Père Noel, métempsychose et crachats

Le 30/11/2012
-
par CTRL X
-
Thèmes / Polémique / Société
Voici un premier texte d'un nouvel auteur en adéquation avec le ton du site. On sera donc heureux d'accueillir CTRL X, et surtout son texte, fresque sociale à l'humour amer et tragique dont le narrateur vient s'inscrire dans une longue tradition de héros humanistes et pédagogues, triangularisable quelque part entre le Settembrini de Thomas Mann, le misanthrope de Molière, et le Terminator de James Cameron.
glop, glop.
« Père Noel, comment ça va ?

Est-ce que tu existes vraiment ? Yves dit que tu existes même pas, que c’est les parents. Je voudrais quand même une X-box, avec Kinect et Spyro’s adventures, si tu l’as. Est-ce que tu voles ? Comment ça se passe ? Les rennes, ils vont bien ? Combien ils sont, en fait ? J’ai été sage, surtout à la fin, sauf quand j’ai craché sur Matéo, mais il avait craché aussi, en premier en plus. De toute façon, j’ai pris une fessée, donc bien puni déjà ! Peux-tu faire revivre Moustache, qui est mort à cause d’une voiture qui l’a roulé dessus sans faire exprès ? Peux-tu le faire revivre en marron, cette fois ? Je te fais mille baisers. Prends soin de toi, petit papa noël, si tu existes bien sur… Joan, cinq ans et trois mois. Et demi. »


Une lettre délicate à traiter. Beaucoup de questionnements, d’ordre métaphysique et pratique. Joan rencontre visiblement des difficultés à adhérer au mythe. Ma mission, en temps qu’employé intérimaire au sein de la plateforme nationale de traitement du courrier magique destiné au Père Noel, consiste à réconforter l’enfant dans un vocabulaire simple, en personnalisant au maximum ma réponse. Cinq cent caractères d’imprimerie maximum, espaces compris. Chaque employé traite environ cent cinquante courriers par jour. Nous sommes payés au Smic, et vivons dans la crainte perpétuelle d’un envoi piégé, comme une enveloppe contaminée au bacille de charbon par exemple, ou la correspondance d’un enfant autiste qui aurait affranchi sa dernière chiasse à notre attention. On ne sait pas.

« Mon cher Joan, ta lettre m’a fait très plaisir. Elle m’a réchauffé le cœur. Il fait un temps dégueulasse par ici. »

Je ne suis pas l’employé du mois. Mon objectif professionnel est assez basique: payer ma taxe d’habitation. On nous a fourni une sorte d’argumentaire, un modèle type, dont je me suis servi pour confectionner un poulpe en origami, dès le troisième jour. Nous sommes supposés utiliser des phrases toutes faites, par exemple : « Comme je suis heureux de te lire [prénom de l’enfant], je ferai de mon mieux pour t’apporter tout ce que tu m’as commandé, mais ma hotte n’est pas si grande, tu sais, et il y a beaucoup d’autres enfants sur la Terre, ho ho ho ! ». Cette dernière onomatopée est censée faire échos au rire débonnaire du Père Noel. Je le sais parce que j’ai posé la question à mon responsable, une larve pathétique, soit-dit en passant. Bref, cette phrase type est une autre manière de dire que tes parents sont des travailleurs pauvres, [prénom de l’enfant], et que tu ne pourras t’offrir l’intégralité du catalogue de la Redoute que dans trente-cinq ans, si tu te débrouilles bien avec tes études de commerce, et à condition que tu ne claques pas toute ta paye en putes et cigarettes. Je m’abstiens de le préciser dans mon courrier, toutefois, par respect de l’enfance dans sa globalité.

« Tu te demandes si j’existe vraiment et je t’en félicite. Il ne faut pas croire tout et n’importe quoi, Joan. C’est important de développer son libre arbitre, à plus forte raison dans cette société où on cherche systématiquement à nous manipuler, crois-moi. Yves semble penser que ce sont tes parents qui achètent les cadeaux dans des grandes surfaces, malgré la crise, pendant ton cour de judo par exemple. Ce n’est pas idiot. Je ne dis pas que c’est vrai mais ça expliquerait quand même beaucoup de choses. Pourquoi est-il aussi difficile de trouver une place de parking chez Carrefour au mois de Décembre, par exemple. Je pense tout haut, n’en tire aucune conclusion hâtive, cher prénom de l’enfant… »

Il ne faut surtout pas prendre les mômes pour des demeurés monocellulaires consanguins de souche. Parmi eux, une majorité a aujourd’hui accès à Internet. Quatre-vingt cinq pour cent des 13/15 ans se connecte au moins trois fois par semaine sur You Porn, c’est une statistique officielle et une vérité qui ne dérange personne. Comment les motiver à fréquenter le catéchisme, dans de telles conditions ? On voit bien qu’il existe un lourd décalage entre le mythe et la technologie de l’information. Ma tâche, néanmoins, consiste à vendre du rêve. J’ai promis sur mon contrat de travail.

« J’existe, Joan. Je ne fais que ça. La preuve, c’est que je prends le temps de répondre à ta gentille lettre. Qui pourrait le faire sinon le vrai Papa Noel ? Qui ? … Un trentenaire raté, avec une licence en art moderne, qui chercherait à gagner un peu d’argent pour passer l’hiver, au sein d’une filiale sordide de la Poste, sans ticket restaurant et victime d’une machine à café hors service ? Soyons sérieux. J’existe, donc je suis. Yves est un fripon. Il veut pourrir ton enfance, car il est jaloux. J’imagine que c’est ton grand frère et qu’il écoute du rap US en se croyant malin. Je le vois d’ici, ce préadolescent détestable. Car je vois tout, au fait. Bref, tu me demandes si je vole. C’est encore une bonne question. Tu as dans la tête cette image de traineau décoré avec beaucoup de mauvais gout, traversant les nuages, laissant derrière lui une trainée multicolore non polluante. Mais comment fait-il, ô foutre de Dieu, te demandes-tu avec candeur. Une nouvelle fois, je salue ton esprit cartésien. J’espère sincèrement que votre génération de geeks monstrueux, dopés à l’information en temps réel, se fera moins enculer que la notre, aveuglée par des chanteurs de rock alternatif suicidaires ; qui ne nous auront légué que l’envie de trouer nos jeans et de nous tailler les veines. Je vole si je veux, car telle est ma volonté. C’est comme ça depuis que je suis né. Je suis l’élu. Je te conseille de regarder des films comme Matrix, ou Piège de cristal afin de mieux comprendre ce dernier point. Quand je monte sur mon traineau en carton, je me dis « Tout cela n’existe pas. Je suis la matrice. J’ai des millions de chieurs à livrer et il est hors de question que je m’y rende à pieds. Maintenant, décolle, saloperie de calèche ». Voilà comment je m’y prends. Bien vérifier les bougies d’allumage, aussi. Tu vois que c’est assez simple finalement. Si tu crois aux Pokemons, tu peux largement croire en moi, Joan. »

Nous sommes une vingtaine d’employés à bosser ici, de mi-novembre à noël, dans une ambiance agrafeuse, coupe-papier, sandwich au thon. A côté de moi officie une intermittente du spectacle, actrice en devenir, un peu salope. Ses chiffres sont excellents. Elle est très appliquée. Son poste de travail est impeccable, avec bouteille d’eau minérale et tampons hygiéniques apparents. Je me la ferais bien. Je ne me souviens plus exactement son prénom, cela dit.

- Christèle ?

- …

- Hé Christèle ?

- Qui moi ?

- Ouais, tu t’en sors ? Tu fais une pause clope avec moi ?

- Je m’appelle Carine.

- Oui, c’est bien, voilà.

- Je ne fume pas.

- Je peux t’avoir un rôle dans un film à petit budget.

- …

- Non, sérieux, j’écris des scénarios bien torchés. On me compare souvent à Kubrick, à ses débuts.

- C’est qui Kubrick ?

Encore une comédienne qui finira sa carrière à vingt-quatre ans, en tant que figurante dans un porno soft.

« Mes rennes vont bien, Joan. Merci de penser à eux. Nous avons été obligés d’en bouffer un, car ici aussi, la crise économique se fait douloureusement ressentir. Je te rassure, l’animal était malade et souffrait le martyre. Quelque chose au niveau des yeux, qui suintaient du pus. Il m’en reste tout de même sept, ce qui est largement suffisant, dans la mesure où ils ne servent qu’à décorer le traineau ; et qu’ils chient partout. Je suis heureux d’apprendre que tu as été bien sage, je te cite, « surtout à la fin ». Il faut être sage toute l’année, mon coquin ! Tu ne peux pas te contenter de faire un effort avant les fêtes, afin de t’attirer mes faveurs et faire oublier toutes les saloperies que tu auras pu commettre avant. Ca ne marche pas comme ça. Mais je rends hommage à ton honnêteté, puisque tu confesses avoir craché sur ton camarade Matéo. Je te pardonne. Moi aussi, parfois, j’ai envie de cracher à la gueule de mes lutins, qui sont de véritables traine-savates. Je le fais parfois, pour plaisanter. Dans une entreprise comme la mienne, tu sais, la gestion du personnel est un vrai sacerdoce. Chaque année, ils réclament davantage de pauses, de nouveaux uniformes, voire des tickets restaurant. Par ailleurs, ils se reproduisent à un rythme effréné, pour toucher les allocations. Je pense sérieusement à délocaliser au Bangladesh. Tout ça pour dire que tu as eu raison de cracher sur Matéo, s’il t’avait déjà mollardé dessus en premier. Il ne faut jamais tendre l’autre joue. Tu te ferais péter la rondelle toute ta vie, à ce petit jeu, Joan. Je te conseille des films comme « Bloodsport » ou « Kill Bill » afin d’illustrer ce propos. »

- Christèle ?

- …

- Hé, Christèle ?

- Moi, c’est Carine, merde !

- Ok mais je crois que ton père est un voleur : il a pris toutes les étoiles du ciel pour les mettre dans tes yeux.

- Tu veux pas me lâcher, cinq minutes.

- Il est quelle heure s’te plait ?

- …

- J’en ai plein le cul. Il est quelle heure ?

- 15 h 35.

- J’en ai marre, je te jure. T’en es à combien, là ?

- Lâche-moi, tu veux.

- Moi, j’en ai écrit que quatre aujourd’hui.

- …

- Mais vingt pages à chaque fois.

- …

- T’as remarqué comme on est inspiré, certains jours ?

- …

« Je ne sais pas qui t’as collé une fessée, Joan, mais c’est un acte de barbarie. Tu devrais établir une main courante. Grâce aux dommages et intérêt servant à couvrir le préjudice moral subi (à ce titre, je te conseille d’uriner partout ou de manger de la terre), tu pourrais t’acheter autant d’X-box que tu le souhaites. Simple conseil. En ce qui concerne Moustache, qui devait être ton chat, avant de se faire aplatir par un chauffard, je suis au regret de t’annoncer que mourir est un acte irréversible. Il est temps que tu te familiarises avec le concept du décès, Joan. La décomposition d’un corps humain, vois-tu, débute quelques minutes seulement après le trépas. L’absence d’oxygène entraîne une acidification du sang tandis que les enzymes cellulaires amorcent le processus d’autolyse des tissus. Parallèlement, la rigidité cadavérique se forme dès trois à quatre heures après, disons… l’accident de bicyclette - c’est un exemple- , puis disparaît rapidement lorsque la putréfaction débute. Tout cela est un peu compliqué mais comprends bien que Moustache n’est pas près de revenir, ni en marron, ni en roux, que dalle. Tout Père Noël que je suis, il m’est impossible de ressusciter les morts, et si je le pouvais, pourquoi le ferais-je pour ton animal domestique quand je pourrais ramener Kurt Cobain ou Whitney Houston à la vie ? Tu vois bien que ta question était idiote, n’est-ce pas ? ».

- Alors, comment ça avance aujourd’hui, Michel ?

Cette interruption dans mon travail est le fait de mon supérieur hiérarchique direct, pour ne pas dire larvaire. Il se la joue cool et busy, déambulant sans fatigue entre nos postes de travail, suggérant une virgule par ci, un « ho, ho, ho » par là, administrant une tape sur l’épaule de ses collaborateurs dévoués. Je le tuerais volontiers à mains nues.

- Je m’appelle Hervé.

- Heu… non. Vous êtes bien… Michel, non ? En tout cas, c’est ce que dit votre agence d’Interim.

- Au temps pour moi. Vous avez raison. Je suis Michel.

Voilà de quoi le déstabiliser un instant.

- Et donc heu… Ca avance ? On respecte les quotas ?

Sur mon bureau, une pile de lettres d’environ un mètre menace de m’engloutir à tout jamais. Impossible de ne pas penser à ce cher Gaston Lagaffe en jetant un œil sur moi. Faut-il vraiment qu’il soit demeuré pour poser cette question.

- Oh, j’avance fort. J’en suis à ma… quatrième lettre !

Je lui balance ça avec un enthousiasme presque obscène. Il se gratte nerveusement l’arrière du coup. Ma main droite se rapproche d’une paire de ciseaux à bouts ronds, tandis que je n’arrive pas à quitter des yeux sa veine jugulaire. Sa tête oscille latéralement en de brefs mouvements compulsifs.

- Michel, Michel, hum… C’est une plaisanterie ou quoi ? Nous traitons ici pas moins de quinze mille courriers par semaine. Vous comprenez ? Cela nécessite un rendement moyen de…

Je le laisse déjanter seul, en me représentant mentalement un ours sur un tricycle. L’animal se débrouille correctement sur sa monture absurde, dévalant une colline verdoyante et dévalisant au passage quelques ruches à sa portée. Il se pourlèche allègrement. Soudain, sa roue bute sur un nid de taupe et l’ours fait un saut périlleux avant. L’ours traverse alors la fenêtre d’une cabane de trappeur et s’écroule sur une chaise, devant une table dressée pour le petit déjeuner. Face à lui, un chasseur québécois mesurant six pieds de haut tartine sa biscotte avec application. L’homme et l’animal se dévisagent dans une tension palpable. L’homme a un mouvement vers son fusil de chasse à triple canons, appuyé contre un tas de bois. C’est alors que l’ours dégaine un…

- Michel ? Vous comptez vous y mettre ou non ?

- Mais oui, je suis à fond. Ce qui se passe, c’est que je bute sur un cas complexe. Joan confond le Père Noel et la métempsychose. Sans compter qu’il envoi des crachats sur ses camarades de classe. J’peux pas traiter ça par-dessus la jambe non-plu…

La larve se penche alors au dessus de moi, très lentement. Toute trace de convivialité a maintenant disparu de sa voix. Il murmure à mon oreille parfaitement tendue.

- Vous avez exactement trois minutes pour expédier ce pli. Passé ce délai, je vous fais virer sur le champ. On se comprend ?

Je n’avais pas vu briller l’étoile de sheriff sur le pan de sa chemise H&M. J’en suis tout bouleversé, si bien que je lâche les ciseaux, froisse le torchon sur lequel je travaille depuis deux bonnes heures, attrape une copie vierge et commence à rédiger, de ma plus belle écriture à paillettes :

« Cher Joan,

Merci pour ta charmante lettre. Toute l’équipe du Père Noel travaille d’arrache pied pour répondre à ta commande et t’offrir un réveillon exceptionnel, comme chaque année. Je te souhaite un merveilleux Noel et te demande d’être bien sage jusqu’à ma venue. Porte-toi bien Joan . Signé : Le Père Noel ».


Je tends ma copie en pensant à ma taxe d’habitation, ainsi qu’aux arriérés de facture EDF qui décorent mon réfrigérateur à crédit. La larve ne saisit même pas la lettre, elle dit :

- Ajoutez un « ho, ho, ho » quelque part, Michel.

- Bonne idée.

Je m’exécute, glisse le courrier dans une enveloppe affranchie, scelle le pli et colle l’étiquette imprimée à l’adresse du jeune destinataire. Ensuite, je me lève, attrape ma veste, enfile ma veste, que je boutonne très lentement sous le regard ahuri de Walker Texas Ranger. Quand je suis tout à fait prêt à affronter la rigueur de l’hiver et du surendettement, je dis à la larve :

- Va bien te faire enculer, Julien.

- Je m’appelle pas Julien.

- Va bien te faire péter la rondelle quand même.

Quittant l’open-space comme un prince, je jette un dernier coup d’œil à Carine/Christelle, qui n’en revient pas, sa bouteille d’Evian à mi-chemin vers sa bouche de suceuse de nœuds, complètement prostrée.

- Suis-moi ou crève, je lui lance.

- Qui moi ? Elle répond.

Je m’en vais seul, évidemment.