Serial Edit annexe : « Mais délivre-nous du Mal »

Le 16/06/2009
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par Winteria
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Ce texte ne se place pas dans la continuité des autres serial-edit, puisqu'il s'inspire d'un nouveau texte de référence, à savoir l'histoire de Don Quichotte contre les moulins. Il faut lire les deux textes en parallèle pour reconnaître la filiation, puisque la version Winterienne remplace le chevalier crétin par un prêtre avec une tendance inquisitoriale non négligeable, et les moulins par des soldats malades, soupçonnés de possession. Texte purulent et glauque, avec style grandiloquent et moyenâgeux de rigueur.
D'un couloir sombre orné de motifs labyrinthiques, ils débouchèrent dans la vaste salle circulaire. Là, ils virent, baignée dans une lumière fiévreuse, la quarantaine de paillasses qui vomissaient les corps tordus et efflanqués des malades ; ce n’étaient que délires, purulences et râles : un foyer inextinguible qui consumait les chairs tordues des héros de la Foi. Le prêtre considéra silencieusement ces rangées de soldats dévorés par un Mal indicible venu d’Orient, et se tourna vers le capitaine :
- L'impiété de ces lieux égare et corrompt l’âme. As-tu vu, mon fils, ces gravures sacrilèges ? Elles sont griffures de la Bête, et la Bête est en vos hommes. Nous avons jusqu’ici réjoui le Très-Haut par la débâcle des infidèles, et nous le réjouirons encore en sacrifiant nos propres corrompus. Car c'est servir Dieu que de débarrasser la face de la terre de cette ivraie.

- Les sacrifier ? Ces hommes sont braves, mon père, et se battent pour le Seigneur !

- Leur foi était chétive, et leur âme est damnée. N'éprouve point de peine, fils : rappelle à ton souvenir les batailles incertaines dont le Dieu Unique nous a adoubés vainqueurs. J’ai prié maintes fois pour l’âme de ces égarés, et Il n’a pas daigné m’exaucer. Qu'il en soit ainsi.

- Allons, mon père, ce n’est pas une damnation : l’ennemi aura empoisonné ses propres puits avant d’abandonner ces terres…

- La corruption est spirituelle, pas corporelle. Je te suggère de ne pas en douter. Et si l’amour de tes hommes t’aveugle, alors courbe l’échine et dis une prière pour eux, pendant que j’abrège la torture qui leur est infligé.

Le prêtre empoigna sa dague, s’avança d’un pas déterminé vers la paillasse la plus proche. Là gisait un brave ; et entre les squames qui pavaient son visage ravagé : un Styx de pus et de larmes, des yeux gorgés d’effroi, une bouche béante qui hurlait en silence les noms secrets de Dieu. Et le prêtre s’avançait :

- Sed libera nos a malo... Salvum fac servum tuum...

Une bourrasque furieuse s’engouffra dans la pièce ; au pommeau de la dague, les joyaux de la Sainte Église luisaient, infaillibles ; on vit les yeux du soldat s’embraser, et lui s’agiter sur sa couche ; des profondeurs de sa poitrine s’élevèrent des cris déments ; ce fut partout une terreur sans nom qui s’insinua jusqu’au cœur des plus vaillants ; un chaos effroyable de plaintes et de hurlements ; et le prêtre s’approchait - plus lentement, désormais.

Il se recommanda à Dieu, le priant d’investir son bras, son corps, son âme, dans cette sainte vengeance. Parvenu devant lui, il considéra quelques instants cet être vain et damné qui se contorsionnait sous ses yeux, hoquetant, en figures inhumaines : très digne pantin d’une volonté impie. Le prêtre éleva dans les airs l’agent du geste purificateur ; il n’y eut nul acte divin.

Dans les convulsions délirantes du soldat, son pied frappa au ventre de l’ecclésiastique, qui bascula en arrière et heurta en silence le sol poussiéreux ; la lame même, figée à la base de sa nuque, s’y était fondue sans bruit.

La tunique rougie de sang du prêtre hanta longtemps les transes infinies des soldats enfiévrés ; sa dépouille, livrée au désert, s’évanouit en un jour.