Elephant Man Syndrome

Le 17/02/2015
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par HaiKulysse
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Rubriques / Elephant Man Syndrome
Voici un texte quelque peu intriguant et non indigne d'intérêt, au carrefour entre polar, fantastique, SF et psycho-pathologique, assez bien écrit et non dénué de références littéraires américaines. Note de l'auteur, éclairante ou pas : 'Un texte sur un étrange syndrome, un journaliste qui mène l'enquête, et une métaphore sur une maladie réelle ou imaginaire, à vous de voir !'
C'était à la une de tous les journaux: le parasite filaire avait encore frappé, une nouvelle vague d'épidémie pressait les Autorités à déplorer un nombre toujours croissant de victimes et à prendre des mesures sanitaires radicales.
Ce vers semait ses larves à l'intérieur de la personne contaminée, son œil droit devenait complètement blanc, le conduisant à une vision réduite tandis que ses symptômes psychiques étaient plutôt d'ordre autarciques: le sujet présentant d'abord des signes d'isolement volontaire, ne sortait plus de chez lui, provoquant à la longue sa mort par inanition.
C'était à la une de tous les journaux: le parasite filaire avait encore frappé, une nouvelle vague de d'épidémie pressait les Autorités à déplorer un nombre toujours croissant de victimes et à prendre des mesures sanitaires radicales.
Ce vers semait ses larves à l'intérieur de la personne contaminée, son œil droit devenait complètement blanc, le conduisant à une vision réduite tandis que ses symptômes psychiques étaient plutôt d'ordre autarciques: le sujet présentant d'abord des signes d'isolement volontaire, ne sortait plus de chez lui, provoquant à la longue sa mort par inanition.
Journaliste d'investigation au Mercure Liquide, un magazine pseudo littéraire qui était sorti des bas fonds d’une zone à éducation prioritaire, et voulant obstinément percer l'énigme de cette maladie étrange, je devais enquêter.
"Mais si je te charge de l'affaire, m'avait prévenu le Chef, passe d'abord à l'asile: il y a un type touché par ce syndrome qui a disparu, il y a une semaine."
J'ai accepté et c'est ainsi que je me suis renseigné sur Santiago. Sa famille, très inquiète, avait appelé le Centre Psychiatrique et il avait été emmené de force.
Je me suis donc déplacé jusqu'au Centre pour interroger le personnel mais aussi et surtout les patients. Car l'un d'eux avait attiré mon attention ; d'après le bref rapport psychiatrique, John Fante était le seul ami de Santiago, ce qui m'étonnait d'ailleurs car ce genre de maladie fait naître un sentiment de persécution et les autres sont jugés hostiles et indésirables.
Je voulais l'interroger aussi car John Fante était le dernier à avoir vu Santiago, le mystérieux disparu, aussi incroyable que ça puisse paraître.
La conversation fut difficile à démarrer mais j'avais l'atout gagnant en main: je lui promis de le faire sortir de là, c'était le vœu le plus cher à tous les pensionnaires et ma promesse fit mouche.
John Fante commença par me raconter qu'ils étaient devenus inséparables, leur point commun se résumait au Bouquin de Phillip K Dick (Ubik) qu'ils avaient lu avidement.
Pendant qu'il cherchait ses mots pour décrire en quoi consistait le sujet du roman, je prenais des notes, tout en m'arrêtant de temps en temps pour l'examiner.
Il avait des cernes très creusés, des cicatrices à te faire voir la mort sur les avant-bras, c'était l'homme de la fatigue inassouvie; selon moi, épuisé à force de se perdre dans les souterrains de son imagination enfiévrée, ce monde factice où dormait une angoisse latente et indicible.
Puis il évoqua en baissant la voix l'existence d'un monstre au fond d'une bouche d'égout, un être difforme, en gestation, qui le hantait et hantait tous les malades du Filaire. D'après lui, Santiago était parti le retrouver cet horrible Elephant Man des égouts, peut-être dans l'espoir de le combattre et de mettre fin à leur supplice. Il ne savait pas vraiment pourquoi il avait fugué.
"Mais quel était alors le rapport avec le Filaire ?" lui avais-je demandé, agacé par ce vomi mensonger, ces affabulations de petit enfant. John Fante se tut puis après un long silence, il promit de révéler le secret qui allait changer la face du monde... Secret révélé à condition bien sûr que je lui trouve une porte de sortie, tout de suite. John Fante était un piètre menteur, personne ne pouvait gober ça.
Quelques minutes plus tard nous étions tous les deux assis au comptoir d’un café glauque, sirotant quelque alcool appartenant au dictionnaire des alcools prohibés. Notre évasion fut des plus exotiques - imaginez-vous sortir d’un asile de forcenés, tenant le bras d’un type qui croit en l’existence d’un montre tapi dans les limbes souterraines, un monstre capable d’avaler quiconque se mettrait en travers de son chemin, imaginez les obstacles d’une telle sortie, ici un napoléon de pacotille prêt à en découdre, armé de son coussin et d’une cuillère en bois, une vieille pute sifflant des insultes et proposant des passes pour une cigarette, ici encore quelques gamines anorexiques tâchant, assez habilement, dois-je dire, de vous crocheter les jambes, tout ceci sous le regard immatériel des caméras de surveillance, qui, pensais-je, ne devaient plus fonctionner depuis l’écriture de l’Ancien Testament. Gare à l’infirmière en chef ! Avait hurlé mon nouvel ami ce qui avait eu pour effet d’éveiller la conscience animale des infirmiers, aussi dûmes-nous nous cacher un moment dans un placard à balais aussi poussiéreux que le corps de ma grand-mère. Imaginez alors mon soulagement lorsque parut la lumière du jour.
Je n’avais passé que quelques heures dans le sein de l’institution mais j’en étais ressorti lessivé, usé et avec un seul désir, ne jamais y remettre les pieds. D’ores et déjà, je haïssais les fous, les infirmiers et les infirmières en chef.
Je me mis à penser à Ida. A son corps et l’odeur du poisson frit qui émanait de sa cuisine. J’avais vraiment besoin d’une femme.
De vieux posters d’Elvis trônaient derrière le mur de bouteilles. Un Elvis bouchonné, gras et sans charme. La photo semblait poser cette question : comment cet homme-là a-t-il pu un jour déchainer les plus immatures et charnelles passions ?
Je sirotais mon verre en fixant d’un regard de moins en moins intéressé, mon curieux interlocuteur. Visiblement, il croyait dur comme fer a son histoire de monstre. Rien ne semblait en mesure de dérouter sa pensée et son flot de palabres insensées. Mon chef risquait fort de ne pas apprécier la plaisanterie. Mais au point où j’en étais…
On entendait un vieux tube du King sortir des enceintes. Sa voix ressemblait un peu à celle qu’aurait un enfant qui se serait glissé dans le corps d’une très vieille femme. Je tendis un doigt menaçant en direction de Fante. Il se recroquevilla, se fit si petit et si frêle que j’envisageais de le faire rentrer dans ma blague à tabac et de le jeter un peu plus tard dans le fleuve. D’un ton de conspirateur, il me dit :
- Vous ne me croyez pas, n’est-ce pas, inspecteur ?
- Je ne suis pas inspecteur, je suis journaliste, dis-je en allumant patiemment une cigarette.
- Oh, fit-il en me jaugeant d’un regard malade, genre jaunisse au crépuscule.
Et je compris que j’avais ma chance. Pour appuyer mes propos, c’est ce que font les gens de ma condition, je sortis ma carte de journaliste, largement décoré du logo alambiqué du Mercure Liquide. Après tous ces alcools rances, je ne savais plus très bien ce que je devais faire, et cette carte de journaliste que je lui tendais ne semblait nullement l’affecter ou l’impressionner.
D’autant plus que cet Elvis de bas étage commençait à me taper sérieusement sur le système, je lui proposai de sortir ; la nuit était tombée et dehors, devant le bar, on entendait à peine les brames liturgiques d’Elvis… De manière inattendue, j’ai pensé à toutes ces années où je travaillais dur pour me faire ma place au Mercure Liquide, l’envie d’aller respirer ailleurs, par exemple sur le Brooklyn Bridge, s’est fait alors sentir. J’étais face à une plaque d’égout lorsque j’ai eu cette réflexion, avec cette intuition soudaine que son histoire tenait debout, après tout on avait bien vu des phénomènes inexplicables et inexpliqués sortant des égouts.

Mais il y avait cet homme qui sanglotait derrière moi, « John Fante, il faut que tu me donnes des détails scabreux sur la nature de tes cauchemars, avançais-je d’une voix autoritaire, si tu devais chercher ce monstre qui vit dans les égouts, je veux dire, quelle forme prendrait-il si on le délogeait du fond des égouts ? »
Il me répondit sans détour que la Créature aurait sûrement, pour nous appâter, le corps d’une femme nue, avec des seins resplendissant mais que ce serait uniquement une forme temporaire… Sa folie me gagnait peu à peu.
Imaginez deux fous décelant une plaque d’égout en pleine nuit pour aller déranger un monstre invisible, imaginez un journaliste et un mythomane fraîchement évadé d’un centre psychiatrique descendre dans les profondeurs de la ville, en quête d’une réponse à toutes ces rumeurs qui s’éparpillaient au-dessus de leurs têtes.
Imaginez ma stupeur quand je vis le profil d’une femme allongée, semblable à la Maja nue de Goya, se dessiner dans la pénombre.
A un moment, apercevant le reflet bleuté d’un écran d’ordinateur où l’on pouvait lire des listes de matrices sans fin, je pris conscience alors du pouvoir illimité de notre imagination qui avait fait naître en ces lieux humides une femme superbe mais ô combien dangereuse.
L’ordinateur mélangeait les données d’un encéphalogramme et d’un électrocardiogramme, c’était une vieille machine pas belle qui débordait d’informations contradictoires en clignotant d’un rouge vif.
Avais-je déjà rejoint les limbes du sommeil ? Pourtant je ne rêvais pas, l’Elephant Man qui générait le parasite filaire par voie sexuelle, était une femme en chair et en os.
La lune tombait juste à travers l’ouverture de la plaque d’égout. J’avais du mal à me concentrer sur les messages codés qui défilaient sur l’ordinateur, en symboles mathématiques. La créature parlait une langue ancienne, impossible à décrypter, qui venait du fond des temps antiques. Il n’y avait qu’un mot que je comprenais, aisément identifiable : Fuck, qui revenait souvent dans sa logorrhée incompréhensible.
Son corps - ce géant calculateur de fantasmes délirants et cyniques, capable de faire fondre la base de données de ma conscience en claquant des 0 et des 1, capable de digérer le moindre de mes états d’âme pour en faire de la pâtée pour chien - semblait m’avaler de sa simple présence.
Une présence malsaine, incongrue et sournoise. Un champ de gravitation arithmétique qui ne laissait nul espoir envers le monde à venir.
C’était un existentialisme si beau et si terrifiant.
Cette femme brillait comme les néons d’un club de jazz défoncé à l’éther. Je n’en pouvais supporter la douleur pourtant je ne pouvais détacher mes yeux de son emprise démoniaque. Les portes de l’enfer s’étaient ouvertes et le destin froid des Grands Desquamés se déversait sur le trottoir, comme une ombre liquide, évanescente. Nous n’avions pas franchi les portes de la perception, nous n’avions pas fait un seul pas, l’univers souterrain avait opéré à notre place. Nous étions des chiens maudits errant sur les rivages de la désolation.
Soudainement, une neige d’un blanc halluciné se mit à tomber sur la rue, sur nos âmes balafrées, sur nos corps mortifiés. La Matrice se joignait à mes pensées comme une saloperie de chat de gouttière. Matrice électrique sur fond de carte postale. Qu’avais-je fait au bon dieu pour mériter pareil scoop ?

Un peu plus tard, alors qu’une épaisse couche de neige recouvrait la route, le monde reprit sa marche monotone et routinière. Tremolo de taxis, carnaval des déguisés de la modernité, ombres des femmes plus belles que la lune, enseignes clignotantes des bars, lumière dégueulasse des réverbères. Le repaire des monstres.
J’étais toujours en vie, mon cœur battait comme un tempo lent et ondulant de jazz West Coast. J’avais l’impression d’être passé sous un rouleau compresseur, mais j’étais en vie. Ce qui ne semblait pas être le cas de mon compagnon d’infortune. Fante gisait raide sur le trottoir, une écume bleuâtre couvrait partiellement son visage. 1 + 1 = 1. Bien.
Je sortis de mon sac de quoi prélever un échantillon d’écume et, les mains dans les poches, l’air de rien, sifflant un Let’s Twist ! De pacotille, m’en fus sur le chemin lumineux de ceux qui en ont assez vu pour une vie entière.
La nuit ressemblait à la peinture d’un moine castré. Sans émotions ni parjure, une nuit fugitive et stridente. Je sentis monter en moi un sentiment de mélancolie gluante. J’avais comme un blues qui me peignait le cœur en mauve. J’avais besoin de dormir. J’avais besoin d’une cigarette. J’avais besoin de la présence réconfortante d’une double dose de rhum paille. J’avais besoin de poser mes mains sur le cul d’une femme réelle. Je voulais dessiner l’architecture spirituelle d’un ordinateur.

Je ne sais comment ni par quel moyen, mais je me trouvais maintenant assis à mon bureau, une cigarette se consumant dans le cendrier, un verre de rhum à moitié vide dans ma main, et une enveloppe pleine de photos floues, en noir et blanc où l’on devinait vaguement une scène classée X, de ma machine à écrire giclait une feuille ou l’on pouvait lire :
Les forces spirituelles guident nos pas, nous franchirons tous un jour l’espace reliant l’existence aux ténèbres, nous n’aurons plus besoin de mains ni de jambes ni de cœurs qui battent, j’entends le cormoran des limbes appeler mon nom… On dit qu’un roi perd son royaume quand il perd la vue…