Trois cochons gras

Le 11/04/2010
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par Mill
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Thèmes / Saint-Con / 2010
Mill cède à la tentation de la fable animalière, mais bon on est pas au niveau de nuance d'un Orwell. Visiblement, si ses personnages sont des porcs, ses lecteurs sont des pigeons à qui il faut tout expliquer, sinon ils risqueraient de rater la métaphore. S'ensuit une parabole contemporaine lourdingue, un genre de caricature imbécile pourrie de gauchisme bas du front. Ca vole pas haut.
    Il était une fois trois énormes cochons gras et ventrus, trois gorets obèses qui se goinfraient. C’était là leur raison d’être : se gaver. Sans cesse et sans arrêt, du matin au soir, à chaque heure de la journée. Le plus gras des trois se levait même au milieu de la nuit pour grignoter un petit quelque chose parce que, disait-il, quand l’appétit va, les actions sont au beau fixe.
    Celui-là, qui était aussi le plus vieux, le plus méchant et le plus sournois, nous l’appellerons Monsieur. Non qu’il eût un roi parmi ses frères. C’était son p’tit nom. Monsieur, voyez-vous, arborait monocle et bretelles, cravate et grosses manchettes, ne se séparait jamais de son dalmatien à trois bâtons. Monsieur allait à la messe tous les dimanches, s’autorisait son verre de rouge à chaque repas, lisait le Figaro, le Monde et the New Economist. Monsieur avait du fric. Beaucoup, tout plein de fric. Donc Monsieur avait la classe. Pour tout dire, et pour reprendre le mot de ses frangins, Monsieur se la pétait grave.
    On ne pouvait pas vraiment leur donner tort. Depuis que Monsieur avait aménagé son hôtel particulier dans le Marais, il jouait les baronets, avec la panoplie complète de majordomes, gouvernantes et laquais. Monsieur assistait aux courses à Deauville dans le carré VIP, passait ses week ends à St-Trop’ pour éviter la piétaille estivale, fréquentait les stars du grand écran et méprisait celles de la lucarne, exhibait tant qu’il pouvait sa légion d’honneur et son ruban Sidaction. Plus j’y pense, plus Monsieur me sort par les trous de nez.
    Le deuxième cochon gras ressemblait beaucoup à son aîné mais détestait qu’on lui en fasse la remarque. De fait, il cultivait la différence avec entrain mais sans grand succès, du moins pour tout ce qui ne relevait pas des simples apparences. Là où Monsieur se faisait une joie de promener sa bedaine, son frère, lui, s’enorgueillissait d’une musculature ciselée dans les salles de gym les plus onéreuses, tannée par les UV, assurée par la Lloyd’s. Ses goûts vestimentaires variaient selon les saisons et se portaient immanquablement sur les créations les plus tendance des grands stylistes du moment. En bon quadra ouvert et tolérant, il affectionnait le casual - sans toutefois jamais dépasser les limites du négligé - ne cédait à la cravate qu’aux mariages de ses maîtresses ou aux funérailles de ses ennemis, collectionnait les baskets et survêtements de marque. Son surnom, vous vous en doutez, c’était Appelez-Moi-Par-Mon-Prénom.
    AMPMP, divorcé trois fois, bouddhiste confirmé depuis qu’il avait quitté la Scientologie avec pertes et fracas, amateur reconnu de thés verts et de Fat Boy Slim, tapait le carton avec Bill Gates, Larry Ellison et Richard Branson, courtisait les actrices les plus chères d’Hollywood et faisait glousser le gotha en se présentant à vélo aux conseils d’administration et autres réunions d’actionnaires. Vous l’avez deviné, AMPMP appartenait à cette grande et belle famille d’enculés mondains et surpuissants que composent les patrons modernes. Vous trouverez même, parmi eux, quelque gredin assez rusé pour vous faire croire qu’il partage les idéaux d’un Jaurès ou d’un Che Guevara.
    Pas lui, non. Si AMPMP affichait volontiers des vertus écolos - il avait d’ailleurs férocement milité auprès du MEDEF pour l’abandon des sacs-plastique à la caisse des supermarchés - il répétait à qui voulait bien l’entendre que jamais ô grand jamais on ne l’y prendrait à faire semblant d’être de gauche.
    « Il faut flatter l’ennemi, le désarmer pour mieux le flouer. Mais n’oublions jamais qu’il reste un ennemi », déclarait-il volontiers entre deux délocalisations. Des petites phrases qui ne tombaient pas dans l’oreille d’un sourd.
    Le troisième cochon gras, en effet, jouait les jeunes Tartuffe dans les milieux politiques et appliquait à sa sauce les conseils lumineux de ses deux aînés. Il intriguait tant et si bien que Monsieur et AMPMP l’appelaient affectueusement Nicolas S. Ce dernier s’avouait très fier de ce surnom. Il n’était certes encore qu’un jeune goret avec la morve au groin, mais ses habiles manœuvres à l’assemblée, à la Garden Party de l’Elysée ou dans les soirées spéciales seniors organisées par un prestigieux club échangiste du XVIe, lui garantissaient une position de confiance auprès de nombreux députés locaux. Ainsi n’hésitait-on pas à mettre à profit ses talents d’orateur sans foi ni loi pour chauffer les salles des meetings de ses divers Pygmalion, et ses réparties impromptues pimentaient les dîners des vieux de la vieille qui ne manquaient jamais ses interviews, faussement improvisées. Fin politicien, il conspirait actuellement contre son mentor, prenant appui sur un dissident plus jeune, qu’il trahirait probablement lors d’une élection prochaine.
    De Monsieur, il avait retenu l’arrogance blasée des nababs que rien ne peut abattre. Il affichait un profond mépris pour ce qui ressemblait de près ou de loin à un esprit critique, évoquait avec la bonhomie placide d’un paysan mal dégrossi les épisodes inventés d’un passé de dur à cuire, travailleur méritant et habitué des vaches maigres, puis affectait de jouer les guignols lorsqu’on le surprenait en flagrant délit de mensonge. Cependant, contrairement à son frère, Nicolas S usait de sa cervelle pour conforter ses artifices bien davantage que pour construire, investir, ériger. En cela, AMPMP lui apportait son soutien moral, qu’il dispensait à coups de petites maximes de son crû, de ce qu’il appelait son « exemple à suivre », et de diverses applications pratiques, conçues par ses soins comme de véritables cours magistraux. Ainsi Nicolas S l’accompagnait-il régulièrement à nombre de ses réunions informelles, où il apprenait avec un talent certain à singer les Rastignac sans jamais fâcher son frère. Celui-ci l’aidait également de façon plus concrète en l’acceptant comme co-locataire dans son petit-loft-cossu-mais-n’exagérons-rien de Belleville. Lorsque les deux siamois sortaient en jogging pour leurs trois kilomètres du matin, les bobos se signaient en les saluant.
    Et le loup, dans tout ça ?
    Laissons-lui le temps d’arriver. Après tout, il venait tout juste de garer sa pétrolette. En outre, qui s’étonnera de le voir traîner la patte au regard du destin habituellement réservé à ses congénères dans ce type de conte ? Le loup qui nous occupe paraissait certes solide, jeune, en bonne santé. Ses manières énergiques, volontaires, ses gestes brusques dénotaient chez lui une force de caractère bien ancrée, trempée dans la rage et l’acier, mais vous pouvez être sûrs d’une chose : ce loup était condamné. Quoi qu’il s’imaginât accomplir chez l’un ou l’autre des trois frangins, le pitoyable prédateur ne manquerait pas de se heurter à l’inéluctable. Il était, en toute bonne foi, le méchant de l’histoire et, par conséquent, voué à une mort certaine. Qu’il eût méticuleusement planifié son intrusion dans l’appartement de Nicolas S n’y changerait rien.
    L’intrus à grandes oreilles et dents pointues s’était pourtant débrouillé pour acquérir par des moyens douteux les plans de l’immeuble, la liste exhaustive des biens de la fratrie, les doubles des clefs de chaque porte, chaque placard, chaque tiroir ou penderie, l’emploi du temps détaillé des trois porcins et de chacun des employés de maison. Sa tenue de commando étouffait ses mouvements et ses lunettes à vision nocturne facilitaient sa progression dans les espaces sombres. A sa ceinture, un colt. A sa cheville, un couteau de combat. Le loup avait pesé chaque détail, envisagé toute possibilité. Rien ne pourrait le surprendre. Rien ne pourrait le surprendre et encore moins le tuer.
    Il commit toutefois sa première bévue lorsqu’il prit la décision d’accorder la vie sauve à une jeune louve, une femme de chambre visiblement acquise à la cause de ses patrons et employeurs, en vertu, peut-être, d’un syndrome de Stockholm aussi peu compris que mal digéré. A peine lui tourna-t-il le dos, trop confiant sans doute, qu’elle s’efforçait déjà de retirer son bâillon et d’appeler à l’aide, le museau tendu et les moustaches chiffonnées. Il n’osa revenir sur ses pas pour a) l’assommer, b) la tuer, c) la réduire au silence, préférant entreprendre une fuite éperdue dans les longs couloirs du sous-sol, une escouade de gardiens surarmés sur les talons.
    Sa deuxième et non moins lamentable erreur fut de chercher à se cacher plutôt qu’à s’enfuir. Tapi dans le monte-charge de la cuisine, il entendait les lourdes cavalcades des chiens de Nicolas S., qui ouvraient chaque porte, chaque placard, fouillant le moindre renfoncement, le MP5 érigé et la gueule écumante. Les sons claquaient à ses oreilles comme la bande-son d’un mauvais film d’horreur de D. L. Bousman : onomatopées stridentes et farfelues, crissements tapageurs, surgis de nulle part, ignorance délibérée des lois de l’acoustique. Il tenta bien d’escalader le conduit, mais pour aller où ? Il n’avait grimpé qu’un étage lorsqu’une main gantée de cuir noir glissa un fumigène sur la plate-forme de l’élévateur. Il toussa par réflexe, avant même de renifler les premières effluves, et comprit instantanément que sa troisième erreur avait été d’oublier d’inclure dans son paquetage l’indémodable, indispensable et souverain masque à gaz dont ne manque pas de se munir tout commando digne de ce nom. Tout à ses suffocations, râles et crachats de cancéreux tabacophile, il parvint toutefois à s’extirper de la cabine, atterrissant en pleine salle à manger, où l’attendaient, par ailleurs, trois cochons gras, hilares et affamés.
    « Ils sont de plus en plus cons. »
    AMPMP désarma lui-même le pauvre animal, qui, le nez encore rempli de morve et la gorge irritée, se retrouva aussitôt ligoté de pied en cap, nu comme en ver, à peine conscient de ce qui l’attendait. Monsieur le regarda dans les yeux, l’obligeant d’une paire de gifles à soutenir son regard.
    « C’est fini, mon vieux. Si tu avais lu le conte, tu aurais pris cinq minutes pour réfléchir. »
    Rires porcins, grognements grassouillets, ricanements bestiaux.
    « Tu oublies qu’il ne sait pas lire, intervint Nicolas S.
    - Grâce à qui ? poursuivit AMPMP, à deux doigts du fou rire.
    - Qu’est-ce qu’on fait ? On le laisse parler ? Une dernière parole, peut-être ?
    - Non, refusa sentencieusement Monsieur. On ne leur laisse jamais la parole. Ce n’est pas aujourd’hui qu’on va commencer. »
    AMPMP haussa ses illustres épaules, Nicolas S. nota ce trait d’esprit dans son Blackberry et Monsieur donna des ordres.
    Malgré leur solide appétit, les trois gorets ne terminèrent pas leurs assiettes. Les restes du loup vinrent grossir les réserves de la chambre froide et Monsieur, qui n’était ici qu’invité, ne put résister à la tentation du doggy bag. Tous trois vaquent aujourd’hui encore à leurs occupations.