Anecdote

Le 25/04/2014
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par Hag
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Thèmes / Saint-Con / 2014
Vernissage, punch sans alcool, et catabase : Hag s'empare d'une anecdote authentique et nous propose une crémation de groupe artistico-sociologique, alternant mauvaise humeur, désespoir mondain, lucidité tragique et rédemption finale par l'Art, avec cette dénonciation indispensable des dangers du jus de fruit, de très honnête facture, au demeurant, et vous N4ECHAPPEREZ PAS AUX CAPS LOCK ET PAS LA MOINDRE BI7RE.
"Bordel, mais il n'y a pas d'alcool dans ce punch !"
En face de moi le mec dont j'ai déjà oublié le nom vide son verre, reste pensif un instant et opine.
"Ouais, c'est juste du jus de fruit."

Nous nous regardons consternés. Demi-tour, mauvais pressentiment, nous retournons à l'intérieur de la galerie, naviguant entre les groupes d’artistes, d’artistes en vouloir, de potes d’artistes et autres parasites venus essayer de grappiller un semblant de gloire ou de mondanité à l’occasion de ce vernissage pourri. Dans la salle on étouffe, la foule est bruyante et compacte, au fond de la pièce sur une table couverte d’une nappe en papier se battent en duel une bouteille de coca et un bol de cacahuètes au milieu d’une forêt de gobelets usagés.
Et pas la moindre bière.
Le verdict est tombé, je suis con, j’ai traversé la capitale avec l’espoir de me changer les idées ou au moins de me cuiter au frais de la princesse et je me retrouve dans cette Malebolge, entouré de toute la vermine du monde, et il n’y a même pas d’alcool.

Ma tête commence à tourner, j’essaie de temporiser en fixant un dessin d’une rare laideur représentant une femme nue couverte de goémon.
« Qu’est-ce que vous en pensez ? »
Je sursaute, derrière moi une fille souriante fringuée avec soixante ans de retard crois visiblement que je suis d’humeur à plaisanter.
-    C’est très… inspiré et euh… Personnel ? Sans doute ?
-    C’est moi qui l’ai fait.
-    Je suis désolé.
-    Les autres œuvres vous plaisent ?
-    Cestrèsbeaulart. Vous savez si il a des bières en réserve ?
-    Je sais pas. Je crois qu’il y a du punch dehors. On va voir ?
-    Gni.
Trente secondes plus tard.
-    Tiens c’est bizarre, on dirait qu’il n’y a pas d’alcool dans ce punch.
-    Gnzzjj.
-    Et vous faites quoi dans la vie ? Vous exposez aussi ce soir ?
-    Oh non jesuischômeur.
-    Ah oui c’est triste mais c’est que ça arrive souvent aux jeunes maintenant d’ailleurs j’ai une amie qui…

J’essaie de décrisper ma mâchoire le temps d’en fumer une. Dans ma poche mes doigts triturent l’intérieur écrasé du paquet. Ah oui, c’est vrai, j’ai plus de clopes.
C’est le moment que choisis mon pote anonyme pour sortir de la galerie en compagnie d’un métalleux obèse. J’abandonne l’autre conne sur place et vais tenter ma chance. Le bassiste circulaire boit dans une flasque et sens la mort, mon camarade d’infortune est toujours sobre. Pire, ils parlent musique.
-    Tiens, je te présente Clark des Death in Winterland, je sais pas si tu connais.
-    Jecroispas.
-    C’est du black métal expérimental.
Le gros tas habillé comme un méchant de jeu vidéo corrige immédiatement.
-    En fait c’est du black métal instrumental progressif. On va chercher aussi bien du côté de King Crimson que de Manowar avec surtout un accent sur…
-    Je peux goûter ?
Il me tend à contrecœur sa flasque couverte de graisse et je tire deux gorgé d’une sorte de whisky à l’arrière-goût de camphre.
-    Vous auriez pas une clope ?
-    Ah non, j’en ai plus.
-    Je fume pas.

Ok, je me casse.
Je salue très poliment tous ces gens charmants et pars très vite vers la bouche de métro la plus proche. Tous les reubeus sont fermés. J’hésite à rançonner un clodo qui descend une splendide bouteille de rouge. Mais j’arrive à l’entrée du souterrain. Avec un peu de chance, dans une petite heure je serai en train de me bourrer la gueule seul à l’appart devant un film de boule. Oui, j’ai hâte.


« Par moi, l’on va dans la cité des peines ;
par moi, l’on va dans la douleur sans fin ;
par moi, l’on va à Cergy-Pontoise.
Vous, qui devez rentrer, abandonnez tout espoir, car le trafic est interrompu sur la ligne A pour le reste de la nuit. »
Je vis ces mots, clignotants d'une couleur obscure, écrits sur un écran de la gare RER, et je me dis :
« ‘Chier. »

Mon cul dépité se pose sur un banc. Je vérifie nerveusement si des clopes ne sont pas réapparues par magie dans ma poche. Rien à faire, c’est la misère, je vais galérer à rentrer dans la sobriété la plus totale après une soirée de merde. Ça fera un récit totalement inintéressant. Il me faudrait un deus ex machina.


PLONK. PLONKPLONKPLOOONK. Je me retourne. Une plaque d’égout est en train de se soulever et glisse sur le trottoir dans un vacarme infernal. L’accès souterrain accouche de deux mecs couverts de boue ; leurs yeux aux pupilles surdilatées brillent de la juste fierté de ceux qui ont passés la nuit à ramper dans la merde. Alors que je les considère avec un manque d’intérêt poli, les explorateurs, urbains, me saluent et viennent vers moi. Ils se contentent de déposer à mes pieds un jerrycan et se cassent par là où ils sont venus.
Bon. Il m’a l’air plein ce jerrycan. Et il sent l’essence.


Demi-tour, une-deux, je retrouve les abrutis dans l’état où je les ai laissés, les groupes ont à peine permutés et les discussions sur la derrière expo de préraphaélites hongrois alternent toujours avec les commentaires sur les immondices pendouillant le long des murs de la galerie.

Je retombe sur mon vieux camarade sans nom fort occupé à parler taf avec un groupe de jeunes aux tronches mortes, verre d’eau à la main.
-    C’est l’avantage de l’informatique. Après, il faut avouer que niveau contact humain ce n’est pas top, j’ai du mal à m’exprimer.
Son auditeur à lunette acquiesce.
-    Pareil, c’est pour ça que je sculpte tu vois, sinon je deviendrais fou, je n’ai pas vraiment le choix. C’est dur de trouver un travail à dimension humaine dans cette société.

Bordel, ils souffrent. Il me faut me hâter, soyons miséricordieux que diable.
Je rentre à nouveau dans la pièce sentant la transpiration en jouant du coude et commence à arroser les peintures et le sol de carburant. L’effet ne se fait pas attendre, tout le gens me laissent bientôt passer et dégainent leur téléphone dernier cri pour me filmer, en faisant des commentaires comme quoi « c’est pas trop tôt, enfin une performance » et « ah je crois que je l’ai déjà vu au vernissage de la galerie Parole Ventrale, mais si tu sais j’avais mis la vidéo sur mon mur. ». Le jerrycan est bon, le jerrycan est généreux, et tout ce beau monde se retrouve bientôt prêt, et c’est pas plus mal.

Je me tiens devant eux, briquet à la main, et ils me filment, et ils parlent encore. Un instant, j’ai un doute. Puis non.
Ils s’embrasent tous d’un coup, en cercle autour de moi ça hurle, ça gesticule, ça veut sortir mais l’entrée est bloquée puisque les cons restés à l’extérieur veulent finalement voir ce qui se passe, pourquoi ça crie, pourquoi des gens brûlent et pas eux, et moi je regarde toutes leurs merdes se faisant bouffer par de belles flammes jaunes, et je suis satisfait, et je gueule PUTAIN, MERDE, FERMEZ VOS GUEULES, FERMEZ TOUTES VOS PUTAIN DE GUEULES, VOUS FAITES QUE DE LA MERDE ET VOUS ËTES CONS, PUTAIN, BANDES DE MEEEERDES VOS NEVROSES DEGUEULASSES ME REPUGNENT, OH REGARDEZ-MOI JE SUIS UNIQUE OH FAITES ATTENTION A MA STUPIDE PERSONNE MAI FERMEZ LA FERMEZ LA ENFIN FERMEZ LAAAA §
Mais ils ne la ferment pas, et tout le bâtiment est en feu, et je suis en plein milieu, et un instant je me sens un peu bête, et puis je me dis qu’avec tous les gens qui ont filmés la scène, ça risque d’avoir du succès, que je vais devenir célèbre, et que c’est cool, que je vais enfin pouvoir m’exprimer. Enfin, oui, pour la première fois je me sens moi-même, je créé, c’est formidaaaaaaaaaaa
Les flammes m’ont rattrapé dans mon délire. Je retrouve ce qu’il faut de lucidité pour me dire que je l’ai bien cherché, et aussi que ça fait extrêmement mal, que putain merde ouais je merde aargh bien fait POuR MA GUeuLE PUTAiN et crevez-tous, je vous rejoins.