L'oubli

Le 26/01/2009
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par Winteria
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Thèmes / Obscur / Autres
« De la musique avant toute chose », disait Verlaine, qui n’avait rien d’un couillon, en plus d’être chauve. Le texte de Winteria laisse d’abord cette impression, dès les premières lignes : ça chante. Au-delà, on quitte Verlaine pour arriver dans une espèce de monde étrange et angoissant pour le personnage, avec probablement des réactions diverses de la part des lecteurs ; soit ça semblera fin et excellent d’acuité, soit ça fera franchement rigoler, un peu comme un sketch des Inconnus sur le cinéma suédois du XXe. Les Inconnus, qui sont des trous de balle, malgré leurs 30% de chauves.
I

C’étaient partout les mêmes traits indistincts, ravalés par la rigueur de visages de marbre, délavés par la lumière des néons ; les mêmes corps tendus, figés et silencieux, semblablement droits dans la puanteur du quai, espacés presque régulièrement et tournés vers la voie. La rame semblait ne jamais devoir arriver.
Du dessous de l’escalator qui grimpait vers la surface émergea la tête d’un vieil homme. Etirant amplement ses membres efflanqués, il s’avança, un gobelet à la main : à quatre pattes d’abord ; puis, au prix d’un lent et douloureux effort, il se redressa sur ses deux jambes. Alors, il considéra longuement ces rangées immobiles d’hommes qui se taisaient, détaillant chacun d’eux (comme s’il eût été possible de les distinguer les uns des autres), avec de vagues rires, des mimiques de dégoût ; et tous feignaient d’ignorer sa présence.
Le vieillard, doucement, s’approcha de l’homme le plus proche ; il lui tendit son gobelet, marmonnant quelque sèche supplication, comme pour l’interpeller. Et, constatant que l’homme conservait cet immuable détachement, que ses yeux restaient irrémédiablement braqués en direction de la voie, il alla en voir un autre ; et il passait ainsi d’une forme anonyme à une autre, répétant les mêmes gestes avec la même lenteur, et toujours sans succès : ces hommes restaient statues.

Il y en eut un, pourtant, qui céda dans un frisson. Le vieux, ridiculement petit, s’était placé face à lui, lui tapotant le ventre avec son gobelet ; et il avait alors suffi à l’homme de regarder droit devant lui pour éviter de le voir. Mais le mendiant, se hissant sur la pointe des pieds, était apparu très soudainement dans son champ de vision. Sa figure était affligée d’une maigreur effroyable ; les pommettes saillantes tendaient la peau de sa figure, semblaient devoir la déchirer à tout instant ; tapis dans l’ombre des arcades, les yeux luisaient, gorgés de fièvre. Et à la vue de ce visage, l’homme frémit ; au loin, dans le tunnel, on entendit la rame, qui arrivait. Le vieillard, en courant, retourna à sa cachette.

Dès qu’il eut ce frisson, l’homme sentit les regards se presser sur sa nuque : des coups d’œil qui l’étouffaient, furtifs, jetés à la va-vite, pesant dans son dos comme une lame pointée entre les omoplates. Lui qui s’était jusqu’ici tenu droit, terne et indifférent, il ne savait plus que faire de ce corps qui s’était mis à l’encombrer. Il essaya à toute force de reprendre cet air stoïque qu’il lui était devenu naturel de feindre, avec le temps et l’habitude - mais en vain. Il tirait sur les pans de sa veste, changeait sa serviette de main, et rien n’y faisait : les regards persistaient, jaugeant ce qu’il était, et ce qu’il n’était pas ; c’était là son jugement, il ne pouvait lutter.
L’homme ferma les yeux, essayant de reprendre son souffle ; et ce fut un déluge de bruits et une brise puante : la rame entrait dans la station. A cet instant, il ne sut dire précisément si c’étaient ses propres muscles qui se bandaient, ou ceux de la foule entière ; mais le mouvement gigantesque de ses semblables, d’une lenteur mécanique, s’amorça tout autour de lui ; au cœur de cette agitation, seul, les paupières closes, il fut pris d’un vertige indicible.
Lorsque l’homme rouvrit les yeux, il ne restait que lui, là debout sur le quai. Il vit cent fois son propre visage dans la rame, sur des corps inconnus ; le convoi s’ébranla, impatient, et disparut au détour d’une galerie.

Il resta là, immobile et hagard, comme sourd à force de silence, et comptant les secondes. Lorsqu’enfin la rame suivante arriva, il en vit descendre les mêmes personnes qui s’étaient tenus là, à ses côtés. L’homme fut pris de panique : il se mit à courir.



II

Il erra par les rues, longuement, sans y songer, tout entier consacré à chasser ce malaise rampant dans sa conscience, et dont l’homme n’aurait pu dire ce qu’il était au juste. Il se sentait profondément vulnérable, exposé, comme une saillie de rocaille au coeur d’une plaine venteuse. Il eût souhaité pouvoir retourner en lui-même, se comprimer de nouveau, aplanir ce désordre qui se levait en lui, et cesser d’exister, enfin, aux yeux des autres. Un simple frisson de dégoût l’avait précipité dans cette situation ; et maintenant il tremblait à l’idée de ne pouvoir en réchapper.

Dans les faubourgs, les gens se croisaient sans se regarder, s’évitaient avec soin en feignant de suivre naturellement leur chemin, mimant l’indifférence ; c’était le même enfer que le quai de la station, mais un enfer mouvant et faussement banal, moins solennel en apparence ; un ballet silencieux et mal orchestré, pour qui y prenait garde.
L’homme avançait tête basse sur de longues rues pavées ; l’air était froid et sec, mordait et s’agrippait au corps. C’était encore le matin.

Partout, la réalité obsédante se rappelait à lui : les néons clignotants d’une enseigne criarde ; un groupe de parias qui le héla qui riant (il força le pas) ; la griffure du froid, toujours, sur son visage ; plusieurs individus qui se mirent sur sa route, étrangement, l’air stupéfait (ou était-ce lui qui leur coupa la leur ? cela, il l’ignorait), et se détournèrent aussitôt, sans mot dire. Il lui semblait n’avoir jamais ressenti sa propre existence avec tant d’acuité que dans ces instants-là, ni sa propre présence, découpée si nettement dans le monde alentour.

L’homme se fourvoya quelques heures encore dans le dédale de la ville, s’étonnant sans cesse, comme un chien de son ombre, de l’individualité balbutiante qui était maintenant sienne. Las, il s’arrêta, parvenu au pied d’une cathédrale : deux clochers jumeaux le dominaient, aveugles, projetant sur lui les ombres des visages de pierre dure, effarés, qui hurlaient leur terreur en silence et ornaient ces hautes tours. Il entra, mû par l’envie d’un siège et la curiosité.

L’énorme porte de bois se ferma sans un bruit ; un calme formidable régnait dans tout le lieu. L’homme ne vit personne. Il alla s’asseoir sur un banc, au hasard (de cela, il en fut saisi de stupeur, un instant après), pour s’y délasser un moment ; longuement, il détailla l’endroit : les voûtes, les piliers, le chœur - et voyant le calvaire, il fut saisi d’une frayeur infime mais étrange, à laquelle il n’accorda aucune attention. Il se leva tranquillement, et se mit à flâner, là, heureux, entre les travées, de long en large dans la nef ; et soudain, il aperçut le reliquaire.

C’était un plan de marbre, où reposaient des objets mystérieux et tordus, et auquel la petite chapelle semblait tout entière dédiée ; au-dessous, une grille dorée masquait une forme sombre ; des draperies soyeuses, autour, pendaient aux murs. Une grille en fer forgé barrait l’accès, ce que l’homme trouva curieux ; mais, rivée à deux barreaux, un écriteau semblait vouloir justifier sa présence, en lui attribuant la garantie de la sécurité des restes et des reliques d’un saint dont l’homme ignorait tout. A la lecture de ce message, il fut transi de terreur ; une terreur blanche, silencieuse, qui enflait par à-coups, à mesure qu’il lui semblait distinguer de plus en plus nettement, derrière la grille dorée, un corps de cire sculpté, étendu, les mains croisées sur la poitrine - c’était le corps du saint.
L’homme recula brusquement ; en lui naissait l’idée d’une divinité, d’un être comme lui et de chair et de sang, devenu un symbole celé derrière une grille, auquel croyaient certains. C’était la vie d’un être livré à quelques autres, par qui il existait - et seulement par eux -, lui, un être exceptionnel, qui seul s’était élevé en tant qu’individu, et avait disparu ; et dont aujourd’hui, on adorait les os, ses os à lui, sanctifié : mais pourquoi ? de quel droit ?
Qu’était-ce donc que cette chair qui attendait la mort ? cette vaine existence dont il ne resterait rien qu’une mémoire distordue, un exemple faussé ? (L’homme, cadavérique, s’affala sur les dalles, le dos contre un pilier, en se tordant les mains.) Mais qu’était-ce donc au juste que cette solitude qu’il fallait préserver, cette individualité qu’il faudrait garantir pour être sûr de vivre, d’exister réellement, qui pourrirait sous terre et ne serait plus rien ? (S’appuyant sur un banc, il se remit debout, épousseta sa veste.) Mais pourquoi, après tout ?

L’homme sortit en courant, et héla un taxi.

Tout au long du trajet jusqu’à son bureau, il s’absorba dans le nettoyage d’une tache sur son pantalon ; cette trace disparue, il se sentit beaucoup mieux.



III

La voiture s’arrêta devant une immense bâtisse. C’était un édifice démesuré, cubique, qui reposait sur un bâtiment plus petit qui composait le rez-de-chaussée. L’homme contempla un instant cet immeuble dans toute sa hauteur, avec un air neutre ; et sans attendre plus longtemps, il entra.

À l’intérieur régnait un grand désordre, un brouhaha opaque qui contrastait singulièrement avec le silence de l’extérieur. Des hommes et de femmes se hâtaient en tous sens ; guidés comme par un instinct, ils croisaient savamment leur course, sans se toucher, des liasses de papier dans les bras ; et s’il leur arrivait de se percuter (mais cela était rare), transis qu’ils étaient par leur tâche mystérieuse, il ramassaient méthodiquement leurs documents éparpillés par terre, entre les enjambées frénétiques mais étrangement vigilantes des autres, qui ne cessaient de courir.
L’homme traversa cette cohue sans effort, pour se rendre aux ascenseurs.

Les bureaux s’étendaient dans toute l’immensité de l’étage ; ce qu’il en était des niveaux inférieurs ou supérieurs, nul en ce lieu n’en avait une idée précise. C’était un vaste espace carré, divisé en plusieurs centaines de petites cases indépendantes, qui donnaient sur des allées étroites par une mince ouverture ; de ces petites cellules montait un murmure grave, comme une vibration insensible et omniprésente.
Le bureau de l’homme était une de ses cases : à gauche de l’entrée, une table de travail, une chaise ; à droite, une étagère encombrée de dossiers dont il n’avait nul souvenir ; en face, rien qu’un mur nu, qui était la seule chose qu’on pouvait voir de l’extérieur.

L’homme s’assit, sortit un miroir de sa serviette : s’y examinant, il ne put se reconnaître, à sa grande satisfaction. Reposant doucement la glace sur sa table, il se laissa gagner par la plénitude ; il aimait cet endroit : ces quatre murs juste assez hauts, ce dénuement qui n’exprimait rien. Il eut un sourire, et alors qu’il souriait, le téléphona sonna. L’homme décrocha d’un geste ample.