Ciseaux

Le 22/12/2009
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par Fix
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Thèmes / Débile / Disjoncte
Un texte sur un type tellement obsédé par les ciseaux qu'il monte sa petite entreprise : a priori OSEF monumental, à part si l'on se nomme Jean-Pierre Pernaut. Comme le dit le narrateur lui-même : 'une histoire sans intérêt, au fond ? Peut-être bien que oui…'. Comme on s'en doutait, ça part sympathiquement en bite par la suite. L'histoire est bien écrite, mais on aurait aimé (beaucoup) plus d'acidité et de prise de risque de la part de l'auteur.
Roger avait travaillé dans les ciseaux toute sa vie.
C’était un brave homme, ce Roger. Il avait maintenant 50 ans ; mais quand même, c’était toujours un brave homme. Quand il était gosse, il s’amusait avec les ciseaux de sa sœur ; il n’avait jamais blessé personne, mais il aimait jouer avec. En fait, c’était le pouvoir, la possibilité qui l’amusait. Ou l’excitait. Savoir qu’il tenait entre ses doigts quelque chose de très puissant, de terriblement dangereux et potentiellement mortel, ça lui plaisait énormément. D’un coup de doigt, d’un simple mouvement du pouce, il était capable de trancher les organes les plus précieux de n’importe qui. Qui avait besoin d’armes à feu, qui avait besoin de bombes ? Une paire de ciseaux suffisait à castrer le plus formidable des adversaires en un geste rapide. Roger aimait ça. Il ne l’aurait jamais avoué à personne, et dans sa famille, on était convaincu qu’il avait simplement une propension à aimer les objets brillants, comme les pies voleuses qu’on voit dans les bandes dessinées. Mais ce qu’il aimait, en tenant des ciseaux, c’était de savoir qu’il aurait pu couper le pénis de son père en un instant, mutiler les seins de sa mère en un autre. Freud aurait eu beaucoup à dire sur ce jeune homme ; par chance, Roger n’avait pas la moindre notion de psychologie, et il s’en portait d’autant mieux. Cette absence de complexe était compensée par un réflexe de survie qui l’avait poussé à ne jamais rien dévoiler sur ce sujet, de telle sorte qu’il vivait sa vie sans critique ni moquerie de la part de ses proches.
Roger n’était cependant pas un homme aussi abruti qu’on aurait pu le penser. Tout d’abord, bien que très simple d’esprit, il possédait une certaine vision de ce qui était juste et bon. Certes, elle se limitait à des choses primaires, comme les ciseaux, mais elle était tout de même extrêmement développée chez lui, et ce dès son plus jeune âge. Il aimait ses ciseaux, et il en voulait des bons. Chose trop rare, ainsi qu’il l’avait amèrement constaté. La plupart des paires que l’on trouvait sur le marché se fatiguaient bien vite ; la vis centrale, autour de laquelle se mouvaient les deux morceaux de métal communément appelés « ciseaux », pour former dans leur ensemble la « paire de ciseaux » - puisque tel était le correct terme - la vis centrale, donc, était une petite traîtresse sur laquelle on ne pouvait compter guère longtemps. La plupart d’entre elles se dévissaient toutes seules ; celles qui étaient trop serrées empêchaient une bonne utilisation de l’objet, les autres le rendaient tout simplement inefficace. Trouver une vis parfaitement serrée relevait quasiment de l’impossible. Quant aux ciseaux eux-mêmes, Roger ne comptait plus ceux qui étaient tordus, ceux qui s’usaient trop vite, ceux qui n’étaient pas assez taillés et ceux qui, de manière générale, semblaient avoir été conçus pour tout sauf couper nettement quelque chose.
En d’autres termes, Roger n’était pas satisfait. Comme beaucoup d’autres avant lui, c’était propulsé par cette frustration qu’il s'était décidé à monter sa propre société, destinée plus à créer les ciseaux parfaits qu’à gagner sa vie. Les années qui s’étaient écoulées entre sa jeunesse, partagée entre la fascination du concept ainsi que la réalité frustrante qu’était son sujet favori, et sa vieillesse, où il était à la tête de la compagnie qui fabriquait les ciseaux les plus efficaces, appréciés et sur lesquels on pouvait le mieux compter du pays, ces années-là semblaient s’être écoulées sans existence propre. Pour Roger, elles n’avaient pratiquement pas existé. Lorsqu’on vit pour une passion, aussi simple soit-elle, le temps n’a plus de valeur, les problèmes sont à peine des blagues que le destin nous fait et auxquelles on rit un temps court avant de passer à autre chose. Roger avait su se jouer de tous les ennuis qui auraient pu mettre un terme à son business ; non pas parce qu’il était malin, ni parce qu’il possédait d’excellents conseillers, encore moins parce qu’il était chanceux ; non, il avait réussi parce qu’il ne pensait pas rater. L’échec lui était impensable : il ne se voyait pas courir pour la victoire, mais il courait pour quelque chose d’autre, quelque chose de presque religieux. Il allait monter son entreprise et elle allait réussir, parce que c’était ce qu’il allait faire. C’était tout. Il n’y avait pas de raison de discuter, pas de raison de rater ; sa volonté avait avalé ses doutes, ses peurs avaient disparu, écrasées par la force de ses certitudes.
Roger s’était marié dans la même optique. Il avait fait deux enfants, pareil. Une voiture, une maison, pareil. Pas de réflexion, pas d’autre idée fixe que les ciseaux, les bons ciseaux, les meilleurs ciseaux ; le reste était pour lui ce qu’une paire de nichons est à un gay sorti du placard ; tout juste des formes que l’on croise toute sa vie sans vraiment les rencontrer, sans jamais s’y intéresser. Une histoire sans intérêt, au fond ?
Peut-être bien que oui…
Jusqu’au jour où on l’a retrouvé, Roger, changé à jamais. Il n’était pas mort, mais il était couché dans sa chambre, en position fœtale. Nu. C’était sa fille qui avait fait cette étrange découverte alors qu’elle allait l’appeler pour venir manger en famille, comme tous les soirs ; son père déshabillé, couché au milieu de sa chambre, avec une petite tache de sang sur le tapis devant son ventre. S’étant avancée pour tenter de comprendre ce qui était arrivé à son père, elle eut un cri d’horreur lorsqu’elle se rendit compte qu’il s’était tout simplement coupé le sexe. Roger serrait encore ce dernier dans la paume de sa main, l’ayant écrasé à tel point que sa propre femme ne le reconnaîtrait plus. Les ciseaux, quant à eux, semblaient avoir été disposés sur le sol sans plus de cérémonie autre que le sang encore liquide qui les ornait de ses reflets écarlates.
Bientôt, toute la famille avait accouru afin de crier et de gémir autour du corps de ce qui n’était plus vraiment leur père ou mari, mais était encore trop gluant pour être relégué au statut d’être sans importance. On n’osa pas tout de suite toucher à Roger. Il sanglotait comme un gosse, tout le bas du visage couvert d’une morve qui avait coulé jusqu’à l’intérieur de son oreille droite - car il était couché sur ce côté-là, de telle sorte que la gravité faisait son effet comme on aurait pu s’y attendre dans de telles circonstances. Il était pitoyable à voir, mais il s’était coupé le pénis. On aurait voulu pouvoir le sauver, mais on n’osait pas. On resta là, autour de lui, à lui demander comment il allait, mascarade qui dura près d’une heure.
En fin de compte, il eut serré son pénis avec tellement de force que ce dernier lui glissa du poing et alla rouler sous la commode de sa chambre. Ce fut à ce moment-là qu’on se rendit compte qu’il fallait définitivement faire quelque chose; ainsi on le releva afin de le couvrir de manière appropriée. Roger fut mis à l’asile, et on n’en parla plus.
J’aimerais pouvoir vous dire, cher lecteur, que l’on sut ce qu’il s’était passé dans la chambre - et surtout dans la tête - de Roger ce jour-là. J’aimerais pouvoir vous dire, cher lecteur, qu’une telle chose ne vous arrivera jamais, car vous n’êtes pas comme Roger. J’aimerais pouvoir vous dire, cher lecteur, qu’un soir, enivré jusqu’au scrotum, vous ne tendrez pas votre bras pour prendre la magnifique paire de ciseaux brillants dont vous vous servez pour couper les morceaux de plastique trop résistants des emballages de viande, cette paire que vous gardez dans votre cuisine toujours à portée de main, que vous ne prendrez pas ces ciseaux entre trois de vos doigts et que vous ne vous défroquerez pas là, sur votre carrelage, avec la ferme intention de vous couper le pénis - ou tout autre organe, génital ou non, qui vous est cher.
J’aimerais pouvoir vous le dire, mais je ne peux pas, car l’on ne sut jamais ce qui était arrivé à Roger. Il ne pipa plus jamais mot après cet événement - comme on peut s’en douter. Les théoriciens les plus audacieux tentèrent d’expliquer cet étrange geste d’un homme obscur, avec un succès rarement convaincant : certains dirent que Roger n’avait simplement jamais aimé être un homme ; d’autres encore théorisèrent qu’il s’agissait en fait d’une épilation qui aurait mal tourné ; certains enfin allèrent jusqu’à avancer qu’il avait tenté de se faire une petite circoncision maison.
La meilleure explication reste sans doute à chercher dans l’emploi des ciseaux eux-mêmes : Roger s’était coupé le sexe pour employer ses ciseaux comme il se devait. Ayant accompli l’acte le plus extrême qu’il était possible de réaliser avec son objet favori, il avait rempli son destin, il avait réalisé sa propre prophétie, celle qui l’avait guidé toute sa vie : utiliser ses ciseaux pour faire quelque chose de sanglant, de tout puissant et d’inutile. Ceci fait, sa vie n’avait plus de raison d’être, et il se laissa donc mourir avec la plus grande paix d’esprit concevable.
On reprit sa compagnie : ce fut à sa fille qu'en revint la tête, évidemment. Le pénis de Roger, quant à lui, pourrit toujours sous sa commode.