Le rire du cyclope

Le 14/04/2011
-
par Kolokoltchiki
-
Thèmes / Saint-Con / 2011
Une star montante meurt d'un fou rire et fait l'objet d'une enquête policière, rythmée à coup de boissons bretonnes, de zoophilie envers ces putes de dauphins et tournant autour d'une secte millénariste responsable de dizaines d'années d'humour de merde en france. Le texte est plutôt long et certains passages sont dispensables, mais ça reste lisible pour peu qu'on passe sur ces derniers.
Étalé sur le sol de sa loge, Pierrick Kerbriant voit sa vie défilé devant lui. Sa vie vient d'exploser et son cœur vient de lâcher. Le rire, c'est sa vie. C'était. Un comique qui meurt d'un fou rire ; il y aura sûrement des cons qui trouveront ça beau. Quand un pompier crève dans un immeuble en feu ou qu'une pute fait un arrêt pendant sa huitième partie de jambe en l'air consécutive de la journée, vous trouvez ça beau vous ? C'est la même chose. Tommy Cooper, ou Molière, eux, ils ont eu assez de classe pour mourir sur scène. Pas Pierrick. Peut-être parce qu'il est breton. Peut-être parce que il existe en ce bas monde une chose vile et dégueulasse qui s'appelle l'ironie du sort. Peut-être parce que l'abus de chouchen est finalement mauvais pour le palpitant. J'en ai rien à foutre. Pierrick n'entrera jamais dans la légende. Ou alors peut-être qu'on l'a assassiné. Là, ça pourrait rattraper le coup. On lui construirai un monument, un truc en granit. Comment tuer quelqu'un de rire ? Je ne sais pas. J'en ai rien à foutre. Mais je suis flic, et je ne suis pas zélé. Comment rien branler pendant quelques semaines. Prenez un connard breton dans le show-business mort d'un arrêt cardiaque et réussissez à convaincre votre patron qu'il pourrait s'agir d'un meurtre ; allez donc « enquêter » en Bretagne pendant une semaine, au frais de la maison. Elfes, tise, océan, trou perdu, trou normand. Trou tout court.

On va s'en payer une bonne tranche.
JOUR 1

Ricard.

Putain qu'est ce que c'est cher un simple jaune dans cette ville de merde. Je hais Paris. Je suis un enfant de la campagne, traîné de force à Babylone, le temps d'obtenir mon insigne et mon arme, puis coincé ici par la sordidité et le mal ambiant. « Hé Lucrèce ! On a trois homos décapités dans le Marais ! », « Une mère de famille a foutu ses gosses au sèche-linge, dans une laverie public du 10e , tu vas y jeter un oeil Lucrèce ? », « Encore un règlement de compte à Clignancourt, y a des membres éparpillés un peu partout, c'est pour toi Lucrèce ! ». Voilà comment ça se passe. Et même quand tu montes en grade, tu te retrouves toujours a nettoyer la merde de quelqu'un d'autre. Et si c'est pas celle de ton patron, c'est celle qu'il y a dans la rue. Alors voilà, quand on m'a appelé ce soir là, et qu'on m'a dit de me rendre fissa à l'Olympia, déjà, c'était un soulagement. Enfin quelque chose qui sortait de l'ordinaire ! Sur la route, je me retins d'allumer la radio, préférant me creuser la cervelle à imaginer laquelle de ces raclures du show-business me sortait de ma torpeur habituelle. « Euh … Il semblerait que le décès ait été causé par un arrêt cardiaque dû à … Euh, une crise de fou rire. ». C'est ce que le légiste m'a dit, et si j'avais de l'humour, j'aurai probablement à mon tour eu un fou rire, mais ce boulot t'ôte toute capacité à t'émerveiller avec le temps. Tu oublies le fonctionnement et l'utilité de l'humour sous toute ses formes. Le Cyclope avait un rictus figé. Ce gars ne m'avait jamais arraché un sourire. Et pourtant, il cartonnait. C'est là que j'ai eu l'idée de l'hypothèse du meurtre pour me payer des vacances en Bretagne. Le sourire de ce gars me rappelait que même si les talk-show à la télé me paraissaient insipides, les clowns inquiétants et l'ironie ennuyante, il y avait encore un peu d'espoir. Je sais pas pourquoi, mais si la mort de ce pauvre type m'indifférait totalement, elle a quand même réussi à me faire réaliser une chose, à propos de ma propre vie. Il fallait que je me casse d'ici.

Alors me voilà, dans un bar près de la gare Montparnasse, à siroter mon troisième ricard hors de prix. Mon train part dans vingt minutes. La perspective de passer quelques jours en « congés payés » loin de la capitale devrait me réjouir, mais l'excitation semble étouffée et je suis réduit à ne ressentir qu'une vague lassitude. A tous les coups, il va pleuvoir.

22h : arrivée à Brest, où je vais passer la nuit. Mon hôtel est minable, mais les toits sont en ardoises. Je visiterai demain, puis j'irai à Quimper, saluer un vieil ami. La chambre est étroite et froide. J'observe les goutes s'écraser contre la vitre.

JOUR 2

Pinard.

Pas dégueu. Vraiment. Je suis étonné, et ça fait un point pour la Bretagne. Ça compense la pluie battante à l'extérieur. Et les huîtres putain ! Pas ces glaires avariées que t'achètent à l'hypermarché. Manger, et apprécier de la bonne bouffe est un des derniers plaisirs qu'il me reste. Et après bouffer, je prend le taxi pour Quimper. Ça doit ressembler pas mal à Brest, mais vu la qualité de la poiscaille et des coquillages, je pense surtout visiter les restaurants. Et les bistrots. Éventuellement un festnoz ou deux, histoire de voir. Et puis il faudrait songer à goûter la bretonne un de ces jours aussi. Après les huîtres, les moules ! Putain ! Je finit la bouteille et en demande une autre. Il tape bien, ce pinard.

Le temps d'aller du resto au taxi, je suis trempé jusqu'à l'os. Il va falloir que je trouve un de ces cirés immondes et les bottes qui vont avec. Pour l'heure, heureusement que je suis un peu pété, parce que sinon la météo me foutrait vraiment le cafard. Je me demande si je vais vomir sur la banquette arrière. On distingue même pas le paysage. C'est comme si on roulait sous l'eau. Au bout d'un quart d'heure de route, le téléphone portable du type sonne, et il décroche. En temps normal, je serai intervenu. Je ne suis pas zélé, je l'ai déjà expliqué, mais vu les trombes qui nous tombe sur la gueule, c'est peut être pas une bonne idée, on va finir encastré dans une croix en granit comme il en pousse partout dans le coin. Mais la langue surréaliste qu'il se met à gueuler pour couvrir le bruit de la pluie me troue le cul en deux. C'est donc vrai. Et putain ils veulent l'indépendance, mais à ce niveau là, c'est carrément de la réclusion. On devrait décrocher la Bretagne et la foutre au milieu de l'Atlantique. On verrait comment ils se démerdent, ces cons, avec leur celtique et leur beurre salé. Ça fait dix minutes qu'il cause médiéval. J'ai presque envie de me marrer ; je sens mes fossettes qui me démangent. Mais elles n'ont pas été sollicitées depuis si longtemps que les muscles atrophiés qui les régissent refusent de répondre à l'appel incontrôlable de mon cerveau. Il raccroche. On a fait le reste du chemin en silence.

Il pleut un peu moins à Quimper. On tourne pendant trois heures, impossible de me rappeler où habite Isidore. Finalement, un gamin qui joue avec les flaques dans son ciré jaune miniature nous indique le chemin, et on arrive enfin au pied du château d'eau. Je paye le gars, qui s'en va, et contemple quelques instants l'édifice. Ça me fait penser à toutes ces conneries de légendes folkloriques : les magiciens, les fées, les korrigans et tout le bordel. Toutes ces saloperies qui font rêver les enfants et vendre des centaines de souvenirs ridicules. C'est n'importe quoi. Remarquez, ils ont bien raison, les Bretons, ils ont une bonne combine. Mais bon, faut quand même être le roi des cons pour partir à la chasse à la licorne ou pour acheter des pseudo-artefacts elfiques. Piège à touriste. Mais je suis pas né d'hier. Et ces gamineries ne me font pas rire. Le seul vrai magicien en Bretagne, c'est pas Merlin, qui de toute façon est enterré dans une forêt à la con depuis des siècles. C'est Isidore Katzenberg. Enfermé dans sa tour de béton, il observe le monde, au dessus de tous. Il veille. Isidore est un génie, bien que certains le trouvent légèrement allumé. Tout ça parce qu'il vit avec des dauphins. Isidore est un ancien zoologiste à la retraite. Misanthrope, agoraphobe, il vit reclus avec pour seule compagnie celle de ses chers petits : quatre dauphins pêchés je ne sais où, qui nagent à présent dans le réservoir du château d'eau. Il partage tout avec eux, vraiment tout, depuis qu'il a découvert que ses mammifères marins possèdent un vagin assez semblable à celui d'une femelle humaine. C'est controversé je sais, mais pas illégal, et puis j'en ai rien à foutre, on est tous libre de tringler qui on veut. Du moment que c'est majeur d'accord. Mais il n'y a aucune loi sur la majorité des dauphins à ce que je sache. J'arpente à présent l'escalier en colimaçon jusqu'à une porte blindée. Je frappe.

« - Lucrèce ! Comment vas-tu mon ami ?

- Bah, ça se passe. Comme toujours. Et toi ? Quoi de nouveau dans ton château ?

- Et bien je vais devenir papa ! Irina est enceinte !

- QUOI ? Qu'est ce que tu racontes ? Comment tu peux … Putain c'est une dauphin !

- Ah ah mais oui Lucrèce, et notre enfant sera humain, mais avec des nageoires ! »

Il va me falloir un peu plus de rouge.

« - Mais non, voyons, je te fais marcher ! Ah ah ah ! »

J'ai plus envie de lui foutre mon poing dans la tronche que de me marrer, mais j'esquisse un semblant de sourire pour lui faire plaisir. Ça fait un bail que je l'ai pas vu ce con, et il peut m'héberger quelques jours, alors j'ai pas envie de le contrarier trop vite.

« - Alors ? Qu'est ce qui t'amène ? Tu viens tirer ton coup ? Tu me crois enfin ? Quand je te dis que l'union homme-dauphin est cent fois plus intense que ce que pourrai t'offrir la plus belle de toutes les humaines ?

- Non. Je suis en … vacances. Enfin, c'est une enquête, mais je me suis envoyé moi-même sur une fausse piste. Il fallait vraiment que je quitte Paris.

- Je rêverai de devenir un dauphin … L'animal le plus intelligent après l'Homme, le singe, et le hamster nain …

Isidore est un peu allumé, c'est vrai. C'est un ascète, un moine. Je suis certain qu'il nourrit le fantasme secret de voir le monde envahit par des hordes de morts-vivants. Comme dans les films de Romero. Une masse de gens inférieurs mentalement, qui représente certes un réel danger, mais avec qui le nombre de relations possibles est réduit à deux : tuer ou être tué. Et mangé. Courir ou nourrir, survivre ou sustenter. Remarquez, parfois, le monde dans lequel on vit, c'est déjà un peu ça. Alors on s'isole. On prend quelques dauphins, ça cause moins qu'une femme. On prend des stocks de nourritures impérissables et de picole pour tenir dix ans, au cas où. Les hordes ravagent tout sur leurs passages. Le flot de fange dévore la matière même de notre esprit. Le cerveau est absorbé. Les morts se relèvent et marchent. Mais la tour tient bon. Les vagues de zombies s'écrasent contre le béton. Et Isidore Katzenberg tient bon. Peut-être la seule personne en ce bas monde pour qui j'ai encore un peu d'estime. Un génie. Un mage.

Quatre bouteilles trônent sur la table à la fin du repas et de mon récit. On a eu notre compte. Ce foutu pinard. Isidore se marre à moitié, ou peut être pas. En tout cas j'aurais du mal à dire lequel est le plus saoul de nous deux. Il a arrêté de parler de ses poissons. Il me dit qu'il va dormir, mais qu'il a trouvé mon histoire follement intéressante, et qu'il espère avoir des messages télépathiques durant son sommeil. Ou quelque chose comme ça. Moi, je lutte pour rester à l'abri.







JOUR 3

Elixir d'Armorique.

C'est vraiment dégueulasse. Et très fort, ça t'arrache le foie, et tu sens l'alcool imbiber ton oesophage encore vingt minutes après avoir bu. Alors déjà, quand Isidore m'a sorti la bouteille, en guise de digestif du petit déjeuner, j'étais pas très enjoué. Rien que le nom, je lui ai dit que je croyais pas à toutes ces conneries de sorcières et de filtres d'amour. Il a insisté.

Pouaaaah. Isidore va prendre son bain matinal avec ses protégées. Il m'invite à me joindre à lui mais je décline l'offre. J'en profite pour aller gerber du sommet du château d'eau. La main solidement agrippée à la rambarde, j'observe le paysage quelques instants, humant les embruns de l'Atlantique. Je gerbe encore une fois avant de redescendre.

« - Peut-être le Cyclope en savait plus qu'il ne devait. »

Qu'est ce que … Ah ouais.

« - Euh … c'est à dire ? 

- Je ne sais pas exactement, mais quand quelqu'un se fait assassiner, il y a à priori une raison à cela. Il a pu voir, ou entendre, ou dire quelque chose qui lui a coûté la vie. 

- Euh … Non. Il est mort d'une crise cardiaque.

- C'est ce que tu penses. Mais si il y avait une raison à ce meurtre ? Qu'importe que le Cyclope soit mort, il y a un assassin en liberté, bien vivant. Et avant de découvrir son identité, il nous faut trouver sa bonne raison, son mobile

- Mais, Isidore, je te dis qu'il n'y a pas d'assassin à débusquer, il est mort tout seul, comme un grand. Son coeur. C'est tout.

- Et si le tueur pouvait déclencher des crises de rire mortelles ? Comme un pouvoir, comme de la magie. Les bretons sont des magiciens très puissants pour la plupart ! »

Je me ressert un verre d'élixir que je descend d'une traite. Isidore continue à déblatérer son tapis de conneries, toutes plus extravagantes les unes que les autres. Aucune ne me fait rire. On se croirait en plein délire à la Asimov. Il parle de sorcellerie, de secte, de complots et de dauphins-robots. Il dit qu'il va passer quelques coups de téléphone. Il a l'air très sérieux. Je comprend rien. Je tise.

Ça fait trente bonnes minutes, deux verres et dix coups de fil que Isidore m'a laissé avec la bouteille. Au bout d'un moment, je réalise que ce con sait parler breton. Il l'a pas parlé tout du long, mais son dernier appel prend tout de suite un aspect très ridicule. Je l'entend raccrocher. Il revient dans le séjour, l'air grave. Putain, c'est qu'il y croit à son meurtre de mes deux. Pourquoi tout le monde s'efforce à gâcher mes vacances. Bretagne de merde.

« - On a rendez-vous. Maintenant. »

Oh putain, c'est dingue comment certaines personnes peuvent changer d'humeur d'une minute à l'autre. Ça m'a toujours tué ça, les girouettes émotionnelles.

« - Rendez … Euh … Vous ? Tu nous a enfin dégotté des moules sans écailles autour ?

- Ta gueule Nemrod. Ferme ta grande gueule, prend ta veste et suis moi. »

On peut plus déconner. Ça me fait penser à ma femme. Enfin, comprenez bien : mon EX femme. C'est à dire avant Irina, Natacha et Jennifer. Avant les bordels, les cartes et la tise. Et encore. Mais bon, avant cette vie de merde, et après cette vie de merde, et pendant cette vie de merde. Avant le paradis, et avant l'enfer. Je sais plus quel connard intellectuel a dit un truc très profond qui ressemblait à « on nait seul, on vit seul, on meurt seul ». C'est des conneries. Il y a plein de gens avec nous. La seule différence c'est qu'ils sont pas coincés dans la même tête que toi. J'avais un pote, un pote flic. Je dis j'avais parce qu'il s'est fait sauter la cervelle depuis. Un paranoïaque sociopathe. Complètement attardé. Il me faisait de la peine ; il se disait être la victime du monde entier. Alors moi, je lui disais que putain il faut pas se mettre à penser à ce que pensent les gens. Si ça devait marcher comme ça, on l'aurai su. Il faut juste se contenter de soi, de sa cervelle, de ses pensées, de sa merde. C'est déjà suffisamment compliqué comme ça. Je lui disais Gérard, arrête de te demander si oui ou non le boss apprécie la couleur de ta nouvelle cravate, ou si Martine t'en veut d'en avoir foutu partout sur sa robe la dernière fois. Arrête de te demander si les gens t'aiment vraiment. Tu fonces droit dans le mur. Et voilà. Il a finit par se flinguer. Il a pas réussi à arrêter. Pire que la clope ! Ça te tue, littéralement, mentalement, et beaucoup plus vite.

Isidore m'a filé un ciré jaune et un parapluie. J'ai dû avalé deux litres d'eau de pluie le temps d'arriver à la voiture. Comment il fait pour conduire bordel ? On coule presque. Il me dit qu'on va chez une vieille connaissance qui pourra nous indiquer où trouver des amis de Kerbriant. Qu'est ce qu'ils vont pouvoir m'annoncer de nouveau à part que leur collègue était cardiaque. Paix à son âme ! Il est probablement bien mieux là où il est. On roule une heure sous l'eau avant d'arriver dans un trou perdu, la Bretagne profonde. Quelques baraques, une église, un bar, leur strict minimum. Je suis rassuré quand Isidore m'annonce que notre destination pourra subvenir à mon besoin pressant d'élixir de jouvence. Rue de la soif. C'est un couple de vieux qui tient le bistrot. Isidore leur baragouine deux trois mots en patois et la vieille nous apporte deux verres. Au bout de dix minutes, j'en ai plein le cul d'écouter leur jargon incompréhensible, alors je me prend au jeu, comme l'alcool m'a pris aux tripes, et je demande bien fort ce qu'ils savent sur le Cyclope, sur pourquoi qu'il est mort maintenant et sur qui c'est qui l'a buté. La vieille me regarde d'un air totalement méprisant, un peu comme ma femme me regardait. Mais l'avantage, quand t'as perdu la plus importante de toute, c'est que tu peux vraiment te permettre de te comporter comme un salaud avec toutes les autres. Odieux. Le gars me fixe, et me répond. En breton. L'enfoiré. Isidore traduit alors.

« - Il dit que Pierrick n'était pas très bien vu par ses pairs. Dès lors qu'il s'est lancé dans le stand-up, sa … famille lui a tourné le dos, ses amis … En fait, il faisait partie d'une sorte d'association … Une organisation de comiques.

- Tu te crois drôle ? Tu me parles de franc-maçons de la blague là ?

- Oui. C'est exactement ça. Une société secrète de l'Humour.

- N'importe quoi.

- Lucrèce, cela dépasse tout ce que nous pouvons imaginer. Le vieux dit qu'il y a une réunion demain soir à Carnac.

- Oh putain Isidore, merde ...


C'est dingue comme cette histoire prend un tour surréaliste avant même qu'on s'en rende compte. On est de retour à Quimper. Je cuve dans un coin. Rue de la soif. Isidore gueule ses théories absurdes depuis des heures. Il me tape sur le système. Je veux juste faire un truc simple, comme boire encore ou dormir. Où m'occuper d'une paysanne. Ta gueule mon vieux. Je m'enfonce peu à peu dans le bar. Le père Katzenberg me ramènera à la maison. Je lui fais confiance. Ça y est, je suis à l'intérieur. Dans le bois et l'acier. Dans le creux. Sous la terre. Il y a une seule chose que je supporte à peu près à Paris ; c'est le métro. On pourrait faire une putain d'étude sociologique sur les gens du métro. On y trouve les types les plus étranges de la ville. Les clodos, les bandes de roumains. Les japonais, alors eux, je sais pas si c'est la pollution ou la radioactivité mais putain, j'en ai vu avec des masques de chirurgiens ; ils sont vraiment barjots. On dirait des mecs tout droit sortis d'un film de science-fiction, à la Blade Runner. Et puis des gens louches, partout. Bizarre. Ah, et puis un autre truc sympa dans les couloirs sans fin du métro, c'est les musiciens. Mes préférés traînent à Châtelet : huit types, accordéons, violons, flûtes à bec et compagnie, qui gueulent des chants slaves. Ça te donne envie d'être patriote d'un pays qui n'est même pas le tien. De boire de la vodka au goulot et de la partager avec le vieux barbu qui pue la pisse endormi sur les marches. Non vraiment, le métro, c'est quelque chose.

Et je met ma main à couper que d'ici quelques décennies, quant on pourra plus se balader sur la surface, ce sera un véritable pays souterrain. Organisation autonome. Quand les tours s'effondreront, et que la fange se répandra sur nos terres, et empoisonnera nos océans, il faudra bien trouver une solution. Et là, les Hommes s'enfonceront sous les villes. On crècherai tous là dedans. Des kilomètres et des kilomètres de tunnels. Des tunnels, des tunnels, des tunnels, ouais.

JOUR 4

Chouchen.

On pris quelques bouteilles de ce précieux breuvage breton et du kouign-amann pour la route. Ar glav, an hent. Isidore est surexcité et arrête pas de causer de possible révélation et d'évolution. Je pense « conneries ». Je pense aussi que la bagnole empeste le miel fermentée. C'est le prix à payer quand on traite le mal par le mal. Je transpire de l'hydromel. J'ai l'impression que mon cerveau est à l'air libre. L'atmosphère étouffante se condense directement sur mes synapses. Mes connections nerveuses frétillent. Prisonnier. Mes vacances prennent de plus en plus l'allure du boulot. Je vois plus trop l'intérêt. J'explique à Isidore que je veux rentrer. Il me dit d'être raisonnable, que nous sommes bientôt arrivés, et que ce qui nous attend s'annonce être grandiose. Grandiose. Comme un comique qui meurt de rire ?

« - Putain Isidore, rien n'est grandiose. Surtout pas quand on parle d'un mec mort, qu'on conduit bourré sous la pluie et qu'on va à un rallye dans la forêt des Carnutes, picoler avec des clowns et des druides ! C'est pathétique. On est pathétique. Si tu veux vraiment faire quelque chose de grandiose, soit pragmatique, on rentre, on se serre un verre, on s'assoit dans le canapé et on s'explose la tête ! On se fait sauter le caisson. Ouais. Sérieusement ? C'est quoi ces conneries ? Je te dis que je veux passer au moins une semaine, au moins deux ou trois jours, tranquille, malgré ton pays de merde avec sa météo de merde. Juste être tranquille. Et tu me parles de complot mondial et de blague à deux balles. Va te faire foutre.

Isidore ne me répond pas. Un silence pesant envahit la voiture, mais je m'en fout, je suis bourré. On arrive alors à Carnac. Comme par enchantement, l'averse s'est calmée, et quelques rayons de soleil percent le ciel pour illuminer le champ de menhirs. Au milieu se dresse un grand chapiteau bleu et blanc. Je comprend qu'il est trop tard pour faire machine arrière. Je vais devoir faire face à ça. Seul, du moins jusqu'à ce que mon collègue m'adresse à nouveau la parole. Bah, on est comme des demi-frères, ça lui passera. Il se gare à côté des autres véhicules. Un drapeau breton flotte dans le vent. Des ploucs font leur apparition et semblent intrigués par notre présence. Je me rince le gosier, puis je sors de la voiture.

« - Bienvenu étrangers ! Que pouvons nous faire pour vous ? »

Un vieux barbu mal fagoté dans son costard nous aborde, sous le regard amusé des badauds qui traînent à l'entrée du chapiteau. Isidore commence la combine.

« - Nous sommes des journalistes de BreizhTV, nous tournons un reportage sur les blagues bretonnes, et nous aurions voulu assister à votre réunion, et en apprendre un peu plus sur votre association. 

- Malheureusement étrangers, le CMB est un club très restreint, et vous devez avoir un parrain pour pouvoir entrer dans l'Arène ... »

Je m'éloigne un instant, alors que Katzenberg se met à négocier en breton avec le vieux marin. Musique folklorique. Un rapide coup d'oeil à l'intérieur me permet d'apercevoir un buffet splendide. Fruits de mer, poissons, vins et chouchen à foison … Cette vision m'apporte un regain de motivation, et je me met à faire distraitement le tour du chapiteau, dans l'espoir de trouver un trou où me glisser. Ce qui ne tarde pas à arriver. Je croise une rousse flamboyante, fraîche comme un jour de printemps ensoleillé. Et sacrément bien foutue avec ça. Elle est vraiment jeune. Mais elle semble bien mature ; je vois ça à la manière qu'elle a de tirer sur sa cigarette, là, toute seule assise sur son rocher. Putain, on ne m'avait jamais parler de la Bretagne comme ça. Ça change beaucoup de chose. Je m'approche et engage la conversation en parlant du beau temps, ce qui en soit, n'est pas vraiment intéressant, mais je veux juste pouvoir contempler sa poitrine de plus près. Elle me répond. On discute. Elle s'appelle Gwenaëlle et elle est ici parce que son père fait partie du CMB. J'en ai rien à foutre, je veux juste la sauter, mais je crois que je lui dit pas. Je lui propose un bout de mon kouign-amann. Elle rit. C'est une manie ici putain. Pourquoi les gens se marrent ? À quoi ça sert ? Il y a des scientifiques qui sont payés pour découvrir ça mais on en a rien à foutre. Pourquoi le chat ronronne ? Merde. Tout ça c'est que des saloperies de tunnels. Mais bon. Femme qui rit, à moitié dans ton lit. Il me reste une bouteille de chouchen dans la voiture. L'averse reprend. Pour une fois que ça sert à quelque chose ! La petite est très vite saoule. Je l'aide à retirer sa veste, car la chaleur dans la caisse devient tropicale. Je sue à grosses goutes rien qu'en regardant perler la transpiration sur la poitrine de Gwenaëlle. Cette odeur de miel. Je lèche sa peau, et elle enfonce ses ongles à travers mon pull. Je pense à mon ciré jaune, sur la banquette arrière, et aux dauphins. Ma main plonge assez rapidement sous sa jupe, et mes gros doigts se mettent à jouer avec sa petite chatte. Elle ronronne ! La pluie frappe sur le pare-brise. Finalement, elle m'agrippe le manche et très vite, se baisse et active ses mandibules. Putain ! OUAIS ! Vas-y ma p'tite, donne tout ce que t'as. Je ne vois que ses longs cheveux roux. HISSE … ET … Quelqu'un cogne contre la vitre de la voiture. OH ! Putain de bordel de merde. J'en fout partout. Gwenaëlle a un hoquet, puis elle éclate de rire. L'envie me prend de lui éclater la tête contre quelque chose.

« - Qu'est ce que tu fous Lucrèce ? Tu crois pas qu'on a plus intéressant à faire ? »

Non connard.

« - Rhabille-toi et suis-moi, j'ai retrouvé des vieilles connaissances, on va pouvoir assister à la réunion et entrer dans l'Arène ! »

Formidable. J'enfile mon ciré, congédie la fille, et emboîte le pas d'Isidore sous la saucée. Le cirque peut commencer. À l'entrée du chapiteau, il me présente à notre « parrain ». Une saloperie d'écrivaillon égocentrique et chauve de surcroît. Ils arrêtent pas de faire des blagues, c'est insupportable. On nous remet un badge et le type nous explique que CMB signifie Comité Mondiale de la Blague. Déception. Une fois à l'intérieur, c'est le fest-noz : des musiciens, biniou, bombarde, des gars de cuir vêtu ou en ciré, des vieux, des gosses, un bordel pas possible. Je vois rien de bien mondial, surtout des bretons, surtout des blagues déjà entendues. Rien de drôle. Quelques membres présents ont une tronche qui me dit quelque chose. Des types de la télé. J'avale quelques crêpes et me sert un chouchen et deux bières avant d'aller danser. J'aperçois Gwenaëlle. Je repense à ma femme. Je me demande qu'est ce qui est le mieux : pouvoir en avoir une tout le temps ou pouvoir en avoir plusieurs de temps en temps. Tout le temps c'est pas la joie, mais souvent, quand tu crois pouvoir choisir, t'as rien à te mettre sous la dent. Du coup, tu raques. Je tiens presque plus debout. Ces putes qui dansent avec leurs gros nibards me foutent la haine. Elles se dandinent fièrement. Mais dès que je fais mine de les prendre par la taille pour entrer dans la ronde, elles me regardent avec mépris et se faufilent habilement. Je dis au vieux con qui souffle dans la panse de jouer un air plus entraînant. Il me dit d'aller me faire foutre, je suis pas un jukebox, puis il m'insulte en breton. Ma femme me regardait avec mépris, mais seulement sur la fin. Les trois dernières années. J'ai mis du temps à comprendre qui la sautait. Sur ma liste j'avais son boss, mon collègue Jean-Pierre, et mon frère, surtout aux fêtes de Noël. J'ai mis du temps à comprendre que c'était les trois, selon les époques, ou les heures de la journée. Mais attention hein, j'en avais rien à braire. Très vite, je lui ai expliqué ma philosophie de vie. Simplicité. Complicité ? Ma gueule. Elle disait que j'étais pas assez drôle, que je ne savais pas m'amuser, pas profiter. Pas profiter ?! Moi ? AH ! Si elle me voyait maintenant, cette connasse. Mon verre à la main, l'autre plus ou moins sur le cul d'une bouseuse, mes pieds sautillants au rythme de la musique, bourré comme un coing, et ce putain de refrain en breton qui recommence. Et ça braille, et ça braille. Qu'est ce qu'on se fend la gueule ! J'en ai jamais rien eu à foutre. Elle, ou une autre, ou n'importe qui. Ils peuvent bien tous crever.

« - Ah ah ah ! Elle est bonne celle-là Bernard ! »

Isidore est toujours avec notre parrain. Avec eux, deux gars, des scientifiques difformes, russes je crois, et des vieux ploucs qui causent en patois. Ils bouffent du kig ha farz en se racontant des histoires drôles. J'ai envie de gerber. J'aimerai juste pouvoir me retrouver en haut du château d'eau. À contempler l'océan. Et à vomir mes tripes sur le monde.

« - On rentre Isidore, j'en ai ma plaque des …

- Allons ! Restez au moins jusqu'aux Duels du Rire ! Vous allez rater le moment le plus croustillant de la soirée ! »

Mais c'est qu'il parle l'enfoiré. « Croustillant » ? Je vais lui en foutre du croustillant, à ce chauve littereux de mes deux ...

« - Écoute moi grosse pédale, je suis complétement pété et je supporte pas la cornemuse. Isidore, dis à ton copain de fermer son claque merde : quand je dis que je me barre … Il faut comprendre de ce que je dis … Que ... »

Merde, je disais quoi ?

« - Hé là mon bonhomme ! Je suis Bernard Werber moi ! Alors surveille ton langage et soit quelque peu reconnaissant : c'est grâce à Moi et à ma suprême intelligence que tu peux assister ce soir à l'avenir de l'Homme. J'ai écrit des best-sellers moi ! »

Ah ouais voilà ! A la télé que j'ai dû voir sa sale gueule. Et puis ma mère m'a toujours dit de me méfier des types qui disent « moi » trop de fois dans leur phrases. Je lui fous mon best-seller dans la mâchoire, mais je me rate, trop bourré, et enfonce encore plus la tête déformée d'un des jumeaux mutants. Des bretons me chopent et m'attirent à l'écart. Toujours la même histoire ! C'est quand la fête est fini que tout le monde veut danser. Quelques cons s'attroupent autour de moi. Les pics à glace fusent. De vrais obsédés de la blague. Putain ! Ça, ça c'est drôle ! Ils pensent qu'ils peuvent m'atteindre ? Arrière, bouseux ! Je gueule, histoire de leur foutre un peu les jetons. Je suis cinglé, me faites pas chier. Les gars me lâchent, Isidore explique que je suis raide.

« - Il vaut mieux être saoul que con, ça dure moins longtemps ! »

Tout le monde se marre suite à la réplique cinglante de ce cher Bernard. Et ils rient. Encore, encore, ah-ah-ah-ah-ah. Je repense aux zombies, et à leur façon si caractéristique de vous dévorer le cerveau, à pleine main. Et leur rire m'explosent le crâne. Ça dégouline de partout, et j'aime ça. Ma gueule. Ils pensent pouvoir se protéger de tout et de tous, ils pensent pouvoir contrôler le monde ou la vie ou les deux. Avec leur rire de merde. J'ai même pas envie de m'essouffler à leur expliquer pourquoi c'est des conneries, ça doit faire partie du folklore, je veux juste qu'on me foute la paix. Je veux boire, et oui, je veux être con, très très con.

« - J'aimerai que ça dure éternellement ! Vous comprenez rien, bande de débiles. Et … Et … Kerbriant hein ? Il n'était plus assez drôle pour vous ? »

Je sais pas pourquoi je me met à causer de la victime, qui d'ailleurs est coupable de la merde dans laquelle je suis à présent, mais un froid glacial parcoure le groupe qui m'entourent, alors j'enchaîne.

« - Vous savez pourquoi les bretons sont tous des sales consanguins trisomiques de merde ? »

Ils le sauront jamais, ou alors ils la connaissent déjà, parce que je me prend une mandale dans le bide qui me coupe le souffle et qui me fait vomir mon kouign-amann. Depuis le sol, je peux voir le vieux barbu qui nous a accueilli brandir un tesson vers ma face, en gueulant quelque chose comme quoi j'aurai sauter sa fille. Santia-a-no. Werber me crache à la gueule, les celtes me filent des coup de pied. Le père Katzenberg essaye vainement de les contenir, mais très vite, on me traîne vers la sortie. Les pics se plantent dans la chair de mon corps larvaire. Je ne cherche même plus à me défendre. Comme le Christ, je tend mon autre joue. Mais attention, je ne me prive pas de couvrir mes assaillants d'insultes dégueulasses. Je baiserai vos mères, et je mangerai vos enfants. Teod hir ha piti berr. Je retrouve dans le regard de Gwenaëlle ce qui faisait le charme de ma femme. On est tous plein comme des outres. Emplis à ras bord. Je crois que j'ai une dent pétée. On me refait le portrait, mais c'est pas pour autant qu'on s'arrête de rire. C'est tellement grandiose. Il faut rire de tout. Ce foutu mépris. Je veux retourner dans une rue de la soif plus paisible. J'ai fait mon temps.

Dehors il pleut à nouveau. Et dedans, la fête bat son plein. Je traîne ma carcasse jusqu'à la bagnole et m'endort très vite. Je rêve de quatre cent tonneaux de chouchen et de chattes rousses. Quelle rigolade.

JOUR 5

Sans plomb 95.

Rira bien qui rira le dernier. Traiter le mal par le mal. Réveil matinal. Bière, bière, pinard, un fond d'élixir. Les clefs dans la poche d'Isidore, raide, dans sa tente. Aller-retour à la station la plus proche. Un, deux, trois, quatre bidons. Une heure et demie plus tard, je suis là, chancelant, haletant, devant le cirque. Sous la fine pluie du matin. Ça et là, des tentes, où les morts se reposent. Ces cons n'ont rien compris. Et sous l'immense toile blanche et bleue, le gros des troupes, trop essoufflé et imbibé pour trouver meilleur endroit où dormir. On pourrait dire que je fais ça pour venger le Cyclope. Mais non, j'en ai rien à foutre. Je ne saurais jamais la vérité, et ça m'importe peu. Ce qui importe, c'est les faits, rien de plus. Et les faits les voici : un, deux, trois, quatre bidons. Alors oui, j'aurai pu aller jusqu'au Québec, et m'en faire plus d'un coup au festival Juste pour Rire, mais à ce que j'ai compris, ceux dont je dispose ici sont plus importants. CMB.

Et puis surtout, qu'ils soient bretons ou non, drôles ou non, écrivains ou scientifiques ou manchots ou non. Qu'ils le méritent ou non. Ça ne fait aucune différence. J'ai une migraine pas possible, et rien ne pourra arrêter l'écho infini des rires dans mon crâne sinon ça. Je traîne le premier bidon à l'arrière du chapiteau et commence à en imprégner la toile. La pluie est fine, pour une fois. Ça va prendre.

C'est fou comme le prix de l'essence a flambé dernièrement.

Après avoir bien fait le tour, je fais l'intérieur. Masse de corps endormis. Ça pue le cidre. Bloquer l'entrée devrait suffire. Je crois qu'ils vont moins rire qu'hier au réveil. Gueule d'ébène. Un ou deux yeux s'ouvrent et me fixent. Aucun d'eux ne me reconnais, aucun ne réagis. Mes fossettes me font terriblement souffrir. Contractions.

L'odeur de l'essence couvre à présent celle de l'alcool et de la bouffe de la veille. Le mélange des senteurs est nauséabond. Ça me met de bonne humeur. Je pourrais faire un discours, ou balancer un gros « Kénavo » bien beauf, mais je ne suis pas comme ça. J'attends juste qu'une petite dizaine se réveille, endolorie. Je veux voir leur incompréhension, et accessoirement, leur peur. Divertissement. Pragmatisme. J'ai vraiment l'impression d'être très joyeux. Contractions. J'ai mal.

Je gratte une allumette, encore sèche grâce à l'imperméabilité de mon ciré jaune.

Criez ! Criez ! Poussez ! Allez-y !

Ah ! Il y a du mouvement. On commence à secouer son voisin, inquiet. On commence à sentir l'odeur écœurante du sans plomb. Et surtout, on commence à faire attention à ma gueule. Je crois que je saigne des joues. C'est le moment.

Poussez ! Soufflez ! Criez ! HISSE ET HO SANTIA-A-NO !

Tout flambe. En une fraction de seconde, les blagueurs se retrouvent enfermés dans un cercle de feu. Je recule un peu. Je me demande où je vais pouvoir aller boire un coup à cette heure. Werber se consume sur place. Je vois son petit corps gesticuler dans la fange flamboyante. Une fourmi parmi des centaines d'autres fourmis. Insignifiante. Je crois que ce dont j'ai besoin, c'est d'un bon vieux pastis. Y en a marre de ces saloperies d'alcool bretons. Je suis sûr que ça bousille le foie encore plus vite. Les seins de Gwenaëlle sont vraiment parfaits, même maintenant, alors que je les aperçois rôtir à travers les flammes. Quel gâchis ! Tout le monde crame. Et j'en ai toujours rien à foutre. Je trouve presque ça beau. Les rires dans ma tête se sont tus. Le sang coule sur mes joues ; je crois que je souris. Mourrez par le feu. C'est qui qui rigole maintenant ? Yec'hed mat bande de cons. Je recule encore car la chaleur commence à devenir insupportable, tout comme les cris des bienheureux. Ça se complaît dans l'humour, ça se persuade de pouvoir tout surmonter hein ? Le chapiteau commence à s'écrouler sur lui même. Les Bogdanoff seront définitivement méconnaissables, et aucune chirurgie ni aucune progeria n'y remédiera. C'est du show-business, du vrai. Plus besoin de mourir dans votre loge, je vous fais une faveur. Je gerbe. L'odeur est vraiment horrible. J'aimerai assister au spectacle jusqu'à la fin, mais j'ai vraiment très envie de picoler. Et ça se remet à pleuvoir dru. Les gouttes s'évaporent instantanément au contact des corps brûlant. Une épaisse fumer noire envahit le champs de menhir. C'est grandiose.


___________


Il est temps de quitter le navire. Ras le cul de ce pays. Trou perdu, plein de flotte. Retour à Paname, où je serai peinard, au moins pour un temps. L'affaire du Cyclope est classée. A la gare, un bouseux m'a affirmé qu'en Bretagne, il pleut que sur les cons. Je lui ai dit d'aller se faire foutre. J'avais mon ciré.