En Plein cœur. PAN! Pas ailleurs. (4)

Le 11/12/2014
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par Valstar Karamzin
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Rubriques / En Plein cœur. PAN! Pas ailleurs.
Notre feuilleton zonard préféré de l'année (après la guerre civile ukrainienne) se poursuit sur un faux rythme avec cet épisode bien écrit et plus tristement ferroviaire. La biographie du regretté Xanadu Bob s'y esquisse ; pour le reste, on s'intéressera selon l'humeur au petit défilé de personnages secondaires qui ne semble pas faire avancer l'intrigue.
Dix jours s'écoulèrent jusqu'à ce que Xanadu Bob se réveille brutalement d'entre les morts.
Ça se fit tout simplement.
Il y eut d'abord quelques soubresauts sporadiques, qui devinrent plus réguliers, rapides. Puis son corps se souleva étrangement. Une courte reptation sur le dos le fit s'asseoir contre le mur, comme mû par un marionnettiste sursautant à l'approche d'un jeune spectateur trop curieux.
La langue sanglante regagna son orifice.
Alors il s'empara de son arme des deux mains pour se coller, en un éclair, le canon contre la poitrine. Un grondement de décibels l'affola soudain, il déposa aussitôt l'arme plus loin face à lui, en un ample geste théâtral. Se redressa un peu, et tout en me fixant se mit à parler frénétiquement, le visage attaqué par les tics, dans une langue inconnue, avec la voix d'une souris psychopathe de cartoon névrotique.
Je stoppai alors le retour rapide du caméscope, et me mis à scruter l'écran LCD après avoir appuyé sur la touche play. Pour écouter ce qu'il avait encore à me dire du fond de la boîte.

Il envoyait un Adieu à tous, expliquait que tout ce qui lui restait à vivre ne l'intéressait pas. Ce n'était pas le blues hivernal, ni le butoir symbolique d'une fin d'année nous encourageant tous à dresser le bilan qui le poussait à conclure ici ce qu'il nommait sa vie. C'était plus profond, bien enraciné maintenant. Il s'excusait encore. Il disait aussi qu'il partait pour sa dernière java à Jakarta - la métaphore que nous partagions pour évoquer la mort. Il expliquait, par un humour de condamné, son amour du compte rond qui l'obligeait à en finir le jour de son anniversaire ; et racontait, pour expliquer pourquoi il viserait le coeur plutôt que la tête, qu'il ne voudrait surtout pas faire pleurer sa p'tite maman ainsi défiguré.
Autant faire un cadavre présentable.
Pour conclure, il me demandait personnellement de remettre une copie de la vidéo de son suicide à Giulietta, pour sa collection d'épitaphes.
Un silence se fit, il déglutit avec peine une dernière fois, fixa l'objectif un instant, l'esquisse d'un fragile sourire, presque timide, traversant le bas de son visage. Son regard par contre semblait dur et déterminé, un peu déjà ailleurs.
Quelques minutes après la détonation, les particules de poussière, en suspens dans l'air d'un rai de lumière, semblèrent se figer elles aussi.

Une infinie tristesse m'envahit. Surtout parce qu'il avait évoqué ironiquement sa p'tite maman, comme si elle allait lui survivre, alors qu'elle était morte en couches peu après lui avoir donné la vie.
Son père, un modeste fonctionnaire d'ambassade, alors en poste à Addis-Abeba, la rencontra dans la riche effervescence du Mercato, le vaste marché ouvert de la cité des nuages. L'histoire dit qu'ils furent subjugués l'un par l'autre à l'instant précis où leurs regards se croisèrent, le géant blond venu du nord face à l'irradiante beauté de cette perle noire, sa Lulit. Un maelström de sens, une cascade de bonheur. Ils se marièrent relativement vite, pour aussitôt se mélanger, se métisser amoureusement, avec fièvre, dans l'urgence d'une lascive virgule d'éternité, se libérer en une éclaboussure pornographique.
S'aimer, quoi.
Un soupçon de vie germa en elle, et elle devint plurielle.
La gestation s'annonçait mal. C'était une fille du peuple, de santé fragile, elle avait souffert de lourdes carences durant l'enfance. Mais elle tint vaillamment jusqu'au terme, sans plainte malgré l'issue incertaine : on ne pourra sauver les deux.
La sage-femme extirpa in extremis le petit colonisateur de l'utérus, c'était malgré tout un beau bébé. Il fut placé en observation, loin de sa mère, qui n'eut jamais l'occasion de lui dire qu'elle l'aimait. Elle aperçut trop brièvement son fils Patrick, elle était si faible, sourire lui faisait si mal.
Son mari resta à son chevet.
Au moment de partir elle lui serra la main fort, fort. Et y laissa tout le peu de vie qui restait encore en elle.
Sa douce Lulit, sa fleur de Maskal à jamais envolée.
Quand il se retrouvait seul, il observait encore parfois sa main. Cette main qui n'avait pas su la retenir, cette main qui tenait le stylo lors de la préparation de concours internes, cette main qui lui permit de gravir les échelons de la hiérarchie diplomatique, cette main qui caressa plus que de raison la bouteille de whisky, cette main qui contribua à éduquer Patrick donc, son fils, qu'il avait voulu endurcir en jouant les pères distants et autoritaires, cette main qui tint le sceptre du Jupiter tonnant, cette main qui laissa des traces, cette main sans égard qui ne savait plus cajoler.
A l'âge de douze ans, Patrick avait quasiment fait le tour du monde dans l'ombre de son père. Enfant difficile à manier, il se fit définitivement renvoyer du lycée international français de Jakarta. La main de son père lui désigna, du doigt, sur la mappemonde, la position géographique exacte où on le bannissait, à la pointe de l'Europe, dans une pension catholique au milieu des terres, à soixante kilomètres de chez ses grands-parents. Leurs chemins se décroisèrent ici, pour ne redevenir communs que le temps de courtes promenades sans intérêt.

Fragile, il n'aura pas surmonté le décès de sa mère. Métis, il aura dû subir les assauts quotidiens d'un racisme ordinaire. Sensible mais rude, il s'engagea à corps perdu, dès l'adolescence, dans la mouvance Punk, à travers laquelle on se lia à jamais.
Son psychiatre m'avait d'ailleurs un jour fait remarquer - bien avant qu'il ne veuille le scalper - que son agoraphobie était survenue, sans coïncidence selon lui, quand il eut atteint l'age qu'avait sa propre mère au moment de mourir.
Il devint de jour en jour plus vieux qu'elle, et s'interdit progressivement de sortir.
Il lui avait survécu si longtemps, et aspirait maintenant au recueillement d'un cocon protecteur.

Mon ami ne possédant plus de famille - la plupart avait déserté la surface, les autres la région - je dus régler seul les suites du décès, de démarches administratives en créanciers, entre le choix du cercueil et les affaires à trier, mon travail de deuil s'en trouva dissipé, mon compte en banque et moi même épuisés.
Vanné.
J'avais tout arrangé, lissé, tassé, éparpillé, j'étais fourbu et j'aspirais au repos, et quand j'ai pu enfin souffler, quand je me suis retrouvé, je me suis senti terriblement orphelin, et ça faisait longtemps que ça ne m'était pas arrivé. J'aurais alors aimé me confier à Xanadu Bob, lui dire combien j'étais peiné, mais il n'était pas là pour m'écouter.
Dorénavant plus là pour moi.
Je compris que ma venue annuelle n'était pas une simple formalité, une joie procurée à un vieil ami isolé ; elle était vraiment importante, elle me régénérait, loin des peaux déchirées, de tout ce sang versé, elle me permettait de ne pas m'oublier, ni me perdre dans une pose ou un rôle à jouer, m'empêchait de me prendre au sérieux. Tout simplement.
Cette visite finalement me remettait en place avec le monde. A la bonne distance, précisément. Sans elle, je perdais bien plus qu'un ami.
Et maintenant la ville embaumait le cadavre, j'y étais trop à l'étroit, il me fallait la quitter, repartir avec le poids du deuil en plus dans les bagages. Sauf que ce poids sera réduit à sa portion congrue, je vais le rendre presque aérien, je ne lui demanderai pas d'être discret, il sera là auprès de moi, à porté, à m'enrober, me distraire, sur la route vers la résilience.
Xanadu m'a confié une mission, remettre son putain de snuff à Giulietta Marx. En mains propres. Je comprends qu'il souhaite auprès d'elle une amicale présence lorsqu'elle découvrira les images, quand elle visionnera la fin du film.
La rejoindre à Berlin. L'idée me plaît. Le nouveau messager de la mort sans son entonnoir sur la tête. Oui, l'idée me plaît bien.
Comme j'ai vidé mon compte en banque, tout un reste d'économies afin de l'habiller pour l'éternité, et ça coûte bougrement cher, aucun autre choix ne s'offre à moi. Je vais me taper la route en stop. Arrêter les voitures par la seule force de ma pensée, le pouce alerte malgré le froid.
Je vais tracer la route à l'ancienne et tu vas partir avec moi mec. On va ruer dans les brancards, imprévisibles et confiants, comme avant.
Rock 'n' roll.
On va partir à l'aventure. La vraie. Pas celle, illusoire, que l'on nous vend, celle que l'on peut entendre répéter inlassablement, jusqu'à l'écoeurement, sous toutes ses déclinaisons, à la télévision, par tous les candidats, leurs maîtres d'oeuvre, les journalistes. Celle balisée, orchestrée minutieusement, vidée de sa substance même, dans laquelle se débat une malléable chair à canon numérique dans les multiples rôles qu'on lui fait outrageusement jouer.
Pour nous ce sera
à toutes blindes
sur les chapeaux de roues
sur des charbons ardents.
Je ne te demanderai pas d'être discret, et tu seras là auprès de moi, à porté, pour me débaucher, me distraire, sur la route de Berlin. Comme avant. Un deuil itinérant. Doux, dur, et dingue.
Alors, quand notre dernière virée s'achèvera, peut-être que là bas j'accepterai enfin.

*

Résumé de l'épisode 1768 (saison 35) du feuilleton de vie d'Hendrix Von Volodoï. (Hippocampo-cortexRip par Valstark70)
Maussade depuis la disparition de son meilleur ami, HVV aimerait se changer les idées. Au détour d'une conversation il apprend l'opération de Barbara. Il part à sa recherche, et la retrouve plus tard dans la soirée dans un bar du port de commerce. Elle fait sa Gazoline, assise sur le comptoir, déguisée sexy en super-mylène-farmer, short moulant gris acier et boa nacarat autour du cou. Prête à l'outrance, elle boit de la Tequila à grand goulot et se montre même sarcastique envers les habitués. HVV la raccompagne avant qu'elle ne se fasse lyncher par les dockers. En ouvrant la porte du bar d'un fulgurant coup de pied botté, elle hurle en guise d'au revoir : “Et maintenant c'est Vodka, speed, baise et fanfreluche ! ”. Chez elle, il passe de longs instants à lui lécher la vanille, sa belle petite chatte toute neuve qu'il reconnecte par le plaisir à son tout nouveau corps de femme. Après l'amour ils évoquent la récente évacuation, les bombes. HVV lui dira alors dans un demi-sourire : “ Quelle connerie la guerre ”.

HVV flâne jusqu'au port de commerce. Il repère des voiliers sponsorisés qui feront demain le tour du monde. Il croise de jolis minois, de troublants regards. Il marche sur la plage, puis s'assoit dans un rayon de soleil sur une barque renversée. Il respire enfin. Ce soir là il ne rentrera pas dormir chez Xanadu Bob. En se rendant chez Barbara une querelle éclatera entre lui et trois marins russes saouls. Un couteau sera même sorti.

Aujourd'hui il a rendez-vous avec le père de Patrick. Il aura eu des difficultés à le prévenir à temps. Ce dernier, bronzé, arrive d'Amérique du sud, où il a fondé une nouvelle famille. Au crématorium ils se recueillent devant l'urne de Patrick. Quand il lui propose de le dédommager HVV refuse. Il est pourtant fauché. Il accepte toutefois une invitation au restaurant. Le père de Patrick parle avec émotion de son fils et remercie encore HVV de lui avoir donné son amitié.

HVV prévient Giulietta Marx de sa venue prochaine, et de son étrange vidéo. Elle lui apprend qu'elle monte depuis des mois et sur indications un film à partir de rushes que lui transmet ponctuellement Xanadu Bob. Il lui manque juste une séquence pour achever son travail. Tout prend soudain sens. Elle s'exclame alors que,“ putain, ça va être énorme. Il s'agit d'une sorte d'autobiographie phantasmée et barrée de sa vie”. Et elle rajoute : “j'aurais dû voir venir, merde”. Ils communiquent longuement, se remémorent le passé, notamment les groupes punks qu'ils formaient tous les trois : les Irradiés de la Saint Jean (cf saison 17), et the Weird Connection (cf saison 19). Elle lui fait parvenir un plan pour rejoindre son squat dans le quartier de Friedrichschain. Ensuite il se connecte au réseau Flesh & Bones. Il cherche un contrat à honorer sur le chemin. Pour l'argent. Et puis le stop à travers la fin d'automne ça va un temps. Un boulot de deux à trois jours tout au plus. On lui propose quelque chose à Bruxelles. Il accepte, c'est plus ou moins sur sa route. Après Bruxelles il pourra prendre le train.

De bon matin, HVV attend le directeur de la Banque Postale dans un recoin du parking pour lui casser la gueule incognito. Il a prévu une cagoule. Une vieille rancune (cf épisode 1715). Il se lâche sur l'échalas. De fortes baffes du plat de la main. Le banquier se montre récalcitrant. Il le finit aux poings. Plus léger il se rend au cinéma d'un pas guilleret pour regarder un film dans lequel un détestable petit prince hollywoodien se fait jouissivement piétiner. Ça s'appelle “Le jour du fléau”. HVV ne pensait pas un jour pouvoir prendre du plaisir à voir un gosse mourir sur un écran, tout en se massant les jointures dans l'obscurité de la salle.

Enfin prêt à quitter la ville, HVV décide d'aller saluer Aïgor au Litovsk. Et de boire un verre ou deux. Dans tous les cas, pas plus de quatre.


*

Un peu plus haut dans la rue du Litovsk, sur un pan de mur gris industrie, les anarchistes avaient bombé au pochoir une étoile rouge et noire pour marquer le territoire. Une nuit, un plaisantin traça à la peinture blanche la silhouette d'un cow-boy tout autour, l'étoile prenant place sur son coeur. Depuis, le Sheriff de la CNT semble veiller sur le quartier.
Je le salue d'en bas - il doit bien atteindre les trois mètres de haut. Et bien que son visage ne montre aucune expression - il n'a ni oeil ni bouche - et qu'il se tient prêt à dégainer, je peux sentir sa bienveillance.
Ses deux pieds sont fichés dans un fouillis graphique composé de tags, slogans et affiches déchirées entremêlées, d'où il s'extirpe, dominant la situation, tel l'extraordinaire éclaireur des bouleversements à venir.

Cul confortable sur tabouret de bar, je suis assis au coin du comptoir, juste après le virage que le zinc prend pour s'encastrer dans un mur tapissé de vieilles affiches de concerts. Papier peint collector.
Lords of the new church, Clash, Uk Subs, j'y étais. Kambrones, Les Rats, Les Thugs, Les Dogs, présent. Warum Joe, aussi. Screamin' Jay Hawkins, je peux encore sentir son odeur de brillantine. Conflict, Peter & The Test Tube Babies, pété mais bien là. Sherwood pogo, raté. Stephan Eicher, faut pas déconner…
Du mur, mon regard se porte alors sur un homme à l'allure modeste, sûrement un ouvrier sans travail. Il est assis devant un demi à l'autre bout du comptoir. Voûté. Une pièce en main, il s'applique à révéler les symboles cachés d'un jeu à gratter. Il doit bien y avoir dix cartes devant lui. Les uns après les autres, il racle méticuleusement ses carrés de cartons chatoyants. Entre deux cartes, il marque un bref temps d'arrêt, il accuse silencieusement le coup, sans même prendre la peine d'avaler une gorgée de bière fraîche pour se réconforter.
Quand il eut fini, toujours voûté, il marqua un dernier temps d'arrêt un peu plus long, puis releva la tête. Il regarda distrait les alentours, un peu gêné lorsqu'il croisa mon regard. Il me sourit tout en dodinant, et fit de même à l'adresse de ceux qui étaient là, maladroitement, comme s'il était devenu le centre honteux de l'attention et s'excusait d'être là.
Il se rappela la bonne bière fraîche qui l'attendait et la vida d'un trait. Ça lui fit du bien. Ça lui donna une contenance. Juste quelques centilitres. Il fouilla son porte-monnaie pour en commander une autre, mais il n'avait plus assez d'argent, une nouvelle déception, alors il s'en alla, égratigné par un rêve bien trop éphémère.
Il avait simplement voulu s'offrir, au moins une fois, un salaire de patron.
La porte du saloon claqua. Dehors, d'autres duels l'attendaient.

Aïgor rappliqua synchrone de la salle du fond. En premier lieu pas vraiment lui mais son fumet, de la feuille de tabac fraîche, du miel, du musc et du lichen, et à la traîne dans la farandole, de la mandarine et du cobalt. Plein les narines. Une odeur reconnaissable les yeux fermés, entre mille, une odeur qui donne à voir, qui dresse un portrait familier, paternel et maternel à la fois. Je sais déjà qu'il porte une chemisette blanche et un jean bleu-bite moulant. Sa barbe de quatre jours savamment entretenue est plus sel que poivre et sa chevelure courte coiffée en arrière marque beaucoup moins la neigeuse décoloration des ans. Quant à son regard il est vraiment perçant, mais il ne fait pas mal, plus attentif que blessant.
Il monte le son de la zik sur Only Ones :Flaming Torch
Une chanson qui ira bien avec le teint de ton âme rabougrie, me lance-t-il espiègle. Toujours synchrone, il me fait glisser un verre de GG Allin sur le comptoir que je stoppe d'une main en bout de course. Merci l'ami.
Il place une liasse de billets pliés dans la poche de sa chemisette. De la fraîche gagnée aux échecs contre le bouquiniste. Ce dernier est boudeur, il n'en revient pas d'avoir encore perdu.
Bois donc un peu d'Afrodita lui dit-il, un succulent vin blanc moldave, il va t'aider à te décrasser les rouages, te rendre peut-être même plus imaginatif. Sais-tu que je t'ai vu venir de très loin avec ta pauvre défense Philidor…
Ta gueule Dip-Blou, tu n'es qu'une machine sans sentiments, et tu te reposes trop sur un atavisme en dentelle, mais putain que ton pinard est bon ! Tiens, prépare moi une assiette de tapas…
Prends garde au système Catalan, il est parfois dur à digérer !

Profitant de l'arrivée de Marcella - une flamboyante métisse, choucroute andalouse, terriblement efficace, et ondoyante comme une pieuvre en liberté nageant dans l'ignorance du tronçonnage imminent, lorsque arrive l'effervescente happy hour du buveur à moitié prix - Aïgor prend le temps de converser avec moi.
Pas de Banana-Spleen au menu ce soir mais je vais tâcher de te distraire un peu en te racontant comment Kidu, tu sais le petit prince de la pop locale, celui qui s'asseyait toujours à la même place au fond, est parti nous creuser un second trou dans la couche d'ozone.
Oui, je m'en souviens : le petit prince de la pop pluvieuse…
Tu vas voir, tu vas bien rire.
Connaissant le sens de l'humour de table bancale d'Aïgor, je m'apprêtais à tout, sauf à rire. L'avenir immédiat me donna trop rapidement raison. Il commença ainsi, une franche tranche de rigolade en perspective :
En fait il est mort il y a un mois, il s'est suicidé poétiquement dans le soleil couchant…
Je vous avais prévenu.
…l'idée de payer sa note au bistrotier en chef lui collait à la caboche depuis longtemps, je le sentais, il était pensif mais pas comme quand il composait intérieurement pour un nouvel album, là c'était différent. On en a donc parlé brièvement une nuit et il m'a expliqué qu'il était las de son tour de piste, et ce malgré les paillettes. Il cherchait la sortie du cercle vicieux. Il ne savait pas comment procéder, techniquement j'entends. Il n'avait pas d'accès aux armes à feu, pas confiance dans les barbituriques et leur efficacité, trop douillet pour s'empaler le gras du bide sur un couteau de boucher, le faire ressortir par derrière et se couper les doigts en se grattant le dos. Il se sentait trop maladroit pour faire un noeud coulant et se pendre, il avait trop le vertige pour se jeter du haut d'un pont, et sa phobie de l'eau l'empêchait de se noyer. Bref, pour moi il geignait. Je pensais que ça allait passer et qu'il nous pondrait par la suite un bel album mélancolique comme il savait le faire.
J'ai quand même essayé de l'en dissuader, tu me connais…
Oh que oui.
… et j'ai essayé de le faire rire en lui disant que ma situation était bien pire : moi c'était la flemme qui m'empêchait de me foutre en l'air.
Après ça je ne l'ai plus jamais revu.
J'ai appris plus tard qu'il avait longé la voie ferrée sur des kilomètres, et qu'il s'était soudain arrêté, un peu en dehors de la ville, au beau milieu des rails pour une rencontre frontale avec un TGV, ainsi mourir en mille morceaux.
Imagine un peu Hendrix :
PAF ! Collision !
Ses jambes semblent s'enfoncer dans la taule, il s'éclate et se répand sur le bas du pare brise, plus le temps pour la douleur, complètement pulvérisé. Il aperçoit des formes floues, puis le dessus du train, comme un poster de La vie du rail. Il distingue plein de petits jardins autour de la voie. Dans l'un d'eux, un de ses bras flotte dans une piscine gonflable pour enfant. Le devant du TGV arrêté est chamarré de couleurs humaines, en relief. Son torse gît dans les fougères, il peut le voir. S'il fait le compte, et malgré l'absence de ses jambes dans le proche paysage, il se rend à présent compte qu'il n'est plus qu'une tête. Il tient alors la preuve irréfutable que le cerveau fonctionne encore de courtes secondes après une décapitation mais ne pourra pas s'en vanter sauf auprès des oiseaux migrateurs.
Aïgor marque un temps d'arrêt, il semble attendre une réaction de ma part. Un rire ? Après une gorgée de Tequila-Gin-Vodka il reprend son récit drolatique, sa farce des temps modernes.
Ce qu'il y a de drôle et d'heureux c'est qu'il a sûrement eu le temps de se rendre compte qu'il volait pour la première fois, son baptême de l'air en quelque sorte. Il a voulu faire le grand saut, il a été servi. Et ce qu'il y a de franchement hilarant et d'absurde c'est qu'en plus, avant de longer la voie vers son destin ferroviaire il est passé à la gare acheter un billet lui donnant le droit d'atteindre le terminus du train qui allait le happer. Sûrement pour participer par anticipation, modestement, aux futures réparations effectuées sur le fuselage du TGV. Un garçon honnête.
Il s'envoie rapidos une autre bonne lampée afin d'humidifier son discours et reprend d'un ton tout aussi monocorde :
Tu te rends compte, à ce moment là il vole, et c'est merveilleux. Il a même une folle envie de chanter à tue-tête, mais il ne peut plus.
Son ascension est fulgurante. Sans ailes, il a du mal à se stabiliser, comme prisonnier d'une machine à laver. Un court moment il voit les jardins qui se peuplent, et aussitôt découvre le soleil bien rond. Le haut, le bas. La terre, le ciel. Tiens se dit-il, ils ont trouvés mon autre bras !
Mais le soleil vers lequel il progresse dangereusement ternit la fête de mille feux. Ses yeux le brûlent. Il fond. Il n'a jamais porté de lunettes noires, un souci d'élégance, et se dit qu'il a eu tort, que c'est quand même parfois bien utile. Il trace donc sa route vers le soleil, et c'est ainsi que Kidu, le petit prince de la pop pluvieuse, creusa au passage un second trou dans la couche d'ozone.
Du coup ne sens-tu pas comme le soleil tape un peu plus fort en ce moment, il brûlerait presque…
Aïe, je beugle, accompagné d'une grimace de douleur, écartant d'un geste le bras d'où provenait une réelle sensation de brûlure. J'ausculte mon avant-bras, poulet grillé, puis aperçois dans la main d'Aïgor un briquet, qu'il rallume une dernière fois en me fixant, l'oeil rieur, avant de le fourrer dans sa poche de pantalon.
Avoue que l'histoire en valait le Zippo, me dit-il calmement.
Empaffé de slave ! Tu es donc prêt à tout pour agrémenter une sordide anecdote, tel qu'avoir recours à des effets pyrotechniques de seconde zone à l'image d'un Héphaïstos des comptoirs. Mon pauvre vieux, va ! Un GG Allin vite, et offert par la maison !
Sais-tu que j'ai assisté aux obsèques, j'étais curieux de voir si l'entreprise de services funéraires avait embauché des porteurs nains pour conduire notre Kidu morcelé en terre dans différents cercueils de toutes tailles. Un Noël avant l'heure au pied d'une tombe qui sentait le sapin.
Ils avaient en fait regroupé son corps dans un grand cercueil blanc vierge-effarouchée. Après ils ont passé le tube de Kidu : Il pleut à nouveau... Toute l'assistance pleurait. Sa mère était effondrée et versait un Achéron de larmes sur les couronnes mortuaires de la SNCF. C'était très émouvant.
Son père aussi devait être effondré non ?
Son père, lui, n'était pas présent, mais je crois savoir qu'il devait être plus que choqué car vois-tu c'est lui qui conduisait le train.
Dur.
Marcella, qui avait sonné l'happy hour, s'affairait déjà à servir les nombreux soiffards agglutinés au comptoir. Aïgor me quitta pour la seconder. Il me dit, tout en prenant une commande, de méditer sur l'affaire, et leva le son sur le Gun club : Sex beat.
Je me levai pour m'engouffrer dans la joyeuse ambiance naissante, à frôler les corps pour passer, m'immerger petit à petit dans l'ivresse. Des filles tatouées, à qui on avait dit qui j'étais - je jouis d'une certaine notoriété ici - m'exhibèrent leur cartographie intime. On parlait tous super fort pour couvrir la musique. Au bout de mon sixième verre, j'ai commencé à bien sentir les effets de l'éphédrine contenue dans le GG Allin, à moins que ce ne soit la trace de speed prise aux chiottes : une multitude de joueurs de djembé miniatures faisaient un boeuf à tout casser dans ma poitrine, je pouvais suivre à la trace tout mon réseau veineux sous mon cuir chevelu, j'étais électrifié. La nuit sentait la nouba.

A la fermeture, j'ai pu encore un peu causer avec Aïgor qui aurait souhaité que je lui prête le livre de René Varennes.
En tant que membre de l'Association des amis de la fondation Saint-John Perse il brûlait d'envie d'examiner l'ouvrage dont il n'avait jamais, lui non plus, entendu parler.
Je l'emporte avec moi, je le lirai sans doute si je suis bloqué sur la route. Si tu veux je te le posterai depuis Berlin.
Je te croyais en bisbille avec la Poste.
J'ai réglé en partie le problème, lui dis-je en me massant les jointures.
Prends garde à toi, j'ai un mauvais pressentiment, fais gaffe mon ami.
Et il m'embrassa sur la bouche pour me dire adieu.

Cependant, un homme bizarre assis à une table proche, les avait observés attentivement, il n'avait pas perdu une miette de leur discussion. Cet homme était un touriste arrivant d'un monde parallèle, plus exactement de la vingt neuvième dimension selon la nomenclature de Norberg R. Moontier - le Champollion des dimensions supplémentaires - qu'il dressera au vingt sixième siècle du calendrier de notre monde.
Il salua l'appréhension d'Aïgor en connaisseur : dans sa dimension le don de précognition leur était donné à la naissance.
Alors l'avenir, c'était un peu sa partie.
Mais il ne pourra prévenir quiconque.
Car il n'a pas le droit d'intervenir sur la destinée des mortels dans un monde qui n'est pas le sien.
Et il faut dire aussi que, comble de malchance, il ne parle pas la langue