L'Autre

Le 13/04/2012
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par Carc
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Thèmes / Saint-Con / 2012
Texte rageur et sombre de la part de Carc, toujours efficace dans ce genre de production, un peu à l'image de son texte de l'année dernière. Il propose ici un morceau presque "d'anti-Saint-Con", se mettant à la place de la victime; si le côté festif de la Saint-Con n'est pas de mise, il faut tout de même se pencher sur ce texte pour ce qu'il est, soit un bon gros condensé de haine, à prendre comme tel, donc.
Salut.
Tu dois te demander ce que tu fais là. Et tu dois te demander pourquoi tu es attaché á une chaise. Aussi, si tu le veux bien, je vais planter le décor. C’est ce qu’on fait quand on est dans ma position. On plante le décor.

Tu es l’autre, et je suis moi. Tu le savais peut-être déjà, mais tu vas voir, c’est important pour la suite. Tu es donc l’autre, celui qui regarde, celui qui sourit, celui qui pleure. Tu es en fait une métaphore pour toute personne humaine qui n’est pas identique à moi-même. Tu n’as, de ce fait, pas de corps, pas de pensée propre, pas d’histoire et pas de personnalité. Tu n’es qu’une masse globuleuse de paires d’yeux, de bras, de mains, de jambes, de paroles et de regards. Tu tires ton existence du fait que je suis moi. Et que moi, j’existe non seulement pour moi-même, mais aussi aux yeux du monde, exposé et soumis au regard d’autrui. De toi, en somme. Et ce soir, l’un de nous va mourir pour ce regard.

Tu n’as pas peur. Tu n’as pas peur, parce que tu n’as ni sentiments, ni caractère. Les seules choses que tu possèdes, ce sont tes regards, tes paroles et ton voyeurisme maladif. C’est même en quelque sorte ces regards, ces paroles et ce voyeurisme maladif qui font que nous sommes réunis ici. Si tu veux, je peux te raconter le début de l’histoire qui nous accueille. Tu vas te contenter de me regarder, et moi, pendant ce temps, je vais te raconter pourquoi nous sommes ici. Ne t’en fais pas, cela ne prendra pas beaucoup de temps.

Mon premier contact réel avec toi a été en maternelle. Mes parents, ils ont appelé ça « socialisation », et ont décrété sans mon accord que c’était une phase importante de mon développement. Aussi, ils m’ont laissé tout seul dans une classe, entouré d’autres mômes. Moi je m’en foutais, d’être entouré de mômes dont le passe-temps favori était de détremper leur culotte et de crier. Peut-être même que j’étais pareil. Cependant, un jour j’ai pris conscience de ta présence, et de ton impact : j’ai remarqué que tu m’étais plus bienveillant si j’exécutais chaque jour de nouvelles cabrioles pour t’amuser. Ta présence, certes, était encore peu palpable, et je ne ressentais pas de besoin pressant d’exécuter tes souhaits.

Tu devins plus important à l’adolescence. Tu sais ce que c’est, on est tous passé par là : faire le coq pour niquer, pour se faire des amis ou tout simplement se savoir différent, se fondre dans la masse pour ne pas susciter les méchancetés, se fendre soi-même en mesquineries diverses et variées pour éviter d’être la cible, chercher à être plus fort. Chercher à être plus fort que toi surtout, le paradoxe étant que plus je devenais fort à tes yeux, plus j’avais besoin de ton regard et de ton approbation. Le rapport de force que nous avions commencé à entretenir se muait en prison au fil des ans, et ta soumission à ma personne me forçait, sous peine de voir s’effondrer le château de cartes social que j’avais bâti, à me surpasser en cabrioles tout en me faisant invisible le reste du temps : Tu me voulais acerbe, acide et amer pour m’admirer, et je te voulais admiratif. A aucun moment, la compréhension, ou même une connaissance un peu moins vague de l’autre, ne joua un rôle, et plus le temps passait, plus notre rapport fit de nous l’admirant et l’admiré, le mal-aimant et le mal-aimé, le consensuel et le subversif, le subversif et le consensuel, bref, une relation binaire mettant en scène deux coquilles vides ne se considérant l’un l’autre qu’en objet destiné à un loisir pervers.

Et puis un jour, cela ne me suffisait plus. Tout d’un coup, le rapport binaire qui nous avait structurés s’effrita, et tomba en lambeaux. Le château s’écroula, et bientôt le sol fut parsemé de cartes à jouer. Et nous, nous nous regardions sans nous comprendre. L’humain qui s’était caché derrière l’objet tenta une percée, et, à chaque nouvel assaut, alla s’empaler sur les remparts qu’il avait lui-même contribué à bâtir. Tu étais (et tu es resté depuis) invariablement l’autre, et j’étais (et je suis resté depuis) invariablement moi, et entre les deux aucun rapport n’est possible hors du cadre que nous avions défini. Or, tu ne m’admirais plus, et ne voulais plus de moi, et ton regard s’était recouvert de glace.

Oh, comme j’étais triste ! Pendant longtemps j’ai voulu t’interpeler, te crier mon existence, ma souffrance, mon désarroi. Le problème, c’était que tu ne me regardais et ne m’écoutais déjà plus, et que nous nous éloignions de plus en plus. Ma supposée proximité s’était avérée trompeuse, et rien n’y faisait : j’étais désormais seul.

Et c’est, comme d’habitude, au plus profond que j’ai trouvé le moyen de garder encore un rapport de force, et d’encore t’interpeler : quand plus rien n’existe, il n’y a plus que la peur et l’horreur qui peuvent encore trouver une place. Tu le devines, je suis presque à la fin de mon exposé. Laisse-moi encore expliquer ce qu’est mon but, et je te délivrerai de mes palabres.

Tu vois, pour te satisfaire je vais me foutre en l’air, et tu seras aux premières loges. Tu verras tout d’abord mes cheveux s’enflammer. Peut-être même que tu auras l’impression que cela se passe au ralenti. Tu verras mes vêtements fondre et s’attacher à ma chair. Puis, ma chair elle-même fondra, se recroquevillera d’abord en petits bouts carbonisés avant de finir par tomber entièrement en lambeaux. Tout du long, je crierai. Je crierai, me roulerai par terre, et j’aurais mal. Vers le milieu, l’instinct de survie tentera de me sortir du pétrin, et je te supplierai de m’aider, d’éteindre ce feu qui me brûlera. Oh, je me roulerai en boule, je tenterai de sortir d’ici - inutile d’espérer : j’ai jeté la clef par la fenêtre, et la porte est solide - et tout du long, je te supplierai. Mais tu ne pourras rien faire. La corde qui te retient est ignifugée, et solide, et tu ne peux strictement pas bouger d’où tu es. Après des minutes dont tu diras un jour qu’elles t’avaient semblées excessivement longues, ma structure musculaire elle-même se joindra à ma mise en scène, et se contractera de sorte que, quand tout sera fini, je serais prostré devant toi dans une position absurde évoquant la prière. Et tu seras là, sur cette chaise, aux premières loges, et te repaîtras du sacrifice le plus total et le plus absurde que je pouvais te faire : ma vie, ma chair, mes cendres.

Tu ne comprends pas ? Faisons simple : la seule façon d’encore exercer du pouvoir sur toi, finalement, une fois que toute bribe de jeu, de rôle et de regard s’est cassée la gueule, c’est de toucher l’humain que tu as été avant de devenir cette chose répugnante. Rien n’y fera, pas la haine, pas la violence, pas même les mots que je pourrais te dédier. Rien n’y fera, si ce n’est la mauvaise conscience. En utilisant mon propre corps, en le détruisant de façon à ce qu’il n’en reste rien, je serais toujours à tes côtés, toujours dans ton regard, et toujours en position de force. Je viendrais te rendre visite dans les yeux des inconnus, je hanterais tes lieux habituels, tes goûts musicaux, jusqu’à tes habitudes elles-mêmes. Tu auras beau te dire que ce n’était pas de ta faute, tu auras beau te dire que tu avais tout essayé, que tu ne pouvais rien faire de plus, et que, finalement, c’était ma décision - ta conscience, elle, ne te fichera plus, plus jamais, la paix. Tu auras tout ce que j’ai essayé d’être sur la conscience. Pire encore : Tu auras activement contribué à ma disparition, tu m’y auras poussé, et à aucun moment tu ne m’auras tendu la main en ne me laissant d’autre possibilité de compter à tes yeux.

Puisses-tu prendre du plaisir au spectacle que je t’ai imaginé. Puissent mes cris se faire musique à tes yeux. Puisses-tu regarder avec passion l’allumette quitter ma main et embraser la flaque d’essence qui s’est formée à mes pieds. Mon histoire est finie, ta souffrance ne fait que commencer.

Lacrimósa dies illa,
qua resúrget ex favílla
judicándus homo reus.