Comme aurait fait Crâo.

Le 25/04/2014
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par CTRL X
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Thèmes / Saint-Con / 2014
Le portrait d'un homme par son fils c'est souvent fort cruel, et un plaidoyer implicite pour la vasectomie. C'est l'exercice auquel CTRL X se livre avec succès, car c'est bien foutu et plutôt drôle, même si on se surprendrait presque à s'attendrir par moments, et ce texte se trouve être d'un très bon aloi, y compris hors du contexte de la Saint-Con.
« Rahan, il l’avait inventée. La gourde. Avec une vessie de loutre, j’crois. Ouais. Nous, on a du Ice-Tea. Bon… On est pas mal lotis non plus ! On peut pas se plaindre par rapport à Rahan, pas vrai ? »

J’immortalise cette tirade mongolienne sur le caméscope familial. Ce sont les paroles de mon père ; mon père en slip-fantaisie, mon père et son collier de griffes, mon père à moitié à poil dans les bois derrière chez nous. Un 14 avril comme un autre. Je dois avoir treize ans. Je filme sur la bande du mariage de ma grande sœur, vu qu’on avait plus de cassettes vierges. « Ils ont divorcé, ça risque pas de leur manquer » m’a confié papa en rassemblant notre matériel, avant que nous partions nous les geler dans le plus pur style Ages Farouches. « Toi, t’as qu’à t’habiller normalement, c’est pas grave. On te verra pas sur le film. Maintenant, si t’es joueur, je dois bien avoir un vieux maillot et un canif qui trainent… ».
Je décline, me satisfaisant du rôle de documentaliste audiovisuel de la folie paternelle.

Chaque année, ça lui prend. Quelques semaines avant le drame, il passe des heures aux chiottes, à relire ses bandes dessinées. Un vendredi soir, il décrète que l’heure est venue d’honorer les ancêtres et de ressouder le clan : deux jours et une nuit paumés dans le domaine forestier. Mission : « Voir un peu qu’est-ce qui va nous arriver, comme aventures… ». Je comprends que ça puisse avoir l’air loufoque et attendrissant, mais je hais cet homme.

« J’ai pris une bougie. Parce qu’il avait inventé la bougie, aussi. Et puis j’ai cherché une peau de bête mais heu… j’ai juste trouvé un pull. Bon. De toute façon, Rahan, il tuait pas les zèbres »

Face caméra, mon père s’humilie pour la postérité.

« Alors maintenant, je vais vous montrer comment ils faisaient, à l’époque, ceux qui marchent debout, pour aller dans la bonne direction. »
Papa s’accroupit devant une pierre. Son slip disparait à jamais dans la raie de son cul. Il sort son couteau et le pose avec précaution sur la pierre. Il le fait tourner. La pointe est supposée nous indiquer la direction à prendre mais le couteau se contente d’une pauvre rotation et demie avant de retomber dans les feuilles, sans rien nous apprendre du tout. On a pas fini de se perdre cette année encore. Papa renouvelle l’opération un nombre invraisemblable de fois, sans plus de résultat.

« Ils devaient avoir des pierres spéciales » fait-il en se relevant. Il ajuste ses lunettes à double foyer, accessoire qui jure un brin avec sa bestialité. Tournant les talons, il conclut : « On a qu’à dire qu’on va aller par là et puis c’est tout. On s’en branle, on est jeunes ! ». Je le filme toujours, son dos poilus, ses fesses flasques qui s’éloignent dans les bois. Il marche vouté. Je pense à ces illustrations de la théorie de l’évolution, qu’on trouve dans les bouquins de sciences naturelles. Tout à fait à gauche du dessin, un singe à quatre pattes. A l’autre bout, ce péteux d’homo-sapiens, son dos bien droit, son regard au loin, son outil dans les mains, ses pulsions meurtrières, son championnat de football. La démarche de mon père se situe quelque part entre les deux. Darwin n’en a pas tout à fait fini avec lui. Physiquement, on est assez loin du héros de bande dessinée. Il a les yeux de Rahan, comme il le répète inlassablement. Les yeux de Rahan, c’est vrai. Dans son sac à dos ; un cadeau Pif Gadget qu’il conserve précieusement.

-    Je veux rentrer à la baraque, je me mets à gueuler.
-    Ah ! Tu commences pas à faire ta fiotte et t’honores les ancêtres comme tout le monde.
-    Personne fait ça !
-    Ah ouais ?
-    Certain.
-    Alors t’as bien de la chance que ton père prenne un peu de temps pour t’apprendre… heu, tout ça : la nature.
-    Pourquoi tu demandes pas un permis de chasse plutôt ? Comme le père de Mathieu ?
-    Rahan, il aurait jamais fait de mal à un zèbre. Maintenant, je veux plus t’entendre. Tu filmes tout ce qu’y a à filmer et puis tu me suis.

Nous marchons bras croisés pour nous protéger du froid. La nuit tombe. Je veux dire, le soleil retourne à sa tanière. Mon père, lui, part à l’assaut d’une butte sans prétention. « Filme ça, tiens. Ça tourne ? Bon, alors Rahan, il prenait pas que les chemins connus, d’accord ? C’était le genre de mec, pour aller de A à Z, il était capable de passer par n’importe quelle lettre de l’alphabet. Il connaissait peut-être pas son alphabet par cœur mais c’est encore plus fort. Tu filmes ? Aïe. Oh putain ! Ah la pute, ça pique là ! Bon, attends, je vais descendre parce que là… On coupera, ça. Je me suis complètement niqué les cuisses… Regarde-moi ces entailles. Ça va me faire de beaux souvenirs. Allez, on avance. On reprend le chemin. Faut qu’on se trouve vite fait un coin pour allumer un feu et faire cuire la nourriture ».

Nous avançons péniblement au milieu des hêtres multiséculaires de mes deux, sans que rien ne se produise de mémorable, sauf mon père se cassant la gueule tous les dix pas. Je suis au-delà de la honte, au-delà de du mal, au-delà du comique de situation et du froid. Je suis le fils des âges farouches et si je savais comment rentrer à la maison, je l’abandonnerais ici.

Je vois bien que le vieux est claqué quand il décide de s’assoir au pied de cette paroi rocheuse, à l’abri du vent. C’est pas le genre d’homme à s’entretenir quotidiennement, ni même pratiquer la marche nordique le week-end. Le reste du temps, c’est un pauvre type qui meurt lentement devant sa télévision. Une fois par an, il nous inflige son traditionnel burn-out-forestier. On choisit pas sa famille mais on devrait quand même avoir la possibilité d’exercer son droit de véto ici ou là. Il cogne maintenant deux cailloux l’un contre l’autre, sans aucune trace de second degré. S’essuyant le front, il statue : « Devait être vachement content, Rahan, quand ça prenait »

-    Papa, t’as un briquet quelque part.
-    T’es marrant, toi. Tu crois que Rahan, il se promenait comme ça avec un…
-    T’as toujours un briquet.
-    Pas cette fois.
-    Alors prends le mien.
-    Quoi ? Tu fumes ?
-    Je fume pas. T’es juste chiant.
-    Que j’te chope jamais avec une clope au bec. Par Crao le Sage, j’te boufferai le cœur !
-    Attrape, allez…
-    D’accord, mais c’est bien parce que c’est tout humide. Et puis j’ai faim.
-    Moi aussi, j’ai faim.
-    J’te préviens, j’ai juste pris des chips…

J’imagine si bien Rahan en train de se goinfrer de chips et d’olives vertes, avec trois Ricard dans le pif, discutant politique agricole commune avec son zèbre. Mais passons… Le plus pitoyable feu de camp du monde dirige implacablement sa fumée sur moi, où que je me place. Les conditions de tournage sont épouvantables. La nature ne m’aime pas et je lui pisse au cul, pareillement.

-    T’aurais au moins pu prendre du pain, je dis.
-    Tu connais cet album qui s’appelle « Rahan se pointe à la boulangerie et demande les trois dernières baguettes » ? Ça te dit quelque chose ?
-    Non.
-    Alors, ferme-la. Filme au lieu de raconter des conneries.

Chacun son boulot, le vieux a raison. D’ailleurs, je presse REC et il enchaine en reniflant les doigts de sa main gauche : « Y’a quand même un truc qu’on sait pas à propos de Rahan, c’est comment il faisait pour chier… Dans aucune aventure, Rahan il fait comme ça : Pouce, les mecs. J’en peux plus. Faut que j’aille démouler un bel étron. Tant pis pour le clan. Suivez-moi, vous qui marchez debout, je vais vous montrer comment ça chie, un brave ! Est-ce qu’il creusait un trou ? Est-ce qu’il dissimulait ses traces ? Est-ce qu’il s’essuyait avec des grandes feuilles ? Dans quel état était son slip ? Quel genre de feuilles ? ». Papa renifle une nouvelle fois ses doigts, grimace et murmure sombrement : « quel genre de feuilles… »

-    Est-ce qu’on va vraiment dormir ici, je demande.
-    On a plus le choix. On est un peu paumés.
-    Et si ça flotte, on fait quoi ?
-    …
-    Papa ?
-    …
-    Pap…
-    Une minute, merde.
-    Mais arrête, il marche pas ton couteau ! Il marche pas pour s’orienter et il marche pas pour prévoir le temps non plus. C’est juste un couteau à la con.
-    Un coutelas. Et puis ils devaient avoir des pierres spéciales.

Mon père balance son couteau n’importe où derrière son dos. Il se lève et part chercher du bois. Comme je n’ai rien d’autre à faire, je visionne ce qui reste du mariage de ma grande sœur sur le caméscope. Les invités sont en train de gigoter sur la piste de danse. Claude François répète que cette année-là… Les mariés sont assis à la table d’honneur, la tête dans les mains, on dirait qu’ils viennent de comprendre que tous les confettis du monde ne suffiront plus à les sauver, aucune queue leu leu, ni aucun diaporama mal ficelé sur la musique de Titanic. Un gosse dort sur deux chaises. Un type à la cravate nouée sur le front braille quelque chose au sujet de sa bagnole. Mon père et ma mère sont filmés en gros plan, l’un après l’autre. Ils sourient comme on sourit face à une caméra. Mon père embrasse ma mère dans le cou. Elle est gênée, gênée comme on est gêné quand le dentiste pique au mauvais endroit.

« Fais gaffe à pas bousiller toute la batterie » m’ordonne mon père en jetant quatre brassées de bois sec dans le foyer. Les flammes montent haut dans la nuit, léchant les branches des arbres voisins. La température devient insupportable. Mon père enlève son pull et se couche sur le côté, appuyé sur un coude…

-    Papa, il est sous contrôle, ton feu ?

Et c’est bien aux flammes qu’il s’adresse, plutôt qu’à moi.

-    Ecoute-moi, fils… Et n’oublie jamais ça : personne ne peut contrôler les éléments qui sont la terre, l’eau, le feu... Et puis les nuages, le temps qui passe et ta pauvre mère.

Il agite un bâton dans les braises. De temps en temps, il pioche quelque chose dans un vieux porte-monnaie imitation crocodile ; des petits morceaux de trucs bruns que je n’arrive pas à identifier, qu’il s’envoie dans le gosier et mâche péniblement.

-    Là, on a un feu. D’accord ? Demain, peut-être un incendie. Après-demain, un tremblement de terre ou le foutu déluge. J’en sais rien. Les hommes pensent toujours tout contrôler mais les aventures de Rahan nous rappellent que tout peut merder très vite sans qu’on ait le temps de faire quoi que ce soit. Je ne maitrise pas le destin de ce feu, ni ton destin à toi. Et encore moins le mien.
-    Qu’est-ce que tu manges ?
-    Des champignons.
-    Trouvés ici ?
-    Juste là-bas.
-    Je peux en avoir ?
-    C’est pas des champignons pour les enfants. D’ailleurs je sais même pas ce que c’est. Tu risquerais de voir des dragons et de te barrer en courant dans la nuit. Je sais même pas s’ils sont comestibles.
-    Et toi, tu les bouffes ?
-    Moi, j’ai mon collier de griffes de tigres. C’est un puissant talisman qui repousse les esprits, les hallucinations et même la chiasse. Il peut rien m’arriver.

Il allume une cigarette sur le bout incandescent de son bâton. Il ne prend jamais le temps de fumer d’habitude. Il conserve ce tabac tout sec dont il se sert une fois par an. Le fond de son sac est bourré de paperasse, d’enveloppes encore fermées : contraventions de l’année passée, relances de facture, offres de crédit. Il y a aussi une épaisse liasse de feuilles volantes qui portent son écriture, et qu’il balance dans le feu sans cérémonie.

-    Papa ?
-    Quoi ?
-    Tu l’aimes plus, maman ?

Mon bulletin scolaire du second trimestre noircit en un instant, puis disparait à jamais.

-    Fils, j’en sais rien. C’est plutôt elle qui peut plus me sentir.
-    Mais toi, tu l’aimes plus ?

Les photos de nos dernières vacances foireuses mettent un certain temps à cramer. Mon père tient entre ses mains un cliché sur lequel j’ai l’air hagard, livide, au pied d’un manège de foire baptisé Crazy Twist. J’avais vomi deux assiettes de moules marinières ce jour-là. Il me tend la photo et fait un geste du menton vers les flammes. Je la plie en deux et la fourre dans la poche arrière de mon pantalon. Contrairement à mon père, je conserve toujours les mauvais souvenirs. En fait, j’ai jamais vraiment pu faire la différence avec les bons. A moins que je ne prenne mon rôle de documentaliste trop au sérieux.

-    Des fois, je voudrais la cogner. Ta mère. Je l’aime moins. Un peu. T’as entendu, ça ?
-    Ça, quoi ?
-    J’en sais rien. Laisse tomber. Dors.
-    Où ça ?
-    Par terre, près du feu, avec ton con de père.
-    On peut vraiment pas rentrer ?
-    J’saurais même pas où aller. J’ai perdu mon couteau. Putain ! T’as entendu, ça ?
-    Non. Enfin, peut-être. Y’a plein de bruits. C’est la forêt.
-    J’ai peur, fils.
-    Papa, y’a le feu qui…
-    T’inquiète pas pour le feu. Moi, c’est le maniaque de la forêt qui m’inquiète. Et son marteau de tapissier. Il rôde. Je veux pas te foutre la trouille, mais enfin il pourrait nous trouver, nous violer et nous défoncer le crâne. J’sais pas exactement dans quel ordre. C’est un maniaque. Ils sont imprévisibles, ces mecs.
-    Bonne nuit, papa.
-    Bonne n… T’as entendu ??
-    Non.
-    Dès que le soleil se lève, on rentre vite fait regarder la télé. Promis. Ce putain de feu est en train de me cramer les sourcils…

***

Douze ans plus tard, soit environ quatre-vingt-six lunes après notre dernière expédition forestière, les flammes qui dévorent aujourd’hui mon père sont invisibles et parfaitement sous contrôle. Aucun risque d’incendie, aucune blague du destin, temps clair, éléments dominés. Même ma mère s’est trouvé une excuse pour ne pas venir. Dans le cercueil, j’ai ajouté un slip léopard et une collection d’illustrés. Une boussole aussi, pour déconner. Aujourd’hui, afin d’honorer la mémoire des ancêtres, je compte deux officiants mortuaires qui font juste leur boulot, plus moi et le caméscope familial. Je filme sur la bande de mon propre accouchement. « Maintenant que t’as du poil au cul, ça risque pas de te manquer » aurait pu dire mon père. Et puis allez trouver des cassettes vierges de nos jours. Dans une quinzaine de minutes, j’irai chercher les cendres. Ensuite, je verserai papa dans les bois derrière chez nous, à l’endroit précis où nous avons dormi l’un contre l’autre, fiévreux, au milieu de chips écrasés, un 14 avril comme un autre.

Une fois par an, personne n’est obligé de me croire, mon père était Rahan et c’est tout ce dont je peux me souvenir avec certitude. Le reste du temps, il l’a passé à se consumer devant sa télévision, très, très, très lentement. C’était un vrai con et il se trouve que je perpétue cet héritage avec une application certaine. Je suis le fils des âges farouches et il est temps pour moi de préparer le matériel nécessaire à ma première virée solitaire au milieu des hêtres multiséculaires et des champignons hallucinogènes. Et par Crao le Sage, je promets de disperser le clan. Proprement.