Marre du swing.

Le 08/02/2015
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par Mill
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Rubriques / Le cri de la chtouille
Le narrateur du Cri de la chtouille s'en prend cette fois-ci au swing, cette forme de jazz des années 30 et 40, ou plutôt à ses nouveaux adeptes, ces néo-zazous qui nous ramènent aux heures les plus sombres de notre Histoire. No pasaran.
Ah les salauds, les cuistres, les sodomites ! Ils sont partout : dans les rames du métro parisien, à chaque station, sur les places, dans les rues des centres-villes de province, en concert dans les bouges comme dans les grandes salles, à la télé ou à la radio (parce qu'énième rétrospective ou revival qui n'en finit plus), dans les collections de disques de salon, chez les amateurs éclairés, les mélomanes du dimanche, ou simples amoureux de la vie, des guinguettes et des soirées guitare, dans le coeur des pires incultes, parce qu'avec le swing, pour une fois, le talent s'exhibe au naturel, sans artifice, sans le besoin coupable de recourir à un cours express autant qu'inutile de solfège ou de métrique.
Ah, la dextérité de leurs doigts graciles et bavards ! La prolixe chaleur de leurs accords moelleux, mielleux, filandreux, toujours les mêmes, et cette pompe frivole, agile, enivrante, dont les Shadocks eux-mêmes se seraient lassés, les accents javesques, négroïdes ou romanos, faussement tournés vers l'autre lorsqu'ils se contentent de répéter à l'envi des recettes éculées, abondamment pillées chez leurs glorieux ancêtres et gourous, sans pour autant inventer quoi que ce soit en ce monde où l'on érige la photocopieuse au titre d'instrument de musique et la reproduction au rang d'art moderne.

Nous sommes la civilisation du swing, une musique joyeuse, dansante, enlevée, qui fleure bon le parfum d'un âge d'or que fantasment les Thomas Dutronc tout autant que les Jean-Pierre Jeunet. Nous nous glissons dans des robes droites, fendues sur des bas-nylon, des jarretières et des talons aiguilles, pour nous précipiter ensuite, sans une once de réflexion, dans un bal perdu anonyme, emprunté à nos plus vieux, à qui nous laissons Verdun, la prohibition, le Vel d'hiv', le 6 février 34 ou le ghetto de Varsovie, aussi sélectifs dans les souvenirs que nous recyclons sans vergogne que dans le choix, pétillant et veule, de nos sordides fascinations. Nous leur volons leurs pas de danse, leurs suites d'accords, leurs enchaînements. Nous singeons leurs jeux de jambes, leur Charleston et leurs claquettes, imprégnés, croyons-nous, de cet esprit d'antan qui viendra nous sauver, ou du moins, investir d'un minimum de sens nos minables existences d'ingénieux singes savants. En indigne progéniture de nos fantômes les plus glauques, nous remontons le temps, et nous nous repaissons sans honte des gloires d'un autre âge, sans jamais rendre hommage à leurs couleurs jadis si chatoyantes autrement qu'en les affublant d'un ridicule et poussiéreux sépia. Chaplin avait la peau mate et Keaton les joues roses, et les jambes de la Lupe, dans leur galbe cuivré, auraient damné le pion à n'importe quelle bimbo actuelle dopée au photoshop et filmée en technicolor.

Le swing rassemble, le swing fédère, le swing parle, haut et fort, une langue simple, composite et enjouée. Rares, ceux qui osent résister à sa tyrannie surannée, sa poussière pandémique, son aura désastreuse. Précieux, les vaccinés du swing, ceux qui, comme Miles, artisan en son temps de mille courants plus ou moins jazzistiques, ravalent avec raison ce style passéiste et figé au rang de musique morte, l'équivalent frivole, certes plus doux à l'oreille et plus propice au festoiement, des messes latines que s'infligent les obscurantistes les plus extrêmes et les grenouilles de bénitier à cervelle de moineau.

Qu'il emprunte à la tradition gitane ou klezmer, qu'il pioche dans les standards de Saint-Louis, de la Nouvelle Orléans ou du quartier latin à l'époque où Vian n'avait rien du classique et tout du damoiseau, ou qu'il se compromette diaboliquement dans le plus pur style rockab dont Brian Setzer se veut le nouveau porte-parole depuis bientôt trente ans, le swing sent la mort et le papier usagé. Il bloque le passage à d'autres musiques, peut-être bancales, simplistes, déplaisantes, des rythmes de boîtes vides et synthétiques, où les boutons, les clics et les écrans tactiles ont remplacé les cordes, les cuivres et les fûts, mais dont la saine apparition revêt, sans péter plus haut que son potard, un caractère providentiel dont le swing ne peut plus se vanter.

N'est-il pas apaisant, doux et cotonneux, de s'esbaudir, tous ensemble, dans le même élan, à l'instant même où l'a décidé le virtuose - qu'il ne faut pas toujours confondre avec un musicien - de la même manière qu'un cobaye salive lorsque la petite diode rouge s'allume ou que le coach-potato se bidonne en réaction à des rires enregistrés ? Nous ne prenons plus de risques, nous ne bravons plus la tempête, comme un Stravinsky, un Webern, un Varèse l'ont fait jadis. Louis Armstrong lui-même, qui swingua plus qu'à son tour, écrase une larme furtive devant notre pâle frilosité.

N'oublions jamais que le swing, comme le blues, la soul ou le be-bop, exprimait avant tout la joie sincère, les frustrations, les désirs refoulés des faibles et des opprimés : Noirs ici, Juifs là, Gitans et Romanos, encore et toujours confinés dans leurs caravanes que personne n'a jamais accepté autrement qu'en périphérie, recalées à l'extérieur, loin, surtout ne pas mélanger. Leur musique porte beau, nous les pillons encore, non sans leur refuser ce statut d'être humain pour lequel d'autres musiques verront le jour, la main sur les hanches et le couteau entre les dents.

Le swing est l'équivalent nostalgique du hamburger pour le végétarien repenti. Il titille l'appétit insalubre des plus conservateurs en leur offrant, sur le plateau de leurs goûts rétrogrades, une excuse cousue de fil blanc, malgré son apparente jovialité et les gambettes que dévoilent nonchalamment ses danseuses d'un soir, dont les mamans vindicatives brûlèrent des soutiens-gorges afin de prendre la pilule, d'avorter des cons à venir et de porter un pantalon. Le swing est la bande-son du spleen réactionnaire et du pire immobilisme qui soit : celui qui te sourit en t'invitant à danser.