Qui paiera pour Gérard ?

Le 12/04/2009
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par Dourak Smerdiakov
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Thèmes / Saint-Con / 2009
Alors que la Zone résonne de frénésie combustible, Dourak reste sobre et donne dans le désespoir ordinaire et social. Il centre son texte sur les retrouvailles d'anciens camarades de lycée, éloignés par la vie. Disons-le tout de suite : il manque les explosions, le bullet time, les putes et les ragondins. Et pourtant, le résultat est à tomber par terre : bien écrit, poignant, terriblement humain. Profondément pas sautillant du tout, mais ce texte mérite d'être considéré hors du cadre étriqué de la Saint-Con.
    La route défilait, le long du fleuve gris et morne, s'écartant des berges pour traverser d'insipides bourgades endormies. Je roulais vite sans m'en rendre compte, énervé par les événements de la soirée. Je rentrais chez moi. J'avais promis de passer toute la journée du lendemain chez mon beau-frère, à cloisonner les chambre des gosses. Puis ce serait lundi.
    J'ai jeté un coup d'oeil à la jauge d'essence et tourné à droite pour faire le plein à la station. Un autre véhicule venait de s'y garer. Je me suis rangé de l'autre côté de la pompe, et j'ai reconnu Julien, sortant de sa berline.
- Drôle de soirée, hein ? m'a lancé Julien.
- Sale soirée, j'ai répondu.
    Je suis arrivé légèrement en retard au restaurant, et mes anciens amis du lycée avaient tous déjà commandé. On m'a retrouvé une place sous une pile de manteaux et j'ai prié pour qu'un serveur daigne répondre à mes appels avant la fin de la soirée.
    Une douzaine de personnes. La plupart d'entre nous ne s'étaient pas vus depuis des années. Comme j'arrivais, on m'a demandé ce que je devenais, j'ai répondu sommairement et renvoyé la question par politesse, puis notre coin de table a rejoint la conversation principale, laquelle portait, inévitablement, sur les enfants, l'école, l'éducation. Dieu merci, quelques verres se vidaient et se remplissaient ; on pouvait espérer mieux. Les mômes, c'est des mômes, bordel. Ça chie, puis ça se bat ou ça minaude, puis il leur pousse des poils et ça devient comme vous. Et l'école, ça sert à les surveiller pendant que vous produisez du PIB. Fatalement, il s'y emmerdent, alors ils font des conneries, ou ils deviennent dépressifs. D'autant plus qu'ils ne veulent pas devenir comme vous. Comme si vous en aviez envie, vous, à leur âge...
    Ensuite, on a parlé boulot, fatalement. La plupart étaient cadres dans des entreprises du tertiaire, quelques uns fonctionnaires, quelques autres indépendants. Mais, à part pour Nathalie qui était médecin, un agriculteur du néolithique aurait eu bien du mal à comprendre en quoi consistait leurs différents métiers. Et Gérard était chômeur de longue durée. Je le croisais de temps en temps, je savais que ça n'allait pas fort pour lui. Pour l'heure, il ne disait pas grand chose, faisait semblant de s'intéresser à la conversation, avait l'air de regretter d'être venu et d'attendre la fin du supplice. Avec Joëlle, j'étais probablement le seul au courant pour le traumatisme crânien dont les séquelles avaient torpillé ses études d'ingénieur. Il n'aimait pas en parler. Il détestait qu'on en parle. Il détestait de plus en plus de choses, je crois.
    Il détestait qu'on se croise de temps en temps, par exemple. Il avait été un étudiant brillant, très brillant. Puis la mémoire et la concentration avaient disparu, d'un seul coup. Pendant les séances de laboratoire, les instruments lui tombaient des mains. C'est plus tard que j'ai su pour l'accident de vélo, les journées d'hôpital, les séquelles. Il me disait : j'ai encore trop picolé hier soir. Mais je crois que c'est quand Joëlle l'a quitté, six mois plus tard, après les examens, qu'il s'est mis à boire. Cette année-là, on les a ratés tous les deux, les examens, mais moi je me suis réinscrit en septembre et, malgré ma médiocrité, j'ai fini par obtenir le diplôme. Quand j'ai signé mon premier contrat, il cherchait déjà de l'emploi depuis un an et demi, avec juste son bac et, de plus en plus, un air de chien errant. Je produisais du PIB, il était chômeur, et il détestait me croiser. Ça se voyait dans ses yeux. Il croyait peut-être que j'avais pitié. Et j'avais pitié, bordel.
    Quand on a eu fini de parler boulot, on était bien lancés sur le vin, et plus très guindés. Les uns ont parlé football, les autres politiques. Et Geneviève traitait tout le monde de connard, pendant que son mari, que personne ne connaissait et ne voulait connaître, reluquait une paire de nibards à la table d'à côté. On attendait beaucoup de Ribery, ou du nouveau président de la République. Pour Julien, c'était le nouveau président. Gérard n'attendait pas grand chose de qui que ce soit, mais il fallait le lire dans ses yeux, parce qu'il fermait sa gueule et s'enfilait des verres sans trop avoir l'air d'écouter le flot de conneries.
    - Au fait, Gérard, tu cherches toujours ? a soudain lâché Julien à son intention. Parce¨ce que je connais des patrons qui cherchent des gens motivés et qui ne trouvent personne. Ils sont prêt à former les gens. Si ça t'intéresse...
    Gérard a mis quelques instants avant de relever la tête, comme si les mots lui parvenaient à travers un épais brouillard, qu'il y avait un décalage de quelques secondes.
    - Pourquoi pas. Je te donnerai mon numéro.
    Il avait répondu d'une voix égale, d'un air totalement incrédule, et plutôt sur la défensive. Avec un haussement d'épaules, léger. Ayant tout de même vaguement suivi la conversation, il savait que la proposition de Julien n'arrivait sur le tapis qu'en tant qu'argument pour celui-ci dans sa discussion avec Jean-Pierre sur les radiations de l'ANPE. L'important était de souligner qu'il y avait des millions de feignants à foutre au travail à coups de pied au cul, et que le nouveau président n'avait été élu que pour ça. Pas compliqué, bordel. Et Julien n'allait pas lâcher le morceau.
    - T'as pas l'air emballé. Tu cherches dans quoi, au juste ?
    Il y a eu un silence. Soudain toute l'attention était tournée vers eux. Le cas de Gérard intriguait pas mal de monde, en fait, je m'en rendais compte. J'ai su que tout ça allait mal finir. Personnellement, je savais que la réponse à la question de Julien était que Gérard cherchait dans le n'importe quoi, le n'importe quoi qui n'existe pas, celui où on accepte les chômeurs de longue durée, sans diplôme, sans allure, et qu'il ne faut pas observer plus de quelques secondes pour comprendre que ça ne tourne pas rond dans leur tête - cas social, dit-on. Mais Gérard, pour tout l'or du monde, n'aurait jamais répondu tout ça. Ni en aparté, ni à une table de restaurant, ni face à un peloton d'exécution. Et ceux qui ne peuvent pas comprendre pourquoi, ceux-là, oui, sont d'authentiques merdes humaines.
    - Dans ton cul, connard.
    Et Gérard a porté son verre à ses lèvres. Je n'aurais pas pu dire s'il regardait Julien, le mur derrière lui, le verre dans sa main, le caquelon à fondue devant lui, les bougies sur le gâteau à la table d'à côté (joyeux anniversaire, Kevin), ou rien. Julien s'est retourné vers Jean-Pierre.
    - Bref. Qu'est-ce que je disais ?
    C'est là que c'est devenu violent. Apocalyptique.
    Gérard s'est penché en avant pour agripper Julien par la cravate, et l'a tiré à lui par-dessus la table. À mi-chemin, la cravate a cédé. Julien s'est vautré sur la table, puis s'est rassis. Déséquilibré, Gérard est reparti en arrière, sa chaise basculant sous lui, et il a continué sa roulade jusqu'au milieu de la salle où il s'est retrouvé étendu sur le ventre.
    - Pauvre con, a dit Julien, d'une voix forte mais calme, et l'air très digne malgré son étrange noeud papillon.
    Le silence avait envahi le restaurant. On était gêné. On était goguenard. On était consterné. On avait pitié. Gérard se relevait péniblement, l'air plutôt ahuri. Et Julien a rajouté une banderille.
    - Pauvre merde.
    J'aimerais pouvoir vous dire qu'alors Gérard s'est retrouvé avec un lance-flamme dans la main. Ou qu'il s'est emparé d'une bouteille et l'a brisée contre un bord de table pour s'en faire une arme. Ou qu'il est sorti dignement. Mais la vérité, c'est qu'il avait l'air d'un môme qui essaye de ne pas pleurer. Et Julien a donné le coup de grâce.
    - Pauvre assisté de merde.
    Gérard a ramassé son manteau, la tête basse, et s'est jeté vers la sortie en boitant. Une fois la porte refermée, la rumeur des conversation a repris progressivement, sauf à notre table. Finalement, Geneviève a demandé, d'une voix d'ivrogne :
    - Qui paiera pour Gérard ?
    Et alors, tous, sans répondre à cette dernière question, se sont empressés de donner leur opinion sur les événements. La plupart estimaient que Julien avait exagéré. Certains le lui firent remarquer. La vaste majorité se désolaient de ce que Gérard était devenu. La pitié. J'étais livide. Je sentais monter une terreur indéterminée, à peine consciente, mais capable un jour de tout emporter.
    - Foutez-moi la paix avec votre déluge de moraline, conclut Julien. Quand je pense que j'ai juste voulu l'aider.
    Il y a eu un bruit de freinage à l'extérieur du restaurant, du côté de la nationale. Puis des cris en bulgare, en turc, en roumain, dieu sait quoi. Et ensuite des cris d'horreur et de dégoût, en français.

    - Au fait, Julien...
    - Oui ?
    J'ai contourné la pompe. Un camion passait sur la route, quasi déserte.
    - Enfoiré de camionneur arménien, j'ai dit, en montrant le poids lourd.
    Il s'est retourné pour regarder, étonné.
    - Mais non, celui-là c'est un Hollan...
    Mon poing est parti pendant qu'il ramenait son regard vers moi. Sa phrase ne s'est pas arrêtée net. Elle s'est éteinte progressivement, modulée par la surprise et l'étourdissement. Il s'est retrouvé assis au sol, le dos contre la portière de sa voiture. Je lui avais mis tout ce que je pouvais donner. Mon genou est parti et je lui ai éclaté le nez. J'ai ramassé le pistolet à essence et je lui ai offert une rasade d'octane 98 dans les yeux. Puis je l'ai aspergé des pieds à la tête.
    - Au fait, Julien : je vais aller chez toi. Je vais violer ta femme devant tes gosses. Ma moraline bien chaude dans le con de ta femme. Puis je vais égorger tes gosses devant ta femme. Puis je vais l'étrangler. Juste parce que j'en ai envie, surhomme.
    J'ai reculé, et j'ai lancé mon briquet.
    L'embrasement quasi instantané du carburant a produit un son extraordinaire. Ça n'a duré qu'une fraction de secondes, mais j'en garde un souvenir impérissable, comme d'un fugace aperçu de pureté originelle et, quand j'y pense, j'envie presque Julien de s'être retrouvé au coeur de la beauté de ce son. J'étais encore trop près. La chaleur m'a brulé le visage et ma manche s'est enflammée. J'ai à peine eu le temps de retirer ma veste, mais avec assez de présence d'esprit pour ne pas l'abandonner totalement aux flammes et aux enquêteurs.
    Il gueulait d'une drôle de manière, comme si l'air du brasier se refusait à colporter sa voix, voulait l'engloutir elle aussi. Puis, très vite, il a tout simplement manqué d'air. Et les flammes lui entraient dans la bouche, je les devinais cheminant jusqu'aux poumons à chaque tentative désespérée d'inspiration. La douleur de sa consomption semblait l'empêcher de réaliser qu'il étouffait. Mais quelles pensées s'agitaient derrière ces yeux fondus, quel avant-goût de l'enfer ces nerfs optiques ont-ils propagé une dernière fois ? Il s'est roulé trente secondes sur le sol de béton, vaine tentative de s'éteindre, puis ses mouvements sont devenus ineptes, ceux d'une masse de douleurs encore innervée. Après deux minutes, il ne bougeait plus.
    Il était plus que temps de quitter les lieux. J'ai ramassé ma veste à demi calcinée, puis je suis rentré chez moi. Je ne savais pas où il habitait. Sa femme devait être moche. Ses enfants méritaient leur vie de larves. Et je devais cloisonner chez mon beau-frère le lendemain matin.
    Puis ce serait lundi.

    Je ne sais pas comment il est possible que les flics ne soient jamais venus sonner à la porte. Je croyais toutes les stations équipées de caméras. Je croyais qu'ils retrouvent votre ADN et vos empreintes. Je croyais que des lois régissent tout ça, que les causes et les effets s'enchaînent, que la mécanique vous broie. Mais c'était il y a dix ans maintenant. Tout va bien pour moi. Je bosse toujours dans l'électronique et, quand je bois trop un samedi soir, Joëlle se refuse à moi jusqu'au samedi suivant. Je suis abonné à des sites pornos, et je passe des soirées à exprimer des opinions politiques extrêmes sur un blog que personne ne lit. Pour le moment, nos mômes chient sans problème, mais je crois qu'ils déprimeront à l'école quand même. Je suppose qu'il leur pousse déjà du poil. J'achète des livres sur les cathares, qui réprouvaient la procréation, et sur Robespierre, qui ne s'intéressait pas à ces choses-là. Et des livres sur 14-18. Mais, au fond, je m'en fous. Tout va bien pour moi
    Certains soirs, tout de même, je repense à cet instantané d'éternité, à ce bref jaillissement de fin du monde. Je me pince la joue, qui fut léchée par les flammes, je me caresse l'oreille, encore frémissante du son de l'embrasement, et je sens monter la terreur.