Chroniques d'un monde parfait - 2

Le 06/09/2010
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par Nico
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Thèmes / Obscur / Autres
La deuxième et avant-dernière partie de l'introduction à "Chronique d'un monde parfait", qui tout comme la première partie, est très réussie, bien que plus sérieuse, et pour ne rien gâcher, à un côté mystique assez plaisant. Du tout bon.
Afin que jamais plus vous ne soyez bannis, offrez en holocauste chaque jour sans défaut un impie à l’Eternel. Voyez la cime de cette montagne que le fléau a épargnée. Là vous fonderez le Monastère. Là les sacrificateurs feront cuire la chair des sacrifices de culpabilité et d’expiation. Et là vous saurez que tous ensembles, vous êtes l’Eternel.

Paroles de Nigla, Ultime chapitre, Le Léviknart
Au travers des vitraux, l’orage éclairait furtivement les statues du Monastère. La salle de sustentation en comptait des centaines, disposées entre les tables, comme une forêt. L’éclairage particulier déformait leur visage et, à de brefs moments, ont eu dit qu’elles prenaient vie.

Sur la table, il y avait une petite bougie, dont la flamme virevoltait fragilement.

-    Comme tu le sais, voyageur, l’Ordre de Léviknart offre l’hospitalité à tous les Survivants. Nous ne demandons, en échange, qu’à pouvoir parler aux hommes de passage dans les murs du Monastère. Certains écoutent distraitement, et repartent aussi perdus qu’ils sont venus. D’autres écoutent plus attentivement et trouvent à nos mots une résonance dans leur corps. Ceux-là sont restés parmi nous. Laisse-moi te raconter une histoire. Les plaines comptaient à ce moment là un enfant turbulent, qui n’avait d’autre préoccupation que de manger quelque peu puis de s’adonner à divers jeux. Il avait pris l’habitude de rendre visite aux Moines de Léviknart, qui l’accueillaient avec bienveillance. Un jour il dit au Frère Gilles, l’un des Moines : « j’embrasserais ta croyance si seulement tu pouvais me l’enseigner en aussi peu de temps qu’il n’en faudrait pour présenter une personne ». Le Frère Gilles, trouvant cette requête par trop provocante et trop peu sérieuse, claqua l’enfant et lui enjoint de témoigner, si ce n’est fidélité, du moins respect envers l’Ordre. L’enfant, piqué au vif, passa les trois mois suivants, pour se distraire, à embarrasser les Moines de diverses manières, leur jouant des tours qu’il inventait chaque jour nouveau. Puis, par un matin pluvieux, cherchant abris et refuge, il rendit visite au Monastère, qui l’accueillit avec bienveillance. Ce fut alors au Frère Heydin qu’il dit : « j’embrasserais ta croyance si seulement tu pouvais me l’enseigner en aussi peu de temps qu’il n’en faudrait pour présenter une personne ». Et Frère Heydin répondit : « Détruis pour ne pas être détruit, voilà toute la croyance de Léviknart, le reste n’est que bavardage ». Et l’enfant devint le Frère Endel. Détruis pour ne pas être détruit, voyageur, telle est notre credo.

-    Il existe vraiment ce Frère… Endel ?

-    Quelle importance ?

Le voyageur avalait lentement sa dernière bouchée. Un éclair particulièrement fort illumina l’immense pièce et ses statues pendant quelques secondes. Puis l’obscurité enveloppa à nouveau le voyageur et le Moine.

-    Je vais te réciter un petit extrait du Léviknart.

Et le Moine souffla pour éteindre l’unique bougie de la salle. A présent, le voyageur ne pouvait plus que deviner son visage à la pâle lueur de l’orage nocturne. Il ne discernait plus que le blanc de ses yeux, qui brillaient étrangement. Avec une voix étouffée, en déglutissant, le voyageur dit :

-    Allez-y.

-    « Après avoir détruit l’Ancien monde par le feu, le Second Fils, que d’aucuns nommèrent Nigla par la suite, rassembla les Elus, et leur teint ce langage : Vous êtes les Elus. Vous avez été choisis pour survivre. Cet inestimable don, vous devrez le payer. Vous devrez le mériter. J’ai détruit le Monde, pour vous montrer que l’Eternel punit les erreurs, qu’Il punit les égarements, qu’Il punit et l’incroyance et le pêché. Votre dette envers Lui est aussi infinie que sa puissance. Car en vous sauvant, Il vous a redonné vie, Il vous a reformé, Il vous accorde à nouveau sa vigilante bienveillance. Méritez votre vie, et punissez ceux qui ne la méritent pas. Offrez à Sa gloire le sang des impies qui n’auront pas reconnu, dans le seul acte de vivre, l’infinie puissance. Alors il s’ouvrit les veines et son Sang éclaboussa chaque homme de l’infinie dette. Sur ces faits, le Monastère de Léviknart fut fondé. »

Le voyageur sentait que le Moine se rapprochait sensiblement de lui. Un nouvel éclair révéla le Moine à seulement quelques centimètres de lui, alors que les statues n’étaient plus de marbre et semblaient s’amuser tout autour d’eux.

-    Comprends-tu ?

-    Je ne suis pas sûr... C’est quoi « Léviknart » ?

-    C’était un homme, que d’aucuns appellent aussi « le Premier » et parfois « l’Inspiré ». Il rédigea le Livre qui porte son nom, érigea le Monastère qui porte son nom et fonda l’Ordre qui porte son nom. Il y a une statue de lui dans cette salle, dernière toi.

Il n’osa pas se retourner, et se surprit en train de s’accrocher si fort à la table qu’il en avait mal aux mains. Il essaya de faire passer la crispation en se frottant les doigts. Puis, conscient du bruit que cela faisait, il arrêta aussitôt. Le silence s’était installé, et l’on n’entendait plus que le tapage de la pluie sur les vitraux.

-    Quel orage ! Nous ne recevons des voyageurs que par mauvais temps… Lorsque le soleil brille haut dans le ciel, les Survivants préfèrent ne pas s’attarder en ces lieux. Toi non plus tu n’aurais pas fait halte ici, s’il n’y avait eu cet orage dehors. Frère José dit souvent que le mauvais temps est providentiel pour nous…

Le voyageur l’interrompit presque.

-    J’ai juste une question… Si j’ai bien compris, vous offrez en sacrifice, je sais pas le nom de la cérémonie, des incroyants à votre… enfin à Lui. Alors, pourquoi pas moi ? Pourquoi pas les voyageurs égarés ?

-    La preuve manifeste. L’Eternel a doté chacun du libre arbitre : qui peut suivre Son chemin, peut aussi s’en défaire. Lorsque l’heure viendra, l’Eternel fera assumer à chaque homme le chemin qu’il a pris. Pour dire la chose en pensée simple : aucun homme n’est irrémédiablement perdu, sauf s’il y a preuve manifeste du contraire, auquel cas, malgré le libre choix de l’individu, il n’est plus acte au monde qui puisse le ramener dans Sa voie. Ceux là, nous les offrons. En holocauste. Dis-moi, entre deux bouchées de notre ragout, n’entends-tu pas, étouffés par les épais murs, d’horribles cris provenant des caves ?

-    Si.

-    Maintenant, tu sais.