Repeindre son crâne de l'intérieur

Le 10/04/2012
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par Anton Karmazoe
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Thèmes / Saint-Con / 2012
Attention, on tiens là un challenger sérieux de ce cru 2012; dès le premier paragraphe, on sent tout de suite que ça va chauffer sévère. Les personnages sont pathétiques à souhait, le décor est grisâtre, on pourrait s'attendre logiquement à un texte tout à fait sombre; rien de tout cela : l'écriture est classieuse et un humour assez fin fait surface tout du long. Efficace.
"All work and no play makes Jack a dull boy."
1



Je vous arracherai à votre intelligence. Qu'on se le dise. Avec ma voix j'allume des feux au coin des rues, harangue la foule, et des troupeaux entiers d'hommes en peine viennent consumer leur langue sous mes semelles, chantant dans les derniers soupirs de leur cervelle le plus beau chant du monde : un chant d'adieu. L'adieu, lucide et calme, au monde qui les avait vu naître, adultes déjà, plantés dans la raison comme l'épée dans le rocher ; et de ma main je les retire, craquant leurs os, je leur parle à l'oreille, je les lève vers le ciel. J'allume des feux au coin des rues ; car l'homme est fait de soufre et quand il craque, il flambe.

A maintes reprises sous le coup de la faim, de la femme ou du sommeil enfui, j'ai brûlé comme feu de paille. De tous, l'incendie d'homme est le moins spectaculaire. D'ailleurs peu le remarquent. Mais quand la bouche, forcée par une poutre trop vite calcinée et qui s'écroule, s'ouvre soudain à la volée, cinquante harpons incandescents jaillissent et agrippent à la gorge quiconque est assez fou pour côtoyer pareil brasier. Alors on y jette un regard, comme ça au passage en gardant sa distance, un regard aérien. « C'est pas sérieux », dit-on, « garder chez nous pareil malade. » Et les mots s'arrêtent là, on détourne les yeux, on s'écarte.

« La vie de bureau », qu'ils appellent ça. Comment connaissent-ils jusqu'à l'existence du mot vie... Assis sur mon fauteuil en plastique mou je crame lentement de l'intérieur, plongé dans une léthargie brutale. J'ai en moi la violence inouïe des silencieux. « Va te faire voir, Merdaillon, va te faire voir ! » J’ai comme la pressante envie d’ouvrir la vitre et de tirer à vue. Comme des lapins, ces gueules de tueurs ! Comme des lapines toutes ces dames distinguées ! Et ptou et ptou et ptou. Des coups soudains de sarbacane-effaceur par la fenêtre du vingtième étage. Antonin Merdaillon, c’est moi ! Le loser-type, le perdant exemplaire, le parangon de la merde, l'archépauvretype ! Et je vais me faire voir. Chaque jour je vais me faire voir et j’y ai pris goût ! La routine est une chansonnette apaisante ; à force de toujours tout faire pareil on ne se fatigue plus, on s’endort. Avec le sourire, et de la bave sur l’avant-bras qui nous sert d’oreiller. À force de tout faire pareil on a du temps pour rêver ! Moi par exemple je vais me faire voir de 8 à 18 heures et je tire sur la foule, c’est moi Lee Harvey Oswald, la rue est un carnage et j’y répands ma tête en gadoue de rêves ! Des tartines ! Des tartines de rêves sur les murs et les murs s’effritent comme sous l’action d’un puissant acide !

Derrière poussent des forêts d'arbres gris et géants, peuplés de musaraignes redoutables, grouillant en meutes sournoises parmi les veines et les feuilles mortes, tapies dans l'ombre ; elles glissent entre les plinthes, elles sont partout autour de moi, me parlent à l'oreille ; elles m'insufflent la vie, elles m'insufflent la peste. Et de mes mains battant en rythme autour de moi j'en parsème les couloirs, et j'embrasse chaque passant, je le caresse et je le mords, et escorté d'une armée de rongeurs je me construis un empire d'os où les chansons des arbres ne sont pas mortes.

Un coup de fil vite expédié m'a tiré de ma rêverie. Un type de l'agence américaine « The consumer » qui voulait des informations sur notre entreprise. En raccrochant j'ai senti dans ma bouche ma langue carbonisée comme après un cunnilingus avec le diable. « Consumer ». Drôle cette homonymie avec notre verbe français. Et à présent, quoi faire ? Enfuis les rêves, je suis bel et bien éveillé. Du sommeil... « Du sommeil ! Mon royaume pour du sommeil ! » Mon royaume trois fois rien, un travail de trieur de daube derrière une table trop carrée, un costume, une piaule. Quelques objets sur l'étagère. Des bouquins. Céline, Fante, Lautréamont. Je me laisse pousser les ongles, les enfonçant pendant mes heures d'ennui dans la chair meuble du bureau, rassemblant les copeaux en vue d'un hypothétique brasier.

Le directeur entre. Un grand homme brun, cynocéphale, avec tant de muscles sur le dos qu'il en paraît bossu. De sa main droite pendouille une bête feuille imprimée en petits caractères, qu'il vient lâcher sans mot dire au bord de mon sous-main. De sa main gauche il tient un gros sac boudin rouge qu'il dépose sur le sol, à un mètre de ma chaise. La porte claquée, je porte mon regard sur l'en-tête du papier. « Destinataire : Antonin Merdaillon, employé de classe inférieure, 11e échelon ». 11e échelon. Sois-en fier Merdaillon, sois-en fier ! Tous les petits soldats des bureaux l'atteignent un jour. Quand ils sont vieux. Tu es vieux, Merdaillon. Sois-en fier. Et va te faire voir. « Objet : Inspection packaging du kit de spéléologie Explorer 3000 ».

Je n'ai jamais trop su à quoi sert notre entreprise. J'obéis à des ordres, tape des mots sur des claviers, envoie des lettres salement formelles. J'en ouvre de semblables, sans vraiment les lire. En vérité je crois que nous n'avons jamais servi à rien. Mais en ouvrant le colis, je me dis qu'assurément, nous accompagnons une descente générale vers le sous-sol.



                                                                                    2



Au zip de l'ouverture apparaissent comme un trésor sauvé des eaux une fine corde tressée - si solide qu'en y mordant comme un pirate mord la lame de son sabre, je manque y laisser mes molaires -, un casque en plastique jaune et ses genouillères assorties, chacun pourvu d'une petite ampoule, une énorme lampe-torche dont une extrémité fait office de piolet, et là, planqué sous cette couverture d'aluminium, … « dynamite ».

Comme dans ces scènes de Tex Avery au cours desquelles, tandis que le personnage principal en allume la mèche pour éclater la face de son rival, une voix off d'une neutralité surnaturelle nous lit le nom des explosifs écrit sur la caisse, le mot résonne dans ma tête avec calme et clarté. « Dynamite ». La saveur de l'enfance, le goût d'une certaine violence enfoncée jusqu'au fond du ventre, coincée derrière un amas de nerfs morts barrant la route. « Dynamite ». Ce mot qui m'ouvre les portes du ciel ; des faisceaux de lumière inondent mon bureau comme si Dieu en personne allait venir tailler le bout de gras.

On a frappé. Ce n'est pas Dieu, c'est Duval, le type du bureau d'à côté, qui vient pour glander sous mes yeux. Il croit que ça me fait plaisir. Ce type est adipeux et niais. Un jour j'en parlerai au DRH, de toutes ces pauses non notifiées. Un jour peut-être. Je sais bien que je ne le ferai pas. « Je te balancerai, un jour, Duval, je te jure. » Le type se met à faire les cent pas en rigolant le long de ma fenêtre.
« T'as une belle vue.
- Tu vas finir par mieux la connaître que celle qu'on voit depuis ton bureau.
- Mais non, je reste que deux minutes, ment-il comme il respire. Je t'ai apporté une sucette. » Le gars sourit, content, comme un môme qui aurait dévalisé le présentoir à Chupa Chups d'une boulangerie. Il me tend une espèce de machin vert fluo, empalé sur un petit bâton de plastique blanc.
« Suce.
- Non.
- Bon, tant pis pour toi. C'était à la pomme. » Et il remballe son fourbi. Les cent pas à nouveau, j'en attrape le tournis. Fermer les yeux, encore. Pas dur de m'échapper. J'ai peint mon crâne de l'intérieur et j'en fais mon refuge, les parois sont ornées de mammouths et ma torche enflammée projette un jaune flottant sur un groupe de chasseurs en rut ; à droite derrière une saillie osseuse des pin-ups au bustier déchiré fuient au-devant d'une meute de loups pantelants et laids, grimpant aux branches d'un séquoia pour y trouver refuge, lorgnant le ciel et lui montrant leurs seins, blasphémant et priant d'un même geste, un geste tourné vers le soleil.

« Meunier, tu dors ! hurle le grassouillet.
- Fous le camp, Duval, j'ai à faire. »
Le mec me regarde un instant, l’œil humide, mendiant, affaissé dans ses cernes, un œil de cocker faux-cul, le genre à se couvrir de boue pour la joie de sentir les porcs venir se frotter contre lui. Puis le sourcil à son tour descend, s'en va rejoindre l’œil plus bas dans le visage, se colle à lui, le serre, il devient un étau et les veinules, pressées parmi les cernes, ressortent, rougies, crispées, emplies de molle colère. « Va te faire voir, Merdaillon ».
Le type tourne les talons, fait quelques pas, s'arrête, tousse et vrombit, refait deux pas, ouvre la porte et se barre en coup de vent. L'huis claque avec fracas et je me précipite, crâne enfiévré, de droite à gauche dans mon bureau, prenant mes clés sur la table en désordre, les posant sur une chaise, chopant mon sac, ouvrant un tiroir, le fermant, cherchant mes clés, ouvrant le placard avec bruit, m'énervant, m'emmêlant les chevilles, trébuchant, m'essoufflant, trouvant les clés sur un siège, me demandant ce qu'elles font là, m'arnachant le sac rouge boudiné en bandoulière, m'élançant par la porte.


Dans le couloir près des plantes vertes trois gugusses à face lisse, rasés comme des murs, suçant des menthes, souriants et mornes.
« Où tu cours, Merdaillon ? (Le gars décomplexé lâche un rot sonore par-dessus sa cravate.)
- Fous-moi la paix, Besnard, j'ai une mission, t'auras pas le temps de me sucer aujourd'hui. Dis à ta femme que j'irai m'occuper de son petit cul un autre jour. »
Besnard suffoque comme s'il avait reçu un coup dans les parties. Sa virilité se congestionne, rougit, s'énerve ; il retrousse ses manches, serre les poings. Les deux petits singes derrière son dos rigolent et leurs dents se déploient, éclaboussant de jaunes et de baves arabesques le tour oblique de leurs orifices buccaux. Leurs faces simiesques ont la couleur jaunie et noire des fresques de Jérôme Bosch, et la jungle des plantes qui enflent dans leur dos confère à la scène l'ambiance saumâtre et glauque qu'on associe souvent à la guerre du Vietnam.

Mon sac de spéléo jeté ouvert sur la moquette, d'un seul mouvement j'en sors la lampe-piolet et je me tiens, ainsi armé et menaçant, genoux fléchis face au gorille. Torve et coiffé, l’œil sombre, adossé à la machine à café, Besnard brandit ses poings forts. L'affrontement ne pourra plus être évité.

Après trois petits sauts sur place pour s'échauffer, le grand singe ouvre les hostilités. Son direct du droit me passe au-dessus du crâne. Flatté qu'il m'ait cru plus grand que je ne le suis, chopant ses hanches d'une main je bondis derrière lui ; et ayant défoncé la paroi de la machine à coups de piolet j'envoie mon collègue valser groggy à l'intérieur. D'un doigt j'enfonce le bouton « expresso » et le sac sur l'épaule je me taille en vitesse, sans un regard pour le pauvre homme assis sans connaissance, un gobelet sur le crâne, le visage ruisselant de fumée brune.



                                                                                 3



Il pleut depuis une heure. Il a fallu que mes souvenirs me guident à travers des rues et des rues de façades opulentes, parcourues en tout sens de ploutocrates emmerdés par la bruine. Je marche et suis la piste ancienne de ma mémoire, remâchant ma rancœur contre ce contrôleur qui m'a jeté du marche-pied. « Ouvre ton sac, mon gars. - Non, merci, ça ira. - Ouvre ton sac ! » Le coup de piolet était-il mérité ? Aujourd'hui est un jour de liesse : les cons sont envoyés sous terre. Dieu m'est venu sous la forme d'un sac boudin rouge. Et vous verrez ma gueule dans vos journaux. Alléluia.

Une sirène de police résonne au loin dans le quartier. La pluie redouble de puissance. Voilà, le coin de la rue. Le trottoir. La maison. La grande maison bourgeoise avec sa porte à interphone. Derrière cette porte, un corridor. Au fond, un jardin de ville où des chats se prélassent, une table en fer, un barbecue. C'est là. Dans ce jardin. C'est là qu'il y a deux ans, dans SON jardin, chez LUI, ce connard de patron nous a remis notre petit diplôme, à Duval et à moi. « 11e échelon, 30 ans de bons et loyaux services. Diplôme décerné à monsieur Antonin Merdaillon ». Va te faire voir, Merdaillon. On t'emmerde, Merdaillon. Qu'ils disent dans les couloirs, baissant à peine la voix. Ils croyaient vraiment que j'allais l'encadrer. Infantilisation. Je m'étais torché avec ce papier, l'avais jeté aux chiens. L'odeur fécale leur avait plu.

Il pleut toujours, il pleut de plus en plus. La dynamite a une sale tête. Artisanale ? « made in China ». OK. J'allume la mèche, la mèche s'éteint. Je la rallume, tente de lancer le bâton contre la porte mais il me glisse entre les doigts. Ce truc commence à m'emmerder sérieusement. Je le ramasse, jette un œil à cette foutue mèche. Il pleut. Elle est éteinte. Une autre allumette. D'abord poser le bâton à mes pieds. Voilà. Où ai-je rangé ma bBBAAAM !!!

Va te faire voir, Merdaillon. On t'emmerde, Merdaillon. Le loser-type, le perdant exemplaire, le parangon de la merde, l'archépauvretype. Haha, quel con. Je me fais bien marrer. Et parmi les sirènes de pompiers de police d'ambulances, au milieu de tout ce fatras de clochettes qui résonne au loin dans mon ataraxie, j'aperçois du coin de l’œil l'os dénudé de mon genou sous la pluie, avec, plus loin, à l'autre bout du trottoir, un morceau de pied qui crame. Je ris un peu, mais bien vite je me rends compte que je n'ai plus de lèvres ; je me contente de plisser les yeux. Les flammes s'en vont danser lascives sous mes paupières. Le rideau est tombé sur mes yeux hilares. Je vous l'ai dit. L'homme est fait de soufre et quand il craque, il flambe.