Bitengranit I - Blanquettestein de Vaux

Le 13/10/2012
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par Dourak Smerdiakov, Hag, Zone Forum
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Rubriques / Bitengranit, ou l'Invasion des femmes en bois
Après un court prologue en guise d'apéritif, voici qu'entre en scène sous vos yeux ébahis le professeur Blanquettestein de Vaux. Écrite en alexandrins, cette mise en place de l'histoire alterne grandiloquence romantique et humour débile. C'est Faust, Prométhée châtelain, et Leonard-est-un-génie, tout en un. Si c'est réussi, ça, on ne sait pas.
Les murailles de pierre et les tuiles d'ardoise
Et le bois vermoulu des vieilles entretoises
S'agitaient sous l'orage et ployaient sous l'assaut
Que livrait la tempête aux restes du château.
La foudre martelait le vieux paratonnerre
Avec l'obstination d'un autiste en colère
Et le vaste fracas de ce bombardement
Sur la vallée, en bas, déferlait, rugissant.
Mais l'antique demeure et son propriétaire
S'accommodaient fort bien de ces vieux adversaires :
Vissée ou cramponnée à son piton rocheux,
La bâtisse tiendrait encore un siècle ou deux.
Ils redoutaient, hélas, une poliorcétique
Beaucoup moins militaire et plus économique
Et subissaient le siège implacable et banal
De la gent créancière et des huissiers fatals.

Dernier de sa lignée et premier de sa classe,
Blanquettestein de Vaux terminait mal sa race.
Troyens, mérovingiens, vaguement capétiens,
Ses ancêtres fameux, bon soldats, bons chrétiens,
S'étaient couverts de gloire à toutes les croisades,
Toutes les canonnades et les mitraillades ;
Ils avaient engendré jadis de nombreux saints,
Certes moult avocats, et quelques médecins...
Mais jamais, non, jamais, dans cette descendance,
Leur sang n'avait connu pareille décadence.
Car l'homme au regard vide et au chef dégarni,
Maigre spectre vouté, noueux et décati,
Trimbalant en blouse blanche sa haute taille,
Plutôt que de briller sur les champs de bataille,
De gagner des procès, d'emporter des marchés,
Errait dans les couloirs des universités
Quémandant des budgets, corrigeant des mémoires
Et chapardant parfois dans les laboratoires.
On l'appelait, c'est vrai, professeur et savant ;
On le montrait du doigt, on se moquait souvent
De ses emportements soudains, de ses lubies,
Et l'on traitait ses thèses de fumisteries.
Des confrères pourtant gardaient le souvenir
D'un étudiant promis à un bel avenir,
Et croyaient voir passer l'éclair rare et fantasque
Du génie avançant caché dessous un masque
Dans le flux démentiel de ses propositions.
Aujourd'hui, ces confrères n'étaient pas légion.
Premier de promotion naguère, il n'avait plus
Que la réputation d'avoir l'esprit perdu.
On fuyait ses humeurs, ses colères subites ;
Il ne recevait plus au château de visites
Que celles de vautours portant titre d'huissiers
Et autres charognards agents immobiliers.
Car l'homme s'endettait, poursuivant dans ses caves,
Seul et mal équipé mais libre et sans entraves,
Sans lourd conseil d'éthique, sans grand débat moral,
Ses recherches cinglées et son grand idéal :
Démontrer que la vie et que la conscience
C'est de la mécanique et que notre science
Peut nous faire démiurges à l'égal de Dieu,
Voire que l'on pourrait, après tout, faire mieux.

Close et sale, son antre était à son image,
Sinistre, renfermée, et manquant d'éclairage.
Il y trainait un chat noir, gras et pétochard,
Que poursuivaient des rats coursés par des cafards,
Et ce pullulement qu'on devinait dans l'ombre
Naissait, se dévorait, mourrait dans les coins sombres,
Et renaissait encore, abject et frémissant,
Et mourrait à nouveau, absurde et putrescent,
Mais le plus souvent digéré. - Il est, ce monde,
Trop organique, au fond, pour n'être point immonde.
Et ce laboratoire, si c'en était un,
De remugles puissants et de louches parfums
S'emplissait ; des relents de souffre plus qu'infâmes
Remontaient, soulevant l'estomac moins que l'âme.
Épars en des amas d'artefacts poussiéreux
Et de babioles mortes, de déchets pierreux,
Dérivaient des carnets, des feuillets solitaires,
Jaunis, froissés, vomis par un vieux secrétaire
Et tout cela noirci, gribouillé, raturé
Par la main du génie avec fébrilité.

Pour l'heure, il radotait, affalé sur sa chaise
Comme un vieux qui décline et qui sucre les fraises,
Ruminant ses échecs et ses humiliations,
Ses regrets, ses rancoeurs, sa vie de frustrations.

« Biologie, hélas ! navrante médecine,
Et toi, psychanalyse aussi, qui vaticines !
Je vous ai étudiées jusques dans vos tréfonds
Et j'ai cru trop souvent y perdre la raison.
Organe vestigial, impasse évolutive,
Retour du refoulé, ou espèce invasive...
La nature est un temple à la stupidité
Dont il faut s'affranchir avec lucidité. »

Et les rats se taisaient, tremblotants et perplexes,
Mais semblaient méditer ces paroles complexes.

« J'ai trop perdu mon temps dans cette soupe-là,
Dans ce clapotement, dans cette tombola,
Ces recompositions de chimie organique.
Ce soir, enfin, je passe au minéralogique !
Ils m'ont pris pour un fou, ces ignares bornés
Par l'horizon restreint de leur médiocrité,
Leurs rêves carriéristes et leur conformisme.
Ce soir, je les renvoie à leur obscurantisme ! »

L'homme galvanisé se redressa d'un bond
Et marcha résolu vers la pièce du fond.
On eût dit l'atelier d'un sculpteur malhabile.
L'imposant corps de pierre exécuté sans style
Reposait sur la table. Il était plutôt moche
Et semblait s'accrocher à sa gangue de roche.
Il saisit son marteau, empoigna son burin
Et se mit à cogner dessus comme un bourrin.

Toute la nuit gronda, pour répondre au carnage
Du dedans, le tumulte au dehors de l'orage.
Mais le voleur de feu redoublait ses efforts
Chaque fois que l'éclair semblait frapper plus fort.
Vers deux heures, ce fut presque apocalyptique :
La foudre concentra son ire électronique
Sur le château, une aile entière s'abattit,
Mais un cri s'éleva, victorieux : « Il vit ! »

Devant sa création, ce grand homme de pierre
Sans glandes lacrymales ni moelle épinière
Qui grimaçait pourtant son drame existentiel,
Le professeur levait ses poings rageurs au ciel.