveux brouille ma vue. J’écarte les mèches sur mon front.
Respirer lentement.
Descendre encore.
Atteindre la rue.
Partir. Une autre ville. D’autres survivants.
Organiser la rébellion. Reprendre le contrôle.
Réapprendre à vivre dans ce nouveau monde sans soleil.
Respirer lentement. Descendre un nouvel échelon.


L’eau s’infiltre dans ma blessure. Je ne sens plus mes jambes.
J’ai raté une marche et je suis tombé 6 mètres plus bas, au milieu de branchages. Mon dos me fait souffrir et chaque mouvement fait craquer le bois et indique ma position. La pluie fait circuler mon sang jusqu’au trottoir. J’attends mon heure les doigts serrés sur mon arme. J’ai froid et je voudrais dormir. Dormir et me réveiller de ce long cauchemar avec la chaleur d’un rayon de soleil qui s’infiltre par les volets jusqu’à ma joue. Apercevoir un petit point de lumière brillant sur mon mur.

Il y a du bruit autour de moi. Je ne distingue presque rien dans ce noir.
Juste deux petits points brillants au bout de ma jambe et une longue queue noire.

La révolution se fera sans moi. Je ferme les yeux et vois renaître le monde sous un nouveau soleil, les forêts reprendre leur souffle et les champs refleurir.
Je ferme les yeux, au bout de mon horizon, l’aube se lève et la lumière apparaît.