Le Grand Soir - remix pour le théâtre

Le 28/03/2012
-
par Glaüx-le-Chouette
-
Thèmes / Divers / Théâtre
Deuxième texte qui viendra renflouer le thème Théâtre, et premier pour l'instant à en justifier sa création. Il se propose comme un remix du Serial Edit 8 (http://www.lazone.org/articles/1257.html), lui-même étant déjà le remix d'un remix (si j'ai bien tout suivi), mais la comparaison s'arrête là; tout est miroir, comme le laisse lui-même supposer Le Clochard présent dans ce texte, écrit avec finesse et qui malgré quelques longueurs, a le mérite de n'être absolument pas ennuyant une seconde. A ne pas rater, donc.
« Le printemps commence aujourd'hui, le bon printemps fleurissant que je déteste ; mais il passera vite, ce printemps parfumé qui m'enchante. Les buissons d'aubépine défleuriront. Je ne danserai plus, sinon la danse involontaire des petits flots à la fleur du lac. » - Apollinaire, L'Enchanteur pourrissant
Scène 1 - Le clochard


Le jour se lève.
Le clochard est seul. Au départ en front de scène, assis, accroupi, recroquevillé au sol, la tête entre les genoux. Le goulot d'une bouteille, vide, dans la main. Il tremble. Il fait froid.
La musique commence, King Arthur de Purcell, II 2, l'air des paroles gelées. Il bouge en rythme peu à peu, irrégulièrement. Puis se relève légèrement. En même temps, la lumière monte.
Passage progressif de mouvements souffrants à des mouvements moqueurs, ridicules, clownesques. Il se met à singer le texte, à moquer le texte en yaourt. Il est très important qu'il oscille entre l'extrême joie et l'extrême douleur. Caricaturales si l'on veut, ou bien non.
La musique se mêle à des arabesques de musique de cirque.
Il danse et semble perdre la tête. Il explose de rire à tout moment.
Il prend la parole sur la fin de l'air : « let me freeze again to death ».


LE CLOCHARD - To LIFE ! Hahaha ! Le monde s'arrête ! Le monde s'arrête enfin ! Vive le monde ! SILENCE !

Noir. Silence.





Scène 2 - Marie, quelques jeunes gens, le clochard


Le jour s'est couché à nouveau.
Une rue passante et animée, festive, bordée de terrasses, envahie de terrasses. Le clochard est accroupi à nouveau, la tête entre les genoux, du côté gauche. Aux terrasses, des grappes de jeunes font la fête et s'amusent.


MARIE arrive en courant - Je suis en retard ! C'est là ? Mais où sont-ils ! Ca s'appelait le, le quoi déjà ? J'ai oublié ! Il faut que je les appelle !
        Elle sort un téléphone portable de son sac.
        Allo ? Allo ? J'entends rien ! Parle plus fort ! Lucie ? C'est Marie ! Vous êtes où ? Parle plus fort ! Je suis sous Saint Roch, vous êtes où ? C'est pas là ? Où, tu dis ? Quoi ? Lucie ? Lucie ! Elle a raccroché. J'ai rien compris. Elle a raccroché et j'ai rien compris au nom du bar. Même de la rue. C'est pas vrai !
UN JEUNE HOMME, en terrasse - Eh ben mademoiselle, qu'est-ce qui vous arrive ?
MARIE, contrariée et en-dedans - Rien, rien...
LE JEUNE HOMME, dragueur - On dirait pas... Moi, je dis que vous avez besoin d'un verre, et tiens, justement, mon verre aussi est vide...
MARIE - Non non, merci, c'est gentil mais non.
LE JEUNE HOMME - Allez mademoiselle... Un si joli visage... Vous êtes faite pour le sourire, pas pour le souci ! Souriez, allez... Vos amis vous ont posé un lapin ? Tant pis pour eux ! Allez, venez, je nous commande deux verres.
MARIE, pianotant un message sur son téléphone - Non mais vraiment, n'insistez pas, merci mais non.
LE JEUNE HOMME - Allez ! C'est Happy Hour ! Deux pour le prix d'un, à deux au lieu de deux tout seuls !
MARIE, s'emportant tout à coup - Happy Hour mon cul !!

Elle fait demi-tour, quelques pas, vifs, son téléphone toujours à la main.

LE JEUNE HOMME - Oh c'est bon hé, du calme ! Va pleurer dans ton coin, si ça t'amuse !

Le jeune homme se retourne vers ses amis et rit avec eux en commentant l'épisode. Lorsque Marie a crié, le clochard a relevé la tête d'entre ses genoux.

LE CLOCHARD - « Va pleurer dans ton coin, si ça t'amuse ». Il a dit : « va pleurer dans ton coin, si ça t'amuse ». C'est amusant. Parfaitement absurde et amusant.
MARIE - Pardon ?
LE CLOCHARD - Va pleurer dans ton coin, si ça t'amuse !

Il esquisse des sortes de pas de danse, et mime alternativement la joie et la peine, en dansant autour de Marie.

MARIE - Je suis contente que ça vous amuse. Je suis très contente d'être amusante. Je fais rire, c'est bien. C'est déjà ça. On m'oublie, on ne m'invite pas aux fêtes ou bien quand on m'invite, on ne m'invite pas là où il faut, plus là où il faut, on m'abandonne comme un chien avant même que j'aie pu rejoindre le lieu de la fête, mais c'est bien, je fais rire, je suis rigolote, je rends les gens joyeux, c'est parfait.
LE CLOCHARD, arrêtant sa danse - Vous ne m'amusez pas. La vie m'amuse, les gens m'amusent. Celui-là, il m'amuse, avec son assurance idiote et son air vain, ses pectoraux en avant, ses pectoraux qui pointent plus loin que le bout de son nez, son air rengorgé et tout l'air qui le remplit du crâne au fond des bourses (montrant le jeune homme). Et avec ses phrases idiotes. Vous, vous ne m'amusez pas. Vous me touchez.
MARIE - Je fais pitié, c'est ça ?
LE CLOCHARD - Vous me touchez.
MARIE - Je vous touche comme un chiot tombé du panier ?
LE CLOCHARD - Vous me, oui, vous me touchez. C'est le mot.
MARIE - Je vous émeus ? Une sorte de peine mêlée d'amusement, c'est ça ?
LE CLOCHARD - La peine, peut-être, un peu. Mais pas vraiment ; moi, je me fais de la peine. Vous, vous me touchez.

Un temps, silence.

MARIE - Ecoutez, je dois rejoindre mes amis...
LE CLOCHARD - Allez. C'est de votre âge.
MARIE - Je suis désagréable, je ne devrais pas être désagréable, je vous demande p...
        Son téléphone sonne, c'est la réponse à son texto.
        Lucie !
        Elle lit : « On est au bout de la ruelle, à la bodega, tu peux pas nous rater, Eric danse devant le bar... »... Elle rit. Je file, euh... bonne soirée monsieur...
LE CLOCHARD - Mais pareillement jeune fille. Une petite pièce ?

La jeune fille trouve précipitamment une pièce dans son sac et la lui envoie, en s'enfuyant déjà vers Cour. Elle sort.





Scène 3 - Marie, ses amis (Eric, Lucie, Jean)


Une place ou une ruelle, une nouvelle terrasse, aussi bondée que la première. Beaucoup de bruit, beaucoup de discussions, des gens qui rient, d'autres ou les mêmes qui crient, chantent, s'exclament. De la musique.

MARIE - Ah !
LUCIE - Marie !
ERIC ET JEAN - Marie !!
MARIE - Je vous ai cherchés. A chaque soirée je vous perds avant même de vous avoir retrouvés.
LUCIE - Et déjà à rouspéter. Viens donc t'asseoir et commande un truc avant de râler !

Eric et Jean dansent dans la rue, de manière totalement désordonnée, sur la musique du bar, et lancent de temps en temps des exclamations rigolardes. Marie et Lucie s’assoient face à face.

LUCIE - Ce soir, tu te lances.
MARIE - Alors toi, directe. Toujours au but dès la première phrase.
LUCIE - Ce soir, tu te lances.
MARIE - J'ai compris !
LUCIE - Non mais ce soir, tu te lances. Réfléchis. Qu'est-ce que ça veut dire ? Là ? Tout de suite, là ? Allo ? Regarde autour de toi. Regarde le monde tel qu'il est. Viens, on compte. Je vois : un Eric. Tu touches pas, c'est le mien, et il est toujours saoul avant neuf heures du soir ; dans une heure il vomit, dans deux heures il re-vomit, dans deux heures quinze il tombe pour la troisième fois et je le ramène comme un poilu qui traîne un sac de sable. De jeudi en week end et de week end en jeudi, comme un poilu, je me creuse ma tranchée personnelle de cuites d'Eric maîtrisées et bien gérées, je la borde de sacs de sable, de quoi assurer mes arrières lorsque c'est Eric qui devra me porter comme un sac enflé, pour d'autres raisons. Il n'aura plus le choix, c'est un bon garçon, il porte le sens de la Justice irrémédiablement ancré en lui, il devra me rendre mon dû. Il me le rendra. Il me portera. Je vois aussi : une Lucie, moi, ici présente, pour te servir. En bonne santé, apte au service, installée depuis des temps immémoriaux - à l'échelle étudiante - avec le susnommé Eric : collocation, gestion de sac de courses de mercredi en samedi et de samedi en mercredi, gestion de sac de sable humain de jeudi en week end et de week end en jeudi, et caetera, je ne te refais pas le film. Je vois encore : des nuées d'étudiants et d'étudiantes, des grappes, des flots, des grumeaux de deux, parfois de trois, parfois plus. Mouvement perpétuel, au moins jusqu'au troisième vomi, jusqu'à la troisième chute de chaise, car c'est toujours par trois, j'ignore totalement pourquoi mais avant trois, trois grammes, trois jours, trois chutes, trois flaques, trois fois tromper, trois premières années ratées, bref, avant trois, ça compte pas. Bon. Des tas de gens, donc. Et puis, je vois : un Jean. Ci-devant danseur émérite, remarquable athlète de la teuf, très éminent et très distingué buveur, vainqueur de multiples concours idiots et recordman de multitudes de trucs inavouables publiquement. Jean, étudiant, célibataire, étudiant et célibataire, les deux autant que faire se peut, les deux à un niveau olympique. Sac plein, plein de vie, mais plein de solitude, plein de fuite en avant, le sac des vents donné par Eole à Ulysse, mais avec un seul vent dedans, celui qui t'envole vers l'avenir, qui t'envolerait, qui t'envolera, cet homme c'est de l'oxygène brut, ton air, de quoi souffler de la vie en toi aussi, souffler et chasser l'ennui et l'air vicié qui t'oppressent, te siphonner la cage thoracique, là, ça, cet autre sac coincé, bloqué, là, tes vieilles tripes bloquées comme celles d'une vieillarde, d'un lézard du jurassique, réveille-toi bon sang ! Il est là ! Saute dessus ! Respire !

Marie, au fur et à mesure de la tirade de Lucie, se tortille de plus en plus, se tourne de côté et d'autre, ne sait quoi répondre et comment arrêter Lucie, qui parle de plus en plus fort. Elle reste silencieuse.

LUCIE - Ohé, du bateau !
MARIE, à mi-voix - Mais tais-toi enfin !
ERIC, revenant se rasseoir - J'ai soif ! Tavernier !
LUCIE - Toujours soif, lui. Jusqu'au moment où il est plein.
MARIE, ironique - Comme un sac ? Plein de plein ou plein de vide ?
LUCIE - Tu te moques ?
ERIC - Ca y est, on tombe encore dans des discussions de filles. Va falloir les écouter jusqu'à plus soif. Ou pas. Tavernier !
LUCIE - Ou pas. T'es pas en état d'écouter, juste d'entendre. Et encore. Et d'ailleurs, ça change guère de l'ordinaire.
MARIE - Bonjour l'ambiance. Un trop-plein ? Tu satures ? Ca déborde ?
LUCIE - Ca va, j'ai compris. Moque-toi, va. Mais n'oublie pas que c'est de toi, qu'il s'agit. Pas de moi. Elle se lève et s'éloigne vers l'intérieur du bar.
ERIC, tandis qu'elle s'éloigne - Et voilà, le preuve est faite, elle était trop pleine, elle s'en va se vider. Marie, tu avais raison.
MARIE - C'est fin, bravo...
LUCIE, se retournant, en fureur - Porc !
MARIE - Si j'étais toi, Eric, j'irais réparer mon couple... Le romantisme à la porte des toilettes de bar, y a pas mieux...
ERIC - Le romantisme, c'est pas mon truc. Mais à l'entrée des toilettes, ça doit pouvoir être dans mes cordes. A tout à l'heure.

Eric se lève et entre à la suite de Lucie, tentant de la rappeler.





Scène 4 - Marie, Jean


JEAN - De pire en pire, eux deux.
MARIE - De quoi désespérer de l'idée même de couple.
JEAN, rit - A ce point-là ?
MARIE - Non. Mais de quoi désespérer de l'idée même de leur couple. Si jamais qui que ce soit a jamais conçu le moindre espoir en leur couple.
JEAN - Moi, oui. Et je les vois longtemps ensemble encore, comme ça. De cuite en cuite et de porte de toilettes de bar en...
MARIE, le coupant - ...en porte de toilette de bar et de sac de courses et sac de sable, oui, oui, je sais, je connais le refrain.
JEAN - Quoi ?
MARIE - Rien. Laisse.
JEAN - Bref ; je voulais dire que je les vois bien durer, moi, avec leurs engueulades, avec leurs réconciliations, leurs épanchements de guimauve fondue juste après le vinaigre, avec leur incapacité totale à vivre l'un sans l'autre.
MARIE - Il faudrait déjà qu'ils essaient, pour savoir s'ils en sont capables.
JEAN - Avec leur capacité à faire la fête dès que l'ennui s'installe, à se divertir et divertir les autres dès qu'il le faut, avec toute leur énergie.
MARIE - Leur capacité à s'oublier pour ne pas que tout s'arrête, quand tout doit s'arrêter.
JEAN - La vie, c'est le mouvement... Eric et Lucie, c'est un couple de moteurs de course. Tu serais sortie, ce soir, sans eux ? Sans leur invitation, ici, ce soir ? On parlerait ? On referait le monde ?
MARIE - On ne le refait pas, on le commente. Et il n'est pas comme ça, le monde. La vie, ça n'est pas le mouvement. Ou pas seulement. Enfin... je ne sais pas. Oui, c'est bouger, pour vivre il faut bien que quelque chose bouge, mais ça n'est pas ça. Pas juste ça, et pas d'abord, ou alors ça n'a pas d'intérêt. Si vivre c'est courir comme un dératé sans comprendre ni savoir où ni pourquoi ni comment ni même avec qui, alors non, je vous laisse vous épuiser, je m'assois sur le bord de la route et je vous regarde en sirotant ma vie à moi, tranquillement. Je ne sais pas comment dire. Oui, on bouge, le cœur bat, les poumons inspirent et expirent, le sang circule, accélère, s'arrête, repart en accélérant, s'arrête, à chaque battement, et plus fort quand on s'excite, et plus fort quand la vie devient plus forte, et plus fort quand on aime, oui... Mais... Je ne sais pas.
JEAN - La vie c'est du rythme. Ton sang qui bat. La musique aux tympans. Viens danser.
MARIE - Non, je... Je ne sais pas. Je n'aime pas. Danser, je veux dire, pas toi... Enfin...

Eric et Lucie reviennent, bras dessus bras dessous.





Scène 5 - Marie, Jean, Lucie, Eric (d'autres?)

Eric et Lucie se rassoient.

ERIC - Bon. Et maintenant... Tavernier !
MARIE - Et tout recommence.

A improviser pour plus de fraîcheur et de véracité : Eric et Lucie interviennent dans la conversation comme un vieux couple, mais le centre du dialogue, c'est Marie qui tente de se rapprocher d'Eric et de lui avouer ses sentiments, et Eric qui tente, de plus en plus saoul, de prouver à Marie que la vie, c'est le mouvement, que les relations amoureuses suivies n'ont pas d'intérêt, et le prouve en draguant tantôt la serveuse, tantôt Eric et Lucie pour un plan à trois, tantôt Marie. Marie finit par se déclarer, se fait rembarrer dans les rires et les vannes, et s'en va.

Marie se lève précipitamment et fuit la terrasse, en fureur.





Scène 6 - Marie, le clochard

Le clochard est toujours au même endroit, la tête toujours calée entre ses deux genoux. Marie entre, en trombe et en fureur.

MARIE - Putain !
LE CLOCHARD, redressant la tête en sursaut - Mademoiselle...
MARIE va et vient, d'un pas précipité, puis s'arrête, comme indécise - Pardon.
LE CLOCHARD - Vous avez souillé mon silence. Je vous en voudrais, si je ne vous reconnaissais pas.
MARIE - Vous me reconnaissez ?
LE CLOCHARD - Je vous reconnais. Je ne suis pas bien certain que vous vous reconnaissiez encore, vous, vous-même. Mais moi je vous reconnais, oui. Je peux vous tenir le miroir, si vous acceptez ma compagnie, et ma parole.

Elle s'assied sans un mot, près du clochard, mais à une distance respectable néanmoins.

LE CLOCHARD - On les appelait des psychés.
MARIE - Pardon ? De quoi parlez-vous ?
LE CLOCHARD - Des psychés. Ces miroirs. Celui que je vais vous tenir, ici, maintenant, et tous ses semblables. On les nomme « psychés ». De hauts miroirs à taille humaine, penchés un peu, pour s'y voir tout entier. Tel qu'on est, mais en plus grand, et tout entier. Un peu penché. Peut-être exprès, penché exprès, j'aime bien l'idée. Plus vrai. Plus semblable. Peut-être un peu penché exprès.
MARIE - Vous êtes difficile à suivre. Je suis fatiguée. Je ne comprends pas.
LE CLOCHARD - Bien sûr. La fête fatigue. Son rythme fatigue. Certains diraient, « la vie fatigue ». Ils auraient un peu tort, et beaucoup raison. Mais la fête fatigue, toujours, oui. J'ai observé ça.
MARIE - Mais arrêtez avec vos grandes phrases ! Je veux bien parler avec vous, je peux même vous écouter, vous me reposez, vous me reposiez en tout cas, tout à l'heure, je ne sais pas pourquoi mais au début, vous me reposiez, vous étiez là posé pendant que moi je courais ; mais je ne sais vraiment pas pourquoi parce qu'aussi vous me fatiguez, dès le début et de plus en plus, vous parlez sans queue ni tête et vous n'arrêtez pas, moi je veux qu'on s'arrête et qu'on se, se repose, se calme un instant, contemple un instant, contemple même l'instant lui-même, en parlant si vous voulez, ou même en ne disant rien du tout ; mais il faut être clair, il faut être sobre, il faut laisser du temps et de l'espace, alors parlez-moi si vous voulez mais ne m'interrogez pas sans cesse, même quand vous affirmez vous m'interrogez, je n'en peux plus, toutes vos phrases sont des inquisitions cachées, alors parlez-moi vraiment ou taisez-vous ; moi je vous écouterai mais sans rien dire, sans rien répondre, parce que vous n'interrogerez pas, je vous écouterai à condition que vous deveniez clair, je ne sais pas ; vous êtes saoul ?

Un temps.

LE CLOCHARD - Je ne suis pas saoul.

Un temps.

MARIE - Psyché. Vous disiez « psyché ». Je croyais que c'était l'âme, en grec.
LE CLOCHARD - Et vous aviez raison.

Il se tait et la regarde. Un temps.

MARIE - Vous ne dites plus rien.

Il se tait.

MARIE - Vous ne dites plus rien.
LE CLOCHARD - Je vous regarde éclore. Je ne vous dérange pas.
MARIE - Eclore.
LE CLOCHARD - Eclore. Parlez encore. Je vous attends.
MARIE - Je suis une femme. Pas un poussin. Je n'éclos pas. Et parler de quoi ?
LE CLOCHARD - Pourtant si. Vous étiez indécise, enclose, encoquillée, tout à l'heure. Vous m'avez touché. Je sais que vous vous souvenez que vous m'avez touché. Mais c'est bel et bien fini. Vous êtes en pleine éclosion. Maintenant, vous avez raison, il faut que je me taise, que je vous regarde, que je vous regarde éclore. Parler de quoi, vous le savez très bien. Vous avez déjà commencé.
MARIE - Soit. C'est n'importe quoi. Soit. Parlons de n'importe quoi.
LE CLOCHARD - Et psyché n'est pas l'âme. Psyché était une femme, la plus belle des femmes, belle à rendre amoureux le dieu même de l'amour.
MARIE - L'âme, et une femme. Et un miroir, penché exprès. Et vous, donc. Tout à la fois. C'est vraiment n'importe quoi. Vous dites n'importe quoi, je vais m'en aller.
LE CLOCHARD - Mais surtout un miroir, oui, penché exprès, vous avez raison. Vous y voyez clair.
MARIE - Vous recommencez. Vous me fatiguez.
LE CLOCHARD - Je ne recommence pas.
MARIE - Vous me fatiguez.
LE CLOCHARD - Je vous aide à éclore. Sans miroir, vous n'éclorez pas.
MARIE - Je m'en vais.

Elle se lève.

LE CLOCHARD - Vous reviendrez, tout à l'heure. Au miroir.
MARIE - Au revoir. On dit au revoir. Vous êtes saoul.
LE CLOCHARD - Au miroir. Vous reviendrez. Au miroir.

Elle s'en va.




Scène 7 - Le clochard (puis en cortège, Lucie, Jean, d'autres encore)



Le clochard est d'abord seul sur scène. Au début de la scène, position initiale, à l'endroit initial. Il prend de temps à autres une gorgée à sa bouteille. Plus tard, des jeunes passent, certains seuls, certains en groupes, manifestement saouls. Passeront notamment Lucie, Jean, Eric, avec peut-être un ou deux autres.

LE CLOCHARD - Et me revoilà, seul en mon royaume. Soir après soir. Ce soir après tous les soirs. Et seul, comme à chaque fois, enfin seul, lorsque les terrasses se vident et que les fêtards s'en vont, remplis, eux, au contraire. Vases communicants. Seul et dès lors, d'une certaine manière, au fond, peut-être, rasséréné. Mais seul.

        Et c'est long, une nuit. Le jour, le temps a défilé à son rythme ronflant, d'abord, ronflant, grandiloquent, militaire et plein de santé dégueulasse comme le soleil méditerranéen, pressé, enthousiaste, mais pour moi aigre, acide, agressif, trop vif. Puis à mesure que la vie ralentit et que la fête se prépare, pour moi, le temps s'arrête. Une pause. Une parenthèse. Un reflux. Je sens la vague arriver. J'attends. Je me carre en boule, la tête entre mes genoux, et j'attends d'être submergé. Je me transforme en pousse-pied, agrippé à ma bouteille comme un coquillage à son rocher. Et voilà que ça arrive. Le rythme s'affole, la rue devient hurlante, trépidante, devient elle-même hurlement, et moi je me terre le plus possible en moi-même. Je subis. Jusqu'à ce que ce moment-ci arrive. Ils fatiguent. Ils refluent à nouveau, lentement mais ils s'en vont. Et moi, je relève la tête, j'écarte un peu ma coquille du rocher, je regarde au-dehors si l'air est redevenu viable, si la vie va moins vite. Je recommence à sentir le temps passer, à pouvoir le compter, à me glisser dedans. Et paradoxalement, c'est là que je recommence aussi à trouver le temps long. C'est long, une nuit. J'attends la lumière et je l'espère, du fond du ventre je l'espère, mais je sais bien qu'elle n'arrivera que trop tard, toujours trop tard, et glaciale, et aiguë comme un fer.

        Alors je bois. Depuis le coucher du soleil, je bois. Et je rêve. Je rêve que ce soir, lorsque je relèverai la tête, tout sera fini, que quelque chose de grand se sera passé, voire, que tout se sera arrêté ; et moi au centre. Et ma bouteille m'aide à y croire ; à la surface. Jusqu'à tomber, au petit matin. Chaque petit matin.

Un temps.

        C'est bientôt fini. Bientôt arrêté. Les dernières vagues s'effondrent. Les plus molles, les moins belles. Les plus saouls, les plus fatigués, les moins humains.

        Une des dernières, là, devant moi. Personne d'autre pour la voir. Comme un convoi funèbre, une maigre procession, une simple poignée de pochetrons aux yeux vitreux, portant en guise de bière, en guise de cercueil, une autre pochetronne, un peu plus ivre qu'eux tous. Au lieu des chants, au lieu des cantiques, des rires débilités, beuglés aux cieux fermés. En guise de cierges, des canettes d'un demi ; le dernier nectar, la dernière potion pour tenir le rythme, pour continuer à s'amuser, des canettes qui dégoulinent sur leur blouson ou sur leur jupe à chaque mouvement, comme la bave coule des lèvres de la copine qu'ils transportent. Copine que je reconnais, tiens donc. C'est à elle que parlait ma jeune fille prête à éclore de tout à l'heure. C'est à cause d'elle que ma jeune fille prête à éclore de tout à l'heure perdait pied. A présent, elle expie. Mais qu'elle expie. Qu'elle expie bien. Qu'elle se vide de sa bave, de sa bière, de sa fête, de sa joie vide. C'est bien.

        Là-bas, au coin où ils disparaîtront après m'avoir dépassé, un serveur a déposé les sacs poubelles de la soirée. Les chats sans toit les attendaient. Aussitôt ils les ont déchiquetés. Les chats sans toit ont moins de clémence que les hommes sans toit. Ils éviscèrent. Moi, j'ai mes mots et mon regard ; eux, leurs griffes et leurs dents. Et les sacs rendent leur contenu sur le sol, comme des tripes sorties d'un ventre éclaté.

        La horde passe devant moi sans me voir, portant toujours sa suppliciée. Là où ils sont passés, le pavé s'en souvient, humide, sali, puant. Ils passent et lorsqu'ils arrivent aux sacs, l'un d'entre eux glisse, s'affaisse, laisse choir la comateuse. La loque en vomit de surprise. Les autres rient, ou restent sans voix, sans idée, sans réaction. Celui qui courtisait ma jeune fille prête à éclore de tout à l'heure se penche, embrasse à pleine bouche la suppliciée, puis éclate de rire en se relevant. Et les voici qui bêlent tous de leur rire étranglé. Et repartent comme ils sont arrivés.

        Je regarde encore, longtemps après la disparition de la procession, les sacs crevés, les traces de bave, de bière, de vomissures. Je contemple et j'approuve.

        Et voilà que je parle tout seul. Cette fois, vraiment tout seul.





Scène 8 - Le clochard, Marie


Le clochard est à nouveau assis, dans sa position initiale. Marie arrive, cherche autour d'elle.

MARIE - C'est trop tard, où était-ce ? Quelle rue ? C'était là pourtant, je crois, je suis arrivée par là, il était ici, où est-il... J'ai trop attendu. Elle voit le clochard. Monsieur ? Je... Je ne connais pas votre nom. Monsieur ? Elle s'approche.
LE CLOCHARD - Le Clochard.
MARIE - Pardon ? Non, mais... votre nom, à vous...
LE CLOCHARD, se lève - Le Clochard, pour tous. Ou Clodo. Ou beaucoup d'autres noms. J'ai plus de noms que les plus nobles des particulés. Le Clochard. Mais pour vous, si vous voulez à nouveau, Psyché.
MARIE - Psyché...
LE CLOCHARD - Parlez. Dites-moi pourquoi vous êtes revenue.
MARIE - Vous le savez. Vous le saviez tout à l'heure. C'est à cause de vous que je reviens, à cause de vous que je n'ai pas dormi en rentrant chez moi, que j'ai passé deux heures à me mordre les jointures en pensant, que je me suis rhabillée, que je suis là, à cause de vous et de vos énigmes. Vous savez ce que j'ai à dire.
LE CLOCHARD - Quand bien même je saurais, je n'ai pas d'importance. Je ne pèse pas. Je n'ai pas à savoir. Je suis Le Clochard. Un temps, il esquisse des pas de danse et des sauts légers. C'est vous, qui devez parler. Le miroir se tait.
MARIE - Un miroir, légèrement penché.

Le clochard la regarde. Un temps. Il recommence à danser un peu, de manière indéfinissable, entre l'incohérent et l'infiniment gracieux, avec d'extrêmes précautions. Parfois, une grimace, un éclat, une pose face à Marie, comme l'écoutant à l'extrême, ou comme ne l'écoutant pas. En fond, de la musique, mélange varié, superposé, où l'air des paroles gelées revient de plus en plus régulièrement.

MARIE - Penché, vous l'êtes. Déséquilibré. Ils disent déséquilibré, ceux qui sont équilibrés. Cintré. Ils disent aussi cintré. Ils disent encore : un marginal. Même les titres des journaux. « Un déséquilibré agresse une maman ». « Un marginal met le feu à la déchetterie ».

        Vous l'êtes, penché. Penché, comme moi. Penché en arrière comme un homme qui vit au bord d'une falaise, face au vide, penché comme on penche en avant, en arrière, à droite, puis à gauche, lorsqu'on s'arrête sur une corde tendue au-dessus de rien. Lorsqu'on s'arrête. Déséquilibré.

        Déséquilibré, vous l'êtes. Et moi aussi.

        Parce que vous vous êtes arrêté. Et moi aussi je veux m'arrêter.

LE CLOCHARD - Est-ce à dire, jeune fille, que vous avez pour ambition de clochardiser ? Serez-vous ma compagne ? Il singe la séduction, et lui tend sa bouteille.
MARIE - Jamais ! Enfin... pardon. Non, je veux dire, non. Simplement non.
LE CLOCHARD - Quelle belle fierté.
MARIE - Pardon... Je ne voulais pas vous dénigrer.
LE CLOCHARD - Vous ne me dénigriez pas. Et il n'est pas question de moi. Avançons. Vous avez encore du chemin.


Un temps.

LE CLOCHARD - Allez !
MARIE - Je ne serai pas votre compagne parce que je ne finirai pas dans la rue. Je ne finirai pas dans la rue parce que je n'y suis pas forcée. Parce qu'en toute logique, je pourrai vous ressembler tout en n'étant pas à la rue.
LE CLOCHARD - Avancez. Vous approchez.
MARIE - Parce que je m'arrêterai sans avoir à tomber, parce que je m'arrêterai du dedans, tout en continuant du dehors. Vous, je vois, je comprends à présent, vous vous êtes arrêté, aussi, vous aviez un nom, un élan, une place dans la course, et puis un jour vous vous êtes arrêté. D'un seul coup, je le vois bien, d'un seul coup du talon dans la poussière du chemin. Vous avez laissé l'ambition, l'argent, le rang social, l'idée même de rang social, et vous vous êtes même physiquement arrêté, là, dans cette rue, peut-être ici même, peut-être que vous n'avez pas fait un pas, depuis des années, qui sait. Je ne sais pas.
LE CLOCHARD - Avancez. Vous touchez au but.
MARIE - Moi, extérieurement je continuerai ma route, sur ma lancée, je ne ressentirai pas le besoin de tout arrêter, non, seulement du dedans, je m'arrêterai seulement du dedans. Le reste, sur ma lancée, je continuerai. Par souci de la paix, du confort, par goût du plaisir, par faiblesse, je ne sais pas, ça non plus je ne sais pas, pas bien, pourquoi je continuerai au-dehors et dans les formes, mais je crois qu'il n'y aura pas besoin de cesser d'être étudiante, d'avoir des amis, de se plaire à vivre, je crois que ça n'aura aucun rapport. Je sais seulement qu'au dedans, je tomberai assise, en moi, confortablement assise en moi, à ma place, ma propre place, précisément, ma propre place.

LE CLOCHARD - Nous y voilà.

Il s'arrête. Un temps. Il pourra reprendre ses mouvements, ou ne pas reprendre. Désormais en tout cas, le rythme est continu, probablement, peut-être crescendo. Peut-être Marie devient-elle un chœur, peut-être pas, peu importe, il faut en tout cas qu'elle résonne, crescendo.

MARIE - Je tomberai en moi. Je tomberai debout, en moi, droite et fière, et accomplie. Je m'arrêterai et puis, peut-être, au début, quelques instant ou davantage, je pencherai, moi aussi. Je pencherai parce que lorsque l'on s'arrête, tout devient très compliqué, quelques instants, instable, incertain ; inhabituel. Les autres ne savent pas. Ceux que je connais, ceux que je fréquente, ceux même que j'aime, ils ne savent pas ; ils courent sur le fil. Ils se précipitent, de peur, justement, du précipice, de peur de perdre leur élan, celui qu'ils appellent vital, de peur alors de perdre aussi le faux équilibre qu'il leur donne. Ils ne savent pas et ils se confortent dans leurs certitudes, celle d'être heureux, celle d'être jeunes, celle d'être en pleine santé, apte à la fête. La fête. Le jour comme la nuit. La fête à s'en griser, à s'en brouiller la vue. A n'en jamais regarder où porte leur poids, ou se posent leurs pieds. La fête jusqu'à en tomber pourtant. A en tomber vraiment.

        Moi je tomberai en moi, mais je tomberai debout. Je ne tomberai pas. De fait, je ne tomberai pas. J'ai mal dit. Je ne tomberai pas. Je m'arrêterai. C'est tout autre chose. A leurs yeux je tomberai, mais parce qu'ils voient la vie comme un élan, d'arrière en avant, de passé en futur, jusqu'à la mort. A leurs yeux, je serai loin derrière, loin au-dessous, au-dessous de tout. Elle rit.

        Je ne suis pas claire, pardon. Pourtant en moi, c'est clair. C'est sûr. C'est arrêté, on dit que les idées sont arrêtées, elles aussi.

        Je m'arrêterai en moi, c'est plus juste. Je m'arrêterai debout, en moi, et droite, et fière, et accomplie. Je reprends. Peut-être un peu penchée, parce que les gens sont penchés lorsqu'ils sont vrais, peut-être, ou bien par habitude d'avoir penché vers l'avenir, ou bien simplement parce que j'aime cette idée, moi aussi.

        Je n'irai plus aux fêtes. Je ne courrai plus après les amitiés d'un jour, les amours d'une nuit, les succès d'une heure. Depuis petite j'ai cru qu'il fallait avancer vite, suivre les autres et puis les dépasser d'un peu, de quelques pas, si l'on pouvait, depuis toujours j'essaie, je cours, mais depuis petite, je sais que j'ai perdu d'avance, que tous ont perdu d'avance à ce jeu-là, tôt ou tard, et même toujours. Déjà enfant, ils me disaient fainéante, sans ambition, renfermée, sans vigueur, timide, ils disaient qu'il fallait que je me libère. Déjà enfant, je sentais sourdement, je sentais sans savoir, je sentais peut-être avant même de parler, que je n'aspirais qu'à m'arrêter, bon sang, m'arrêter enfin, comme si j'avais couru depuis toujours, à peine née je crois que j'avais déjà la fatigue d'avoir couru depuis toujours. Déjà enfant, je crois, j'avais senti l'absurdité qu'il y a à se fuir, à s'échapper en avant, s'évader de soi-même et de tout ce qu'il y a de solide, de s'évaporer hors de soi.

        Depuis toujours il faut courir, depuis toujours il faut danser, et nul repos, jamais. Celui qui cesse, celle qui suspend sa danse sans fin, prend sur son dos le poids de tous les regards de ses semblables, regards désapprobateurs, à faire honte, et prend le poids aussi de toute leur honte à eux, leur vergogne de se regarder vraiment. Si je m'arrête, et je m'arrêterai, je devrai supporter d'être le bouc, la puante, la trop humaine pourtant et simplement.

        Celui qui s'arrête, il devient le révélateur de la fausseté des autres. Celui qui méprise la fête, il la gâche, la fête. Il devient la peste noire, l'empêcheur, la gêne incarnée. Les mains le repoussent, les bras couvrent les visages pour ne pas le voir, les têtes se détournent ; il pue, il est laid, il nous ressemble bien trop pour être regardé. Il fait peur. Je veux faire peur. Je veux faire rire de peur.

        Je veux faire peur en m'arrêtant, en disant non. Les remous autour de mon corps et de mon âme, arrêtée là, dans sa vérité, lente, sobre, en pleine construction calme et patiente, au milieu du flot, du torrent, de l'avalanche de ceux qui courent, je les désire, je les veux, je veux que mes remous en fassent tomber certains, les déséquilibrent, les fassent pencher, qu'en me voyant arrêtée là ils se retournent sur eux-mêmes, désorientés, qu'ils se regardent, qu'ils doutent, qu'ils ralentissent. Ils repartiront peut-être en avant. Ils tomberont peut-être avec moi. Je veux ces remous.

        La fête, je m'en moque. Le mouvement, je n'y crois pas. Je veux m'élever. Je veux poser mon corps, mon esprit et toute la masse que j'ai en moi ici, maintenant, au sol, en moi-même, et que toute cette masse s'écrase au sol, et creuse les fondations de ce que je serai, ici même, pour toujours, sans aller plus loin, sans faire un pas de plus. Je veux m'arrêter là et puis m'élever, bâtir en moi, bâtir plus haut chaque jour, lentement, patiemment. Rien d'autre que bâtir. Plus jamais courir.

        La fête et la gloire, je m'en moque, et puis vous avez raison. Votre compagne, je ne sais pas, je ne crois pas, je ne serai pas votre compagne parce que... vous comprenez. Mais je serai enfin votre semblable. De la même espèce, disons. Même si, je crois, je ne resterai pas là, ici, par terre, dans la rue, la bouteille à la main. J'avancerai encore, en surface. Dans ce qu'on appelle les faits. J'aurai l'air d'avancer. Mais au-dedans, je m'arrête.

        Maintenant.

        Penchée, un peu.

LE CLOCHARD - Qui vous dit que je reste là, ici, par terre, la bouteille à la main ?
MARIE - Je vous vois.
LE CLOCHARD - Qui vous dit que vous me voyez, jeune fille ?
MARIE - Je vous vois. Vous êtes là.
LE CLOCHARD - Vous n'avez pas encore tout compris. Mais vous avez tout le temps désormais. Au fait, j'avais à vous dire : votre amie, celle à qui vous parliez, et puis votre ami, celui à qui vous parliez, ils sont passés. Lui conscient, elle non. Il l'a embrassée.
MARIE - Je sais.
LE CLOCHARD - Vous saviez ?
MARIE - Je ne suis pas aveugle.


Un temps. Ils se sourient, comme s'ils se reconnaissaient.
L'Air des paroles gelées reprend, crescendo. Peut-être qu'ils dansent comme au début, tous les deux, ou peut-être qu'ils se sourient simplement, et rient face à face. Peu importe.



Puis noir.