Les bêtes de poisse 7

Le 23/12/2014
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par Marvin
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Rubriques / Les bêtes de poisse
Il y a quelques années, Marvin s'était taillé un beau petit succès avec ses 'Bêtes de poisse', une série d'articles glauques et violemment cradingues, souvent boueux, et mettant en scène des personnages déjantés et rétamés à travers des péripéties dont on aura forcément perdu le fil mais dont l'importance n'est peut-être pas primordiale, le tout accompagé de dialogues souvent nerveux et savoureux. Six ans plus tard, c'est donc le grand retour, avec un septième épisode bien dans la lignée.
7. Les meubles doivent mourir
- Bonjour.
- Foutez moi la paix ! Je veux mourir tranquillement !
- Mais vous bloquez le passage. Soit vous bougez, soit on vous creuse, mais ça va poser des problèmes à tout le monde.
- Faites un détour, n'importe quoi, mais dégagez !
- Vous savez, le suicide ne résout rien.
- Merde !
- Et puis, vous devriez arrêter de vous énerver comme ça, ça pompe l'oxygène et il n'y a déjà pas beaucoup d'air ici, je n'ai pas envie de m'évanouir, et j'ai encore pas mal de galeries à creuser.

J'évite de dire à cette taupe merdeuse que si j'essaye d'extraire mes bras de la terre, c'est pour lui en faire manger.
Je savais bien que quelque chose n'allait pas. L'enchainement des évènements prévus n'a encore pas fonctionné.
Pourtant, c'était bien parti, on ne peut décemment pas respirer sous deux mètres de terre compacte, je le sentais bien. Mais voilà, je suis toujours furieusement vivante, et maintenant on m'embête.
Je décide néanmoins de ne pas compliquer les choses et d'abdiquer. Après quelques instants pénibles où la taupe m'aide à me dépêtrer de ma sépulture bâclée, je me retrouve encore dans une situation peu commode, car les galeries que ce petit type apathique a creusé sont vraiment trop étroites, je n'aime pas ça, et ma seule jambe est encore engourdie. Il rampe devant moi, et j'espère qu'il ne va pas s'arrêter sans prévenir car je ne vois rien et cela nous mettrait dans une position franchement embarrassante.

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Nous sommes debout, tout terreux, et un peu hésitants. Sans doute parce qu'au lieu du petit abruti que je viens de rencontrer, je me retrouve en face d'une petite dizaine de petits abrutis. Avec des pelles et des casques à lampe. Ils ont des yeux un peu trop petits et il va falloir qu'ils parlent bientôt car je ne vais pas pouvoir me retenir très longtemps avant de leur dire que c'est des taupes et de rire nerveusement.
En détournant les yeux, je reconnais la fosse et la marée de gens moisis. Il faut avoir l'œil pour repérer le mouvement, mais ça me divertit pendant le moment où les taupes se disputent quant à la direction à prendre. J'espère qu'ils ne vont pas prendre mon petit jeu pour une suggestion, j'ai l'impression que ces rigolos aiment bien creuser dans à peu près tout.
Soudain, nous entendons comme des mugissements caverneux dans le brouillard. Toutes les taupes se figent, et pourtant, je discerne dans leurs yeux atrophiés une certaine curiosité. Une drôle de force obscure me pousse à choper le chef Taupe par la manche et à le tirer frénétiquement. Celui ci fait l'étonné.
- Vous n'êtes pas curieuse de savoir ce que c’était ?
- Non.
- Vous ne voulez pas savoir ce qu'il se passe ? C’est peut être grave.
- Arrêtez d’être immobile, s’il vous plait.
Il regarde ma main empoignant la manche de sa blouse terreuse d'un air répugné. Alors je la regarde aussi.
Il y a un ver crevé collé dessus.
C'est vrai que c'est dégoutant, d'autant plus que j'arrive à sentir la chaleur corporelle de la taupe à travers son vêtement et ça commence à me mettre vraiment très, très mal à l'aise. Je le lâche, mais il reste devant moi.
- Si vous refaites ça, je vous jure que je vous pète les dents.
- Pourquoi les dents ? Elles ne vous ont rien fait, je ne les ai même pas utilisées pour sourire. Je peux essayer mais vous n'allez pas aimer, vous n'êtes jamais content ?
- Vous êtes dégueulasse.
- Moi je dis que vous n'êtes jamais content.
Je n'aime pas me disputer avec les gens, alors je décide de le laisser se débrouiller avec ses copains et de me tirer à l'aide d'un nouveau bâton noueux. Mais nous avons perdu du temps à échanger des futilités, et le groupe de taupes est déjà loin.
Mais c'est bizarre, il a l'air de revenir.
Sans doute à cause de l'espèce d'ogre chauve qui est juste derrière, celui avec une masse. Je le sens mal.
Les taupes crient et courent de façon désordonnée, j'en vois un qui tombe dans la fosse pendant que nous même prenons la fuite, j'entends un "sprouitch" glaireux, un autre, et les cris se font moins nombreux.

Et puis je vole.
Le vertige que me procure cette soudaine attraction vers le haut me fait lâcher ma canne. C'est le géant qui m'a attrapé par derrière. Je m'en fous, je ne crève jamais.

J'ai visé juste, encore.
Lui aussi, car il me jette à l’arrière d’un pick-up qui s’était matérialisé pendant que je regardais ailleurs. Comme je suis assez mal en point, je m’évanouis.

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En étant continuellement soumise à des sommeils forcés, je vais finir par ne plus jamais réussir à m’endormir toute seule. Ça m’inquiète.
Les taupes et moi-même sommes probablement très loin de notre lieu de rencontre. Nous sommes enchainés devant une cabane qui tremble. Il fait sec et jaune. Je respire beaucoup de poussière et mes yeux piquent.
Ils piquent encore plus alors que je vois Stankson devant moi, qui a l’air blasé.
- J’arrive pas à croire que tu oses encore te montrer, espèce de gigantesque bâtard.
- Je te cherchais, et quand le gros vous a emmené toi et tes potes, je vous ai suivi. Tu as vraiment de la chance que je te colle toujours au cul pour te le sauver. C’est qui ces mecs ?
- Tes remplaçants, connard. Pourquoi tu me laisses toujours dans la merde ? Libère moi.
- Tu vois, c’est pour ça qu’Ayne t’a larguée, tu parles toujours mal aux gens et tu penses qu’à ta gueule. Je vais chercher des outils, même si j’ai bien envie de vous faire pipi dessus et…
- Tu es jaloux, salaud !
Par un malheureux hasard, le chef taupe avait été attaché à côté de moi, et il nous écoutait.
- Dites, mon garçon, vous avez l’air bien brave et nous sommes dans une situation délicate. Pourquoi n’irait-il pas chercher ce qu’il a dit et revenir rapidement ? Un bon garçon.
La fin de sa phrase fut ponctuée par un gros bruit de casseroles renversées à l’intérieur de la cabane. Stankson se figea, ouvrit la bouche plusieurs fois, puis détala en gémissant. Je suis épatée par l’autorité surprise de la taupe, mais j’ai bien peur que ça n’ait pas d’effet sur celui qui nous a enlevé. Depuis que j’ai repris mes esprits, je l’entends faire du grabuge dans sa cabane et j’ai la désagréable impression qu’une fête se prépare sans que nous puissions y participer de la bonne manière. Comme voulez-vous évoluer socialement ainsi.
Le chef taupe commence à sentir fort la sueur. Je ne pense pas qu’il ait peur, mais ça m’agace, les gens qui s’agitent pour rien.
- Je regrette que vous ne soyez pas une fiotte. Vous êtes comme mon pote, et j’ai toujours eu des emmerdes avec lui. Mais au moins il fait des efforts, et il est libre, lui.
- Tout ça, c'est à cause de vous. Si vous nous aviez laisser vous creuser, on ne serait pas enchainés là à attendre.
- Je vous hais.
- Et moi je crois que vous m'adorez, depuis qu'on se connait, vous n'arrêtez pas de me suivre, c'est vraiment agaçant.
Un os à moitié rongé jeté par la fenêtre brisa le dernier carreau intact et fit "pof" dans la poussière.
- Alors quand nous serons libérés par votre espèce de méduse, j'aimerais que vous partiez loin. C'est moi qui vous hais.
Je pouffe, car c'est vrai que Stankson ressemble à une méduse. Une méduse en salopette.
Nous entendons de l'agitation à l'intérieur, les murs de la cabane tremblent encore. On dirait que le fou dans sa cuisine a perdu le contrôle de sa personne et se jette maintenant contre les meubles. J'espère qu'il va être malade. En tout cas, si il me mange, il risque de l'être.
- Vous savez quoi ? Vous avez raison.
- Plait-il ?
- Je vous aime très fort.
- Non !
- Ah si, même que je vais essayer encore une fois d'enlever ces chaines pour venir vous faire des bisous.
- Quoi ?
- Héhé.
Puis une chose prévisible arriva. Pendant que la Taupe se mettait à s'occuper sérieusement de nos chaines, je vis Stankson réapparaître au bout du chemin.
Ce qui m'effraie un peu, c'est qu'il a l'air nombreux. Nombreux et fébrile.
De loin, on aurait dit un genre de golem d’enfants, car Stankson est le genre de mec qui se laisse facilement utiliser par les morveux. Ça pourrait être attendrissant, si ces derniers n’étaient pas aussi déformés et pressés de manger des trucs.
Stankson a l’air sombre. S’il cherche à se donner un air ténébreux, c’est raté.
- Salut.
- Je vais te déconstruire la gueule si tu t'approches de moi.
- Tu ne voudrais pas partir d'ici ? J'ai une mauvaise nouvelle...
- J'ai toujours envie de partir, mais si tu me touches avec tes sales mains visqueuses, c'est mon poing qui va partir dans tes dents.
- Tu veux que je mette des gants ?
- Non, vas-y franchement.
- Bah, y'a un gros ensanglanté qui nous regarde.
- Oh.
Effectivement, tout ce bordel a attiré notre ravisseur hors de sa cambuse. Il a l’air hagard, comme si il avait oublié qu’il avait invité des gens. Nous restons tous immobiles jusqu’à ce qu’un éclair de crétinerie frappe une des taupes traumatisées. Elle tenta de s’éloigner en tirant sur ses chaines, ce qui eut pour effet de tous nous entrainer dans un gros nuage de poussière. L’ogre hurla et lança une boite de conserve sur la taupe folle. Elle l’atteignit en pleine tête,
Ouvrir une tête avec une boite de conserve, c’est tout de même pas futé. C’est pourtant ce que l’ogre parvint à faire, probablement sous les regards terrifiés de ses invités, mais l’air est si opaque de poussière que je ne vois que des visages jaunes avec des bouches ouvertes et sans yeux.
Je croyais que la poussière mélangée au sang ferait de la pâte, mais en fait non.

Stankson et sa meute n’ont même pas essayé de nous libérer, ils n’ont rien trouvé de mieux à faire que d’investir la cabane et foutre le bordel. Il a perdu leur contrôle, c’est évident. On doit vraiment se marrer dans cette cuisine, ça m’énerve. J’arrive à faire l’inventaire de la vaisselle du gros rien qu’à l’oreille. Parmi le fracas, je commence à distinguer un « pffft » continu et préoccupant, à peine couvert par les cris des gosses.

L’ogre couru dans la cabane, croisant Stankson qui fit pareil, mais dans la direction opposée.
Puis la cabane explosa.
Je crois que je ne lui parlerai plus jamais, à cette ordure.