Coupable.

Le 20/04/2014
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par Glaüx-le-Chouette
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Thèmes / Saint-Con / 2014
Premier texte de Saint-con paru cette année qui dispose d'un début, d'un milieu, d'une fin et de trucs compréhensibles dedans, ce qui le différencie derechef de l'actuelle concurrence. Notons que la crémation - auto-crémation, précisément - est réglementaire et est réalisée en bonne et due forme, et, quoiqu'un peu courte, elle reste bien foutue.
"Mesdames et Messieurs les Jurés, veuillez m'accorder votre patience et votre bienveillance ; qu'il soit bien clair que je vous la demande pour moi-même, pas pour l'homme que je défends."
Il était déjà seize heures trente aux Assises de l'Hérault lorsque l'avocat commis d'office de Jean D. prit la parole et prononça d'emblée ces excuses, laissant peu d'illusions à son client sur la teneur de sa défense et installant le procès dans le statut étrange de chambre d'enregistrement d'une évidence rationnelle, juridique et humaine.

Maître Glaüx, l'air contrit et l'hermine en berne, cita nombre de lettres à soi-même, de projets griffonnés et raturés sur des cahiers d'écolier, ainsi que les déclarations parfumées d'alcool du prévenu pendant sa garde à vue ; car Jean D. est un loquace. Il fallait, non pas excuser ou justifier, mais clarifier un projet absurde : Maître Glaüx s'y employa, avec l'aide de l'auteur des faits. Manifestement gêné, il parla donc du "feu purificateur" nécessaire pour "brûler cet enfoiré", de la "pierre laissée sur le chemin du combat existentiel de l'homme pour l'Homme et contre les alias" (Jean D. leva le poing à cet endroit), bref, du "grand Projet" de Jean D. Sa nature amusa : il s'agissait d'attenter aux jours de l'identité virtuelle de Jean D. lui-même. Mais la manière était le véritable problème.

"Vos préparatifs ont commencé l'après-midi, commença Maître Glaüx à l'attention du prévenu, car c'est l'après-midi que les courses se font, entre les cendres de la gueule de bois et l'éclosion du Phénix de la soif : emplettes d'alcool à brûler, de briquets et d'allumettes, de coton, de dissolvant à vernis, de celui que vous chipiez à maman dans la salle de bain de vos huit ans pour faire des expériences psychédéliques, de pulvérisateurs d'insecticide, de ceux que vous empruntiez aussi à maman pour faire dans la chambre moquettée de vos quatorze ans des expériences pyrotechniques, bref, tout ce qui empiriquement vous a semblé convenir au projet : brûler et faire brûler. Et puis beaucoup d'alcool, aussi". Puis la préparation personnelle, l'échauffement : comme un sportif, Jean D. s'est imbibé de son propre projet et des apéritifs anisés achetés, il a assimilé en matière d'éthyles ce qu'il fallait assimiler pour perdre pied. Le but visé consistait selon l'accusé en l'agréable sensation de flotter et danser noblement au-dessus de la vie et d'autrui ; le but atteint aura été, comme on aurait pu s'y attendre, de stagner dans la vase, à côté de tout ce qu'on veut, avec les yeux qui fourchent et les pieds qui bourdonnent.

Mais Jean D. n'est pas de ceux que les désordres d'équilibre bousculent et qui s'arrêtent en chemin pour respirer, et c'est depuis des mois, voire des années si l'on en croit la datation de ses notes, qu'il mûrit son projet. Un projet de nature thérapeutique. Il lui semble exister de moins en moins. Sa créativité, autrefois florissante (turgescente, écrit-il) et désormais rabougrie ne lui sert plus qu'à rédiger des "statuts facebook", aussi intenses (pense-t-il) que brefs et peu exigeants ; son style est devenu formulaire, sa langue, formatée sur le modèle de celle qui a pu être la sienne propre quelques années auparavant. Il est devenu l'ombre créative de lui-même. Ses cahiers vont plus loin : il lui apparaît qu'au fil de sa déchéance, son moi propre s'est affadi, tandis que son identité virtuelle demeurait à son niveau initial d'intensité visible (intensité certes médiocre, mais stable, nous dit Maître Glaüx, qui a fait l'effort de lire intégralement les profils facebook, viadeo, linkedin, twitter et adopteunmec de Jean D - respectons le sacrifice de cet homme intègre et courageux et croyons ce qu'il nous dit) ; jusqu'à ce qu'insidieusement, l'individu réel qu'il était se recroqueville tout à fait et que l'on prenne son avatar virtuel pour lui-même.

Cet avatar, désormais, il le perçoit comme une coque vide. Il n'est plus un alias de personne. Il est tout au mieux l'alias d'un Jean D. qui vécut jadis, qui fut jadis force de création, puissance de proposition au monde, ouvrier et architecte de la langue et de la littérature, mais qui est mort depuis, sacrifié sur d'autres autels. Sans véritables regrets, semble-t-il, et là n'est pas le problème. Le problème, le voici : l'avatar facebook de Jean D. survit désormais envers et contre son propre créateur, il le manipule, le vampirise, l'empêche d'être jamais quoi que ce soit d'autre que sa réserve de nourriture existentielle.

Alors le dix avril, à dix-huit heures, Jean D. a pris son courage et ses armes à deux mains. Il commença par ouvrir toutes les bouteilles de combustibles, et par répandre du dissolvant sur son clavier, vidant le reste de la bouteille dans les aérations de son écran et de son unité centrale. Puis il les boucha avec du coton, regrettant immédiatement son geste car le dissolvant, projeté sur les circuits surchauffés, s'était déjà enflammé et le feu s'attaqua au coton, qui se colla à ses doigts et les brûla cruellement. En secouant vigoureusement sa main droite, Jean D. fit tomber la bouteille d'alcool à brûler sur son pantalon, et le coton dans l'alcool à brûler lui-même. Pendant que son écran s'enflammait à son tour, Jean D. put voir avec dépit et horreur le feu prendre à ses cuisses. Il les frappa alors, pris de terreur, pour étouffer le feu, ce qui eut pour conséquence de projeter des éclaboussures d'alcool enflammé alentour dans la pièce, notamment sur la tête d'une des bombes d'aérosol, créant une petite flamme (nous suivons ici le récit de Jean D.) qu'il voulut éteindre, conscient du danger d'explosion. Il pressa donc la tête de la bombe, "pour éteindre la flamme avec le souffle du gaz". "Mais c'est complètement con", s'écria un juré. "Avançons, qu'on en finisse", coupa le Président. Maître Glaüx décrivit donc la flamme d'un mètre vingt qui alla lécher les rideaux. C'est alors, nous dit-il, que le prévenu se souvint qu'il avait les cuisses en feu. Il prit un textile pour étouffer les flammes, mais choisit une veste en vinyle, qui fondit aussitôt et se colla au pantalon. Jean D., les mains couvertes de plastique fondu et brûlé déjà au troisième degré, commença enfin à crier. Son dernier geste avant de perdre connaissance fut de tenter d'appeler les pompiers. On retrouva son téléphone portable incrusté dans sa main, la coque plastique et la peau ayant fusionné. Nous devons la survie de Jean D. à son voisin. "Je l'ai entendu beugler, j'ai cru qu'il se branlait encore sur ses films à la con, je suis entré pour lui péter la gueule une bonne fois, et puis en fait en entrant j'ai cru qu'il était déjà mort parce qu'il était par terre et que son appartement brûlait, et puis finalement il était pas mort, et au bout du compte je sais pas ce que j'aurais préféré entre ces trois solutions", déclara-t-il aux policiers.

C'est ainsi que Jean D. comparaissait pour les faits d'incendie volontaire, avec préméditation, "parce que le Code ne prévoit pas la connerie comme qualification pénale", persifla l'accusation à mi-voix, "et c'est bien triste", répondit la défense d'un air morne. A la question du juge : "Mais, monsieur, pourquoi ne pas avoir simplement supprimé vos comptes sur tous les sites qui vous déplaisaient ?", le prévenu répond : "Je sais pas, j'y ai pas pensé, et puis je sais pas, c'était plus simple comme ça, non ? Et puis j'étais bourré". Jean D. écope d'une amende de 5000 euros et d'une suspension de cinq ans de sa connexion internet (Jean D. leva à nouveau le poing), avec obligation de soins.