Chroniques d'un monde parfait - 3

Le 08/10/2010
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par Nico
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Thèmes / Obscur / Nouvelles noires
C'en est fini des introductions (sans vraiment de rapport entre elles) de ces Chroniques d'un monde parfait. Ce texte semi-claustrophobe, et plutôt inquiétant, en est la dernière partie et sans doute la meilleure; l'atmosphère glauque et l'écriture toujours aussi soignée de Nico ne laissent présager que du bon pour la suite.
« Alors les Mutants furent chassés d’Yblis, la cité des Survivants, et persécutés dans les plaines. Ils se regroupèrent dans les endroits les moins propices à la vie. Et là, dans les solitudes sauvages, dans la souffrance et dans la douleur, ils cultivèrent au fil des décennies une haine terrifiante à l’égard des hommes, ce grand frère qui les avait trahis ».

Alistair Greylawney, Livre.
Metro Central. A vingt mètres sous terre, on n’entendait plus le vacarme de l’orage déchaîné à la surface. Bert contemplait la boue qui ruisselait le long des parois de la veine de l’ancien métro. Elle se faufilait par le moindre interstice, avec une sorte de lenteur et de lourdeur propre à la vase. Elle tombait dans l’eau stagnante en une multitude de « flacs » qui créaient comme une musique. Au loin un rideau de pluie dessinait des formes presque humaines. On eut dit qu’une danseuse à quatre bras voltigeait à l’angle du tunnel.

Sur le côté il y avait une grande pancarte bleue, rouillée, dont l’inscription avait été oblitérée par le temps. On déchiffrait à peine « Gare du Centre ».

Bert s’éclairait avec une vieille lampe qu’il devait secouer épisodiquement pour recharger la pile à mouvement. Lorsque la lumière faiblissait, il faisait de grands gestes avec son bras droit, ce qui le plongeait dans une obscurité totale pendant quelques secondes. Alors, brutalement, la lampe se rallumait en une succession de grésillements plaintifs. A chaque phase d’obscurité, Bert ne pouvait s’empêcher de penser que la lampe pouvait ne pas se rallumer. Cela voudrait dire ne jamais retrouver le chemin de la surface.

Alors qu’il secouait la lampe, il pensa à ce que les Fidèles de Jared lui avaient dit. « Ne t’aventures pas dans les abysses ». D’ailleurs son frère Jacob avait préféré ne pas descendre, prétextant qu’il fallait monter la garde dehors. Sauf que rester à découvert c’était prendre le risque d’être assommé voire tué par un bloc de béton ou une grosse branche charrié par le vent. Ils s’étaient séparés.

La lampe émit un râle. Lorsqu’il put à nouveau éclairer faiblement la veine du métro, Bert fixa longuement les formes noires qui se fondaient dans l’eau. Il y avait un mouvement, à peine perceptible, et il était difficile de savoir si c’était le courant de l’eau chahutée… ou bien autre chose. Il resta là, immobile, à attendre, espérant que rien ne vienne.

Alors, un cri abominable, grave et graisseux, comme poussé sous l’eau, résonna dans le tunnel.

Et la lampe s’éteint.

« Ne t’aventures pas dans les abysses ».


Peut-être l’orage s’était-il calmé à la surface. C’était sans doute le moment de retrouver l’échelle rouillée et de la gravir jusqu’en haut. Mais pour cela il fallait rallumer la lampe, et pour la rallumer il fallait secouer, et pour secouer, il fallait faire du bruit. Bert préféra ne pas secouer. Il esquissa un geste du bras pour essayer de toucher le mur, et ainsi se repérer dans le noir. Rien. Il essaya à nouveau, sur un pied, pour aller plus loin. D’un coup, il perdit l’équilibre sur son petit rocher humide, et, quelques secondes plus tard, il se retrouva par terre, à moitié dans l’eau, à écouter le bruit assourdissant de la lampe qui roulait loin de lui. Elle s’arrêta soudain, en cognant quelque chose qui ne résonna ni comme du métal, ni comme du béton. Plutôt un objet mou. Et ce fut ce bruit visqueux qui emplit le tunnel.

« Ne t’aventures pas dans les abysses ».


Le silence ne revint jamais. Le métro entier semblait vibrer de tous petits cliquetis, comme des dents s’entrechoquant, amplifiés à n’en plus finir par les dalles de béton tout autour. Impossible de dire d’où cela venait, ni à quelle distance. Bert se releva très lentement, et sans bruit. Il commença à avancer - à reculons - sans être certain d’évoluer dans la bonne direction. Il brassait doucement l’air autour de lui, à la recherche d’une paroi, de quelque chose qui puisse lui indiquer où il était. Mais c’était comme si les murs s’étaient évaporés. Il ne sentait que la boue tomber sur son visage. Si c’était bien de la boue. Elle était presque chaude. Reculer, reculer.

Bert finit par sentir le mur. Dès lors, collé à la paroi humide, il accéléra le mouvement. Un moment il allait bien finir par cogner l’échelle. Il verrait la faible lueur de la surface, vingt mètres au-dessus. Il sentirait de l’air frais. Il rejoindrait Jacob. Autour de lui les bruits se faisaient de plus en plus oppressants. Aux cliquetis s’étaient ajoutés des sortes de soupirs et puis des bruits de nage.

L’échelle. La lueur, l’air frais. Bert hésita, un temps, puis se retourna d’un coup et gravit l’échelle du plus vite qu’il pouvait. Ses mains s’entaillaient profondément dans la rouille, ses genoux percutaient durement les barres. Bert fixaient la lueur lointaine en serrant les dents, concentré sur l’objectif au-dessus. Il y était presque. Encore quelques mètres.

Une silhouette passa furtivement au-dessus de l’ouverture. Bert s’immobilisa instantanément. Quelqu’un était là haut. Il se risqua à crier « Jacob ! » mais pour toute réponse il se rendit compte que les cliquetis l’avaient suivi le long de l’échelle. Il reprit l’escalade, et finalement, passa la tête par l’ouverture. La pluie s’était changée en fine bruine, comme du brouillard. Il ne semblait rien y avoir, mais on ne voyait pas très loin. Bert sortit complètement de la bouche, pour constater que ce n’était pas du tout l’endroit par lequel il était descendu. Il n’avait pas remonté la veine dans le bon sens.

-    Jacob !

Bert regardait tout autour de lui, mais ne discernait que les bâtiments en ruine, sans savoir où il était. Il préféra s’éloigner de la bouche du métro, qui résonnait de bruits métalliques, et se mit à courir sans direction précise. La brume se peuplait d’ombres fugaces.

-    Jacob !

Il trébucha. C’était lui, gisant, assommé par une plaque de fer. Mais bien vivant. Bert redressa son frère, il n’avait qu’une très légère plaie au front. Il le secoua, sans pour autant parvenir à le réveiller. Alors il le souleva, en poussant un cri, et le porta, inconscient, sur ses épaules. Courir.

La brume se levait, et les formes noires devenaient de plus en plus précises, et de moins en moins humaines. Elles avançaient vite.

Soudain, Bert fut sorti des ruines, et s’engagea dans une grande plaine. Il découvrit que c’était une cuvette, et qu’il y avait, tout autour, une colline, comme une dune qui l’encerclait. Bert courrait toujours, mais le poids de son frère le ralentissait à chaque pas. Sa respiration devenait difficile.

C’est alors que, le long de la colline, les formes apparurent. Des deux côtés. Il y en avait au moins une cinquantaine. Elles attendirent ainsi un moment, puis toutes ensembles, au même moment, se mirent à courir dans sa direction en hurlant.

« Ne t’aventures pas dans les abysses ».


Bert lâcha son frère, il entendit le corps tomber lourdement dans la boue derrière lui, et courut de toutes ses forces, tout droit. Tout droit. Il ne se retourna qu’un bref instant, pour voir Jacob reprendre conscience, alors que les bêtes se jetaient sur lui. Il entendit juste « Bert ! ».

Tout droit, tout droit.