Kaléïdoscope

Le 02/09/2010
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par Lemon A
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Thèmes / Obscur / Anticipation
Dans ce texte, le monde est soumis à l'influence d'une nouvelle drogue, le Kaléïdoscope, offrant à ses utilisateurs des connaissances infinies. Le tout est bien gaulé et serait presque captivant si seulement il ne débouchait pas sur autre chose qu'une possible suite dans laquelle les castors accèdent eux aussi au savoir et prennent le contrôle de la planète. Du reste, c'est largement lisible.
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« C'est la membrane lymphatique », il me dit. Albert tend la radiographie vers la lumière et indique une sorte de filet translucide qui enveloppe les lobes cervicaux. Nuance de gris sur gris La membrane lymphatique.
Albert plisse toujours les yeux quand il vous explique quelque chose. « Cette membrane empêche le cerveau de tourner à plein régime. Quand une partie fonctionne, les autres sont automatiquement mises en veille ». Il ajoute « le kaléidoscope paralyse la membrane lymphatique ».

Albert repose la radio parmi les autres. Une demi-douzaine d'exemplaires sont étalés sur le tableau de bord, côte à côte. Il empoigne les feuilles placées à chaque extrémité de l'alignement et les dirige vers le pare-brise de l'avion. « Le cerveau de ce type est scanné depuis deux ans. Voici la radio la plus ancienne et ça c'est la plus récente. Regarde la différence ». A vrai dire je ne distingue pas grand-chose. Les nuances de gris, des couches plus ou moins transparentes, des zones opaques. « Tu comprends ce que ça signifie ?». Non, je ne pige pas. Dehors, le vent balaie la piste d'attérissage.


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Je crois que le kaléidoscope est sorti d'un laboratoire hollandais. De ces laboratoires clandestins qui produisaient de l'ecstasy, du speed et d'autres drogues de synthèse dans les années 1990s et qu'on repérait à cause des traces de pollution, parce qu'ils bazardaient leurs déchets toxiques dans la nature. Évidemment, après la légalisation, les grandes multinationales pharmaceutiques ont récupéré le bébé. Poudre sniffée au commencement, le kaléidoscope fut conditionné sous forme liquide, mélangé à un soda ou un jus de fruit, dans des cartouches de dix centilitres, strictement dosées en substance active, disponibles en grande surface, dans les bureaux de tabacs et même dans les distributeurs automatiques des lieux publiques.

Les premiers expérimentateurs venaient des milieux festifs : clubbers, pédés, artistes, marginaux et noctambules de tout poils. Mais rapidement la consommation s'est élargie, touchant les cercles d'entrepreneurs, la recherche universitaire, les partis politiques, les communautés spirituelles, les clubs sportifs et bientôt toutes les couches de la population, y compris les vieux, les handicapés et les enfants.


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Je m'appelle KD Henry et je suis né en 1961, à Bristol, en Angleterre. KD initialement pour Killing Dick, un sobriquet de vestiaire décerné par mon équipe de polo quand je suis arrivé à Londres. La forme de mon pénis ressemble à un carreau d'arbalète, d'où la blague. Une vie saine, des études brillantes, je travaillais comme pilote de ligne à la British Airways. J'effectuais des longs courriers sur Boeing 747, entre London Heathrow et les mégalopoles asiatiques. Hong Kong, Jakarta, Tokyo. Mon quotidien à cette époque filait comme celui d'un ou deux millions d'hommes célibataires, trentenaires et hétéros. Sauf que je n'avais pas à me plaindre. Je vivais dans un pays développé, j'étais en bonne santé, je gagnais du fric et j'évoluais dans un milieu professionnel féminisé -le personnel aérien naviguant- m'offrant des débouchés sexuels réguliers. On me renvoyait l'image d'un bel homme, qualifié, équilibré. Certes mon existence était ordonnée. Je figurais une sorte de modèle social : le type poli, gentil, un voisin discret, un contribuable honnête. Je serais marié et probablement père de famille si mon ancienne compagne, Evelyn, n'avait purement et simplement pété les plombs au moment de s'engager. Je recherchais la sécurité. Elle m'a quitté pour tenter l'aventure en Afrique.


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Les effets du kaléidoscope ne ressemblent à rien de connu. Il ne s'agit pas de vision colorée, d'hallucination auditive, de décorporation, de flottement, pas de sensation énergisante ou apaisante. On ne parle pas d'ivresse, de stone ou de high.

On parle de fulgurance intellectuelle exhaustive. On parle d'un raz de marée mental.

Avec le kaléidoscope le cerveau carbure à cent pour cent pendant quelques minutes avant de revenir à la normal. N'importe quelle idée est entièrement décomposée, conjuguée à tous les temps, - passé, présent, futur - mesurée à l'espace et à ses différentes possibilités. L'information se déploie comme un infini parchemin, déroulant une multiplication exponentielle de significations, d'interprétations, de causes et conséquences, de probabilités, d'effets pervers, d'influences, d'implications et de facteurs déterminants. Une pluie de données s'abat sur votre conscience, pétaradant dans votre tête comme un bouquet final. Vous pensiez « je boirais bien un thé» et splash ! Vous vous téléportiez dans une plantation hindoue, sur les routes maritimes et terrestres, dans les ballots, vous vous exposiez aux risques climatiques, à votre système digestif, aux histoires, aux cultures et puis aux goûts, aux parfums, aux textures, aux principes actifs de la théine, vous plongiez dans un abysse vertigineux de connaissances inter-dépendantes qui, toutes associées de toutes les manières imaginables, façonnaient des figures géométriques abstraites, explicatives et multiformes : le kaléidoscope.


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La vérité c'est que je suis immunisé contre le kaléidoscope. Je peux en avaler un litre et le pisser sans conséquence. Apparemment c'est génétique. Une maladie génétique rare. Sur toute la Grande Bretagne deux cas, seulement, ont été recensés : Albert et moi.

J'ai rencontré Albert à cause de ça. Une équipe scientifique planchait sur un moyen de nous guérir. Chaque semaine, nous nous rendions ensemble, dans le service des maladies mentales dégénératives du Saint Thomas Hospital, au bord de la Tamise. Albert travaillait dans un labo de biologie moléculaire. Il incarnait une sorte de savant fou : maniéré, vouté, les cheveux en bataille.

Albert brandit les deux radios comme s'il avait remporté la coupe du monde de football. « Le kaléidoscope bousille la membrane lymphatique, il ne provoque pas qu'une inhibition temporaire, il la détériore durablement, il l'use, il détruit». Albert agite ses preuves objectives : « d'ici peu tout le monde sera sous kaléidoscope en permanence». Au-delà du cockpit, mon regard court sur le tarmac. De longues bandes anthracites. Le néant. Il n'y a plus d'espoir en Angleterre.


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Quand il circulait sous le manteau, le kaléidoscope ne s'appelait pas kaléidoscope. On disait splash ! Le bruit du cerveau qui s'écrase comme un œuf. C'était plus ludique, plus festif. C'était plus underground comme nom.

Quand le splash a émergé de l'ombre, tout s'est accéléré de manière fulgurante. Un vrai déferlement. L'humanité se découvrait une nouvelle perspective d'avenir, improbable, miraculeuse. De fait, la conception du rôle de l'homme dans la nature changea. Avec le kaléidoscope il était admis que le savoir résidait non dans l'observation scientifique des choses -on s'était bien planté depuis des siècles- mais végétait au fond de nous-même. L'action chimique du kaléidoscope réveillait la connaissance universelle. Le voile se levait sur la salle au trésor.

Nos contemporains vivaient une renaissance, effectuant des progrès physiques et spirituels supersoniques. Albert et moi restions sur le bord de la route.

Professionnellement, je ne tardais pas à constituer un danger potentiel pour la sécurité des vols et la British Airways me retira de la cabine de pilotage pour me reconvertir, d'abord, en agent d'embarquement. Les passagers se pointaient à mon comptoir avec leur réservation que j'enregistrais et leur bagage que j'étiquetais et que je manoeuvrais sur un tapis roulant. Puis, mon insensibilité au kaléidoscope étant avérée, je fus préventivement expédié à l'autre bout du tapis, comme bagagiste, chargé de répartir les valises, les sacs et les paquetages dans les conteneurs des soutes.


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Je reconnais devoir manquer de sens contestataire. Evelyn me trouvait désespérément lisse et ordinaire. J'avais potentialisé la forme de mon pénis en carreaux d'arbalète que je considérais comme la marque d'une certaine indépendance d'esprit, mais je me serais jeté du haut de la falaise avec les autres moutons sans me poser plus de question. J'étais malade et je maudissais cette déveine qui m'interdisait de m'épanouir en bon citoyen lambda, sifflant ses dix centilitres de kaléidoscope pour dix minutes d'extralucidité et de savoir complet.

Contrairement à moi, Albert n'a jamais accepté son sort. Après une phase de déprime carabinée, il parvint à relever la tête. En même temps qu'il dégringolait du statut de chercheur à celui de technicien de surface, en même temps qu'il abandonnait la focale du microscope pour passer la serpillère dans les couloirs de son laboratoire, il persistait, le soir, sur ses heures de ménages, à étudier en douce les expériences et les autres travaux scientifiques des équipes accréditées.

Nous nous visitions souvent avec Albert. Notre situation commune nous rapprochait. Nous buvions des bières. Albert ouvrait sa mallette pleine de documents. Il m'entretenait systématiquement de ses découvertes. Son énergie tournait à l'obsession. Il doutait de plus en plus des incidences factuelles du kaléidoscope sur le comportement humain et ses recherches clandestines tendaient, affirmait-il, à corroborer ses soupçons. Je ne goûtais guère au charabia d'expert mais l'évolution des choses autour de nous rendait à l'évidence.


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Les semaines passants, l'usage de kaléidoscope se généralisant, le monde, lui, n'avançait pas plus vite. Les problèmes devenaient des boules à facettes dont on cernait tous les paramètres mais ceci augurait nullement leur résolution. Au contraire, la prolifération des perspectives rendait les choses toujours plus insolubles. En fait, rien ne bougeait. Si le kaléidoscope multipliait et multipliait les connaissances, il développait, dans le même temps, des êtres supraconscients et incapables de prendre une décision. Un genre d'inertie gagnait les foules. De nombreux services ne répondaient plus. L'approvisionnement devenait difficile. A London Heatrow, les avions décollaient de moins en moins.

Un semblant de réaction pour canaliser les effets du kaléidoscope, des ébauches de méthodes, des stages, des formations, fleurissaient ici ou là. Mais le navire continuait de s'enfoncer lourdement dans la vase. Les gens ressemblaient à des ombres, flottant, omniscients, au-dessus de leur existence. Les notions de bien et de mal se brouillaient dans une ambivalence moirée. Aucune action ne débouchait sur un profit clairement identifié. La société se sclérosait. Avec le kaléidoscope, il n'y avait plus de Ying et plus de Yang. Il y avait trop de sens pour réussir à s'orienter.


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Nous sommes tout les deux dans ce Boeing 747, Albert et moi. Les instruments de navigation n'ont pas évolué depuis que j'ai quitté mon fauteuil de pilote. Je consulte la check-list, tout est opérationnel. Par acquis de conscience, je tente un contact radio avec la tour de contrôle. Aucune réponse évidemment. Depuis plusieurs jours, personne n'officie plus. Les membranes lymphatiques expirent les unes après les autres. Les cerveaux sont saturés d'intelligence et le pays court à sa perte. Le kaléidoscope a aspiré le sel de l'âme humaine, ne laissant que des zombies contemplatifs, cloués par la subtile immensité des choses.

J'enregistre les données dans l'ordinateur de bord mais je volerai en manuel. Destination Kinshasa. Sans passager et sans bagage, nous avons plus qu'assez de carburant pour changer d'hémisphère. L'Afrique noire est toujours la dernière à profiter du progrès. Peut être que j'y retrouverai Evelyn. Peut être que dans la brousse, nous retrouverons les hommes.