Le Navigateur

Le 27/12/2015
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par HaiKulysse
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Thèmes / Obscur / Fantastique
Haikulysse se lance dans un nouveau récit d'anticipation à épisodes et nous gratifie d'un premier volet, quelque part entre Matrix et Cloud Atlas, et ce ne sont pas les nombreux bugs orthographiques qui illustrent l'imperfection de la réalité sous forme de glitchs perceptibles à profusion et qui s'incrustent en impression rétinienne subliminale, qui joueront en défaveur de cet univers prometteur. En effet, les fautes font écho au déjà-vu matricien, viennent et reviennent impacter les nerfs optiques et insidieusement hacker ton cerveau par un formidable cheval de Troie crypté dans ton inconscient cortexoïdal du fait du flux et du reflux, du sac et du ressac d'une déferlante d'omissions de la pluralité, de fautes d'accord et autres joyeusetés, même si probablement le chat noir indiquait une modification de la matrice alors qu'ici les glitchs orthographiques indiquent plutôt une absence de modification du premier jet du fait d'une absence de relecture. HaiKulysse n'est pas à blâmer car il nous montre une nouvelle facette de sa personnalité d'écrivain tel Hugo Weaving grimé de mille façons différentes dans Cloud Atlas et Priscilla folle du désert. Vivement la seconde partie qu'on se reprenne une belle tartine de tronche de Bescherelle. Voulu, ou non, ça fait du bien.
Une étroite trouée entre deux immeubles, petite brèche qui fait osciller la lumière d'un jet cérébrale : dans le cerveau, une étrange ouverture sur un autre monde. Là-bas, on voit des chiens et des enfants qui gambadent, on peut imaginer les parents qui s'octroient du temps libre ; tandis qu'ici, il n'y a qu'une rue déserte et, par travellings cahotants, ce souvenir nébuleux d'un visage oblong, tourné vers moi. Un souvenir qui tente de me transmettre, par ce visage de femme laiteux et sanguin, la Nouvelle Combinaison, le mot de passe d'un disque dur sinistrement verrouillé : de jeunes pousses de réminiscences qui veulent me réconcilier avec quelque chose d'encore trop flou...
Une vieille maison au fond d'un jardin, couverte d'une vigne folle, à sa droite quelques pommiers desséchés, à gauche un enfant isolé (c'est moi) comme un spectre dans le brouillard ; il essaye d'imaginer ce qui lui est arrivé et s'aperçoit qu'il a une image très vive de ce qui s'est passé, certainement son imagination qui dépasse son expérience, comme quelqu'un -sans doute le Navigateur- l'en a prévenu.
C'est dans cet état que je me suis réveillé, le combiné du téléphone mal replacé alors que des impacts de balle avaient étrangement criblé le mur de mon bureau. Générés par des lignes de code incohérentes, tous les jours de ma vie commencent ainsi : une collection de fragments binaire tombant comme de la neige et perçant par sa seule opacité, une séquence d'images cryptées douloureusement précises dont la durée varie d'une courte nuit à une infinité de millénaires décuplés. On ne peut les inventer ou les choisir. Elles sont l'oeuvre de quelqu'un d'autre, elles encombrent les rayonnages d'une trop vaste bibliothèque, et quand elles émergent, elles se transforment en taches dénuées de sens, en genèse cafardeuse d'un texte toujours à réécrire, et je me souviens alors de cet enfant traumatisé qui a donné naissance à l'adulte que je suis. Pourtant, on ne peut les effacer, malgré cette volonté d'oublier leur expression troublante, souvent négative et macabre.
Et ce prélude feutré joue aujourd'hui avec les fricatives d'un vent glacial, dehors, et emporte déjà la couleur de cette journée vers des dimensions aussi oniriques que dangereuses. On ne peut y échapper, à moins de ne jamais se réveiller, de ne plus décoller la tête de l'oreiller. Cependant, on obéit : on ouvre les yeux et on se rend compte que ses directives suivies au pied de la lettre, dans l'obscurité, sont alimentées par un enchevêtrement de fils électriques et téléphonique, comme le matériel informatique de votre bureau. Et on se demande qui mène la danse, qui enregistre tous les scories de nos vies même lorsque la conscience, ivre morte, décroche et subtilise à l'homme soûl le fameux black-out ; à cette extraordinaire performance, s'ajoute le contrôle autoritaire de toutes nos pensées garrotées par l'historique du Navigateur.

Le Navigateur. Celui qui s'est niché à la place du cerveau. Traditionnellement et sans jamais remettre en cause cette assertion, nous pensons être seul propriétaire de nos hémisphères cérébraux. Le cogito cartésien ne tient cependant pas la route. C'est que nous ne tolérons pas la moindre fêlure ; pourtant celui qui ose interférer à l'intérieur de cette machine de guerre s'aperçoit que la propriété intellectuelle n'est qu'une chimère.
Ce jour de lucidité, les abîmes s'ouvrent et les fauves s'échappent de leurs cages. Ce jour-là, le positionnement tactique -et pour ainsi dire sain et vital- du départ est mis en échec, cela crée un déséquilibre interne : il annonce la terrible disparition d'un monde enveloppant, confortable ; il symbolise la négation crépusculaire d'une joie de vivre factice qui avait été créée pour se rassurer et exécuter consciemment les tâches quotidiennes. Ce jour-là, les objets les plus légers deviennent infiniment lourd, et les boussoles n'indiquent plus que des directions indésirables. Ce jour-là, surgit sans crier gare le monde ahuri et ténébreux d'un enfant isolé, une maison au fond d'un jardin, un visage de femme, une brèche dans un mur aveugle.
Je l'ai tout de suite reconnu, ce petit garçon seul, s'immisçant dans cette histoire invraisemblable dont il ne saura jamais rien d'autre. Le visage ne m'était pas inconnu non plus. Son visage fouetté par le vent, et sa longue chevelure noire qui semble compléter l'horizon indéfini, et ses yeux qui ne me voient pas, mais observent quelque chose de vague, enfoui en elle-même. Peut-être est-ce cette cinglante zébrure infligée à son âme, peut-être est-ce cette mise en garde chuchotée par ses lèvres irréelles.
Mon rêve ? Une sorte de film qui replie à l'infini le dispositif initial de son scénario ; ainsi replié et mortifié par les visions qu'il a engendré, cette journée-de-ma-vie est foutu, incompréhensible. Tout simplement parce qu'elle est trop crypté par le Navigateur ; par synesthésie, celui-ci détériore les chemins d'accès aux bases de données intemporelles : l'ordinateur s'éteint, redémarre, et en vibrant frénétiquement, fait s'envoler la poussière de mon bureau. Pourtant je sais.
Je sais, comme tout bon hacker, m'introduire frauduleusement dans le système informatique du Navigateur et en exploiter les faiblesses. Lugubrement, j'attends : il y a sans doute, dans le Temple en Stuc où réside la matrice mère de toutes les matrices, le Suc oppressant d'une faille de sécurité...