Les enchanteurs

Le 13/04/2010
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par Kwizera
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Thèmes / Saint-Con / 2010
Fort d'une intro percutante, Kwizera se lance dans un texte de Saint-Con sautillant, frais, inventif. C'est de l'humour léger, genre sans bulldozers et sans enfants éventrés, mais ça passe bien. Tarlouze de merde quand même, tiens. C'est du Bénabar-like, avec des petites vannes tendres et des moments de nostalgie. Honteux, mais c'est bien gaulé, alors on se laisse bercer. De l'humour à savourer avec un chat sur les genoux quoi.
Pour redonner les couleurs de la nature à ma ville, il serait plus rapide d'y peindre les cons en vert que d'y planter des arbres. Fort de cette philosophie et agacé par une semaine des plus pénibles, je décidai que cela ne pouvait plus durer. Je rendis donc visite à mon père.
Mon père est ce qu'on appelle vulgairement, ici, un magicien. Pas de ceux qui trouvent un lapin dans votre chapeau, et un pigeon dans votre porte-monnaie, non, un vrai. Chez nous, on les appelle "Les enchanteurs". Mais tandis qu'au pays mon père combattait les démons, régissait la fécondité des femmes, des hommes, de la terre et même du ciel, il fut réduit, à son arrivée en France, à distribuer le courrier dans un costume jaune pisse. "Papa se déguise en soleil pour apporter de la chaleur aux français" me disait-il quand j'étais gosse. Mais les français se chauffaient déjà au gaz, et les factures que mon père leur apportait les rendaient plus aigris encore contre l'inutilité de sa présence.

Pour se faire pardonner d'encombrer le sol de la France, mon frère aîné devint balayeur. Je le croisais, non sans une certaine fierté, tous les matins en partant vers l'école. Ma mère me répétait suffisamment l'importance de se tenir propre pour que je sache apprécier celle du métier de mon frangin. Mais tous les détritus qu'il jeta aux poubelles ne firent que le rapprocher du statut de déchet social. Il quitta le domicile familial sous les insultes de mon père, qui trouvait déshonorant de voler aux gens ce qu'ils avaient de plus cher : les restes, et tout ce surplus auquel on reconnaît le luxe.

Mon autre frère resta quant à lui fidèle aux traditions de nos ancêtres, sans négliger l'intégration dans notre patrie d'accueil. Dans un coin de notre chambre, il faisait pousser des plantes et des arbustes dont les graines lui parvenait d'Afrique. Il échangeait ensuite les fruits de sa récolte contre quelques talismans qu'on appelle ici billets. Les français raffolaient des bienfaits relaxant de sa marchandise.

Bien que fier des activités de son fils, mon père, qui aimait tant le jeu qu'il ne jouait jamais de l'argent ("ainsi, je gagne à coup sûr, à chaque partie, plus que tous les participants, qui perdent tous, sauf le vainqueur bien sûr, mais il est seul et la première place n'est pas très enviable"), mon père, donc, misait sur moi la majeure partie de ses espoirs. Il me faisait étudier des livres d'histoire, des journaux politiques, car, selon lui, on avait des leçons d'enchantement à prendre des français.

Les faits lui donnèrent raison. Ses patrons possédaient assez de sorts pour éteindre le soleil de son costume. Mon père cessa de ramener des ouvrages à la maison. Il faisait les comptes et soumettait toute rentrée d'argent à un interrogatoire sur sa provenance. Il nous recommandait de nous faire discrets. A la place du jardin de notre chambre, il installa une télé. Ses cheveux grisèrent et on lui fit porter des lunettes, car ses yeux, restés jeunes, ne supportaient plus de voir la réalité en face, et déformaient jusqu'à son reflet dans le miroir. Quand même les rêves pèsent moins que les cendres de votre dernière cigarette, il reste dans le corps, dans les poumons ou ailleurs, quelque maladie ou déficience pour vous faciliter la tâche. Une sorte de défense immunitaire ou génétique.

Je ne pense pas avoir répondu aux attentes de mon clan. Je suis devenu un journaliste miteux qui, au lieu d'évacuer les déchets que les gens laissent au sol, les ramasse et les accumule dans leurs têtes, pour qu'ils ne pensent à rien d'autre. Les années ont succédé à leurs semblables, parsemées de bonheurs incomplets et de malheurs bénins. Au moment de rendre compte de ce qu'on y a appris, on regrette de n'avoir eu que soi comme compagnon. On a si bien peint en vert les autres tout au long de nos rancoeurs accumulées, qu'en les regardant s'amuser à être eux-mêmes, les autres, on trouve l'herbe plus verte chez eux, sans savoir si c'est l'éclat de leur jardin ou de leur bêtise qui nous attire. La misère n'empêche pas une certaine forme de connerie, au contraire. On s'y fait. Chacun ses misères. On envie les riches comme par tradition. Assise sur des lingots d'or, c'est encore là qu'elle brille le plus, la pauvreté.

Au mois de décembre dernier, je réalisais un reportage sur les banlieues. Mes parents, qui habitent à quelques blocs de là, me reçurent à la fin de la journée. Vingt voitures, rien que dans la rue de leur immeuble, avaient été brûlées la veille. Chaque année, à la même date, des "jeunes" des environs perpétraient ce rituel. Ma mère servait le thé dans des tasses en plastique. Mon père avait retiré ses lunettes. Il essuyait des yeux humides. Comme je lui demandais ce qui n'allait pas, il me répondit :

"Tu vois Gaston, tout n'est pas perdu. La jeunesse reprend le flambeau."

J'attribuais ses propos à la gâterie de la vieillesse, qui n'a rien de commun avec celles qu'on se fait faire dans sa jeunesse.

C'est plusieurs mois plus tard que je compris le sens de ses mots et repris la flamme de nos racines, pour ainsi dire. Je repensais à tous les livres que mon père rapportait. D'où lui venait l'argent pour les acheter ? Une fois, enrhumé et peu motivé pour aller en cours, je l'avais accompagné dans une de ses tournées postales. Il devait livrer un colis, dont l'aspect artisanal de l'emballage me surprit.

Nous arrivions dans ce que les expressions désignent comme les "quartiers riches" de la ville. Il faut s'imaginer un ver qui ne contamine une pomme que partiellement, ou encore une lune avec des croissants de différentes couleurs. Le monsieur qui nous ouvrit sa porte, en robe de chambre rouge, échangea avec mon père quelques amabilités. Je me souviens avoir été fort impressionné que ce monsieur distingué parlât d'égal à égal avec l'auteur de mes jours. Ce dernier lui remit une petite boîte en bois, fermée, que notre hôte contempla avec une émotion non feinte. Sa robe de chambre se releva au niveau de son entrejambe. Pas gêné le moins du monde, et comme convaincu, il tendit à mon père une enveloppe grand format que des talismans verts encombraient.

C'est sur cette activité d'enchanteur que je souhaitais interroger mon père.

- Papa, enfin, qu'est-ce que tu livrais à ces types ?

- Pas à n'importe quels types ! Je les choisissais selon les courriers qu'ils recevaient.

- Tu ouvrais leurs lettres ?

Il me défia du regard, comme s'il était logique qu'on puisse lire à travers les timbres et les adresses. Les magiciens non plus n'aiment pas dévoiler leurs "trucs".

- Je choisissais toujours ceux qui me paraissaient être les plus bêtes. Il suffisait de leur vendre la fertilité, une vigueur retrouvée, les amours, ... Toutes ces petites joies sociales ou personnelles qu'on ne simule qu'avec bien de peine, et en grimaçant.

- Arnaqueur ! Tout ça pour m'acheter des livres ?

- Seulement au début. Par la suite, j'offrais mes services gratuitement.

- C'est encore plus dégueulasse !

- Sans doute... Les boîtes que je leur livrais ne devaient être ouvertes sous aucun prétexte ! Jusqu'au jour, bien sûr, où ils souhaitaient mettre fin à l'enchantement.

- Et comment savais-tu que ce jour viendrait ? Qu'ils voudraient y mettre fin ?

- Tu connais l'histoire de la poule aux oeufs d'or, mon fils. On finit toujours par vouloir savoir.

- Mais enfin, dans ces boîtes, qu'y avait-il ?

- Oh ! un peu de poudre et un détonateur relié au couvercle d'ouverture.

Le petit enfant crameur de fourmis, ou arracheur de pattes aux mouches, n'a plus, dans la vie adulte, beaucoup d'occasions de sourire. Il me dessina un rictus satisfait qui détonnait avec ma grise mine habituelle.

Que de possibilités s'ouvraient à moi ! Des listes de noms défilaient dans ma tête. Ces politiques inintéressants et veules que j'interviewais ! Ces journalistes diplômés et si plein d'égards pour eux-mêmes et leur "profession" ! Ces lecteurs toupies qu'on manipulait si facilement ! Mon patron si convaincu de servir le futur ! Cette conne qui m'a quitté l'an dernier pour mon manque d'ambition ! Ce vendeur qui, quand je viens acheter un nouveau costard, me demande si je ne me suis pas trompé de magasin ! Ce...

- Papa, il t'en reste des boîtes ? Il m'en faut ! Je vais me montrer digne de notre lignée.

- Oui, dans ce tiroir, prends-les. Il y a aussi la "recette".

- Formidable ! Hum... attends, j'ai bien peur de ne pas comprendre comment ça fonctionne.

- Laisse-moi regarder.

- Tiens, tu ne portes pas tes lunettes aujourd'hui ?

- Non. Voyons... Un conseil, mon fils, pendant que j'y pense : il faut choisir le con que tu veux brûler pour sa crédulité. Tous les gens deviennent cons avec le temps, et la connerie se manifeste par la crédulité, qui n'a rien à voir avec l'imagination. Tu me comprends ?

Les vieux et leurs sermons...

- Oui, oui, papa, je te comprends. Bon, tu trouves ce qui ne va pas ?

- Attends, j'y arrive... La crédulité, je te dis. Quand on est enfant, on rêve. Puis la vie devient si moche et nous si mauvais à l'imaginer, qu'on se met des lunettes en face des yeux pour ne plus rien y voir. On fait des enfants qui prennent le même chemin. Tous les gens deviennent crédules, Gaston, tu me comprends ? Ils sont si déçus d'eux et de la vie qu'ils pensent tous qu'une petite boîte réglera tous leurs soucis... Tiens, voilà, celle-ci fonctionne. Tu peux l'ouvrir, j'ai désarmé le détonateur.

- Merci ! Ma vie va devenir si excitante à présent ! Grâce à toi, petite boîte, grâce à toi ! Alors, c'est ce couvercle, qui...

Après l'explosion j'eus le temps d'apercevoir une dernière fois mon père, entre les flammes. Il avait considérablement rajeuni. Il me souriait.