L'homme du lundi

Le 25/01/2016
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par Muscadet
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Dossiers / L'Über et l'argent d'Über
Quand Muscadet contribue au dossier "L'Über et l'argent d'Über" ça ne rigole pas. Dans cette fresque monumentale, le narrateur, improbable bourgeois anarchiste, en robe de chambre, sirotant des liqueurs, insulte le travailleur qui s'endoudoune et s'écharpe pour affronter la froideur polaire de la réalité de l'offre et la demande d'emploi. Ici le prolétaire bling bling, lustre et fait briller ses chaînes, s'enorgueillit de sa condition servile et en est même à l'origine. En effet, c'est parce qu'il suffit dans la masse des chômeurs qu'un seul d'entre eux accepte un contrat encore plus précaire que le plus précaire qu'il y avait déjà sur le marché, que la société toute entière se précarise d'avantage. Et les riches employeurs sont réduits à de saintes personnes sur qui l'ingrate tâche de devoir être humaniste dans la moindre action s'est abattue alors que les indigents dans la fosse s'entretuent dans un improbable opportunisme dégueulasse et la barbarie qui s'instaure en période de famine. Une vaste blague ? De la pure provocation ? ça fait réfléchir.
Si l'on devait me reconnaître une spécialité, ce serait celle du lundi. J'ai appris à le voir et à le ressentir pour ce qu'il était, depuis, chaque semaine m'apporte son avènement. Le lundi, c'est la vie, une vie grandiose et dramatique à la fois évidemment.
Ce n'est pas pour autant qu'il faudrait croire que j'ai toujours été aussi modéré dans mes prises de position. Il fut un temps où j'interpellais les passants de ma fenêtre du premier étage, et je me reconnais bien là, jeune chien fou et potache.
« Allez, on cravache là, on y va, braves hommes et femmes du système ! » ; « Eh oui.. c'est lundi, hein. Hein ? ». Les lundi d'hiver par moins cinq sous la bruine, on riait bien, moi et les autres dans ma tête. Bien sûr, on me traitait de connard et on m'intimait de la fermer.
Je faisais le malin à cinq mètres d'altitude.

Les sites de chat internationaux sont très bien pour ça aussi.
« Bonjour. Sur une échelle de 1 à 10, à combien est votre rage d'être lundi matin ?», ou dans sa version anglophone, a été ma phrase d'introduction automatique pendant un certain temps. Et à la volée, je dirais que 60 % de l'échantillon représentatif que j'ai eu l'occasion d'analyser comme un rat musqué ont les glandes enflammées avec un score de 8 à 10+, la tranche des 15-25 ans étant comme prévu la plus touchée.
Les jeunes sont plus sensibles à l'oppression, tragiquement ça ne dure pas.

Le lundi matin, je mets les petits plats dans les grands. Rhum ambré hors d'âge Ron Zacapa en provenance du Guatemala, c'est le coup de fouet, comme un retour aux méthodes du Vietnam, dont j'ai besoin pour me propulser à la hauteur de l’événement, moi le lévrier dilettante dans cette course incroyable.
Je suis prêt et je sonde. J'aiguillonne. A l'occasion j'envenime.

Le lundi. L'univers humain se dilate et se contracte en boucle, il mâchouille, diaphragme, comme un ruminant. Le lundi c'est la hache à incendie qui s'abat sur la nuque des lemmings.
« Psk personne aime le lundi !!! » me disaient encore récemment certains sujets sur Omegle, le site de ceux qui n'ont rien de mieux à faire le lundi. Et en effet, le lundi souffre du procès d'intention antédiluvien dont, par le truchement d'une manipulation mentale atterrante, les victimes se font les premiers zélotes.
Ils ignorent tout des lundis exquis qui peuvent se dérouler dans l'intimité cossue des grands appartements du centre-ville, et durant lesquels on papillonne en robe de chambre en s'adonnant à des liqueurs de qualité dans la moiteur frémissante de ces matinées bénies.
Et que savent-ils encore des lundi matin de courses nonchalantes à la supérette de quartier, de cette déambulation rêveuse en territoire conquis et déserté que seul un homme du lundi rend possible, réelle ? Rien, bien entendu.
Ils se contentent de chicaner par manque d'honnêteté intellectuelle et servent tous, tels des perroquets malades, le même baratin calibré de la nécessité inspiré par la Génèse.

Un lundi, c'est un lancement spatial, l'ouverture de la foire, pourtant la plupart de mes interlocuteurs online ne comprennent pas ce point de vue. Leur mépris et leur rage sont aveugles, s'adressant à tout et à tous, sans discernement. C'est ce qu'on appelle l'aliénation. Les travailleurs sont amoureux de leurs chaînes et se les comparent entre eux afin de déterminer qui détient les plus reluisantes : un coup de maître signé par la pression sociale, et une offrande royale pour les esclavagistes en culottes courtes.

Ah il est certain qu'un lundi matin, ça ricane moins. Les agités du bocal en prennent pour leur grade, et si j'insiste sur ce point c'est parce que chaque lundi est pour eux une pelletée de gravier qu'ils gobent à l'entonnoir. Les chiens. J'ai plus de respect pour les tacticiens braqueurs de convois de fonds ; et si ces derniers collectent non seulement l'argent mais surtout l'approbation secrète du peuple trimant, là encore, c'est plus que significatif.
Que l'on se comprenne bien : je ne suis pas de la rébellion vintage façon Action directe ni même des mouvances pusillanimes à la Syriza et autres Podemos. Le militantisme est une blague. Je trolle les gens en buvant du rouge d'Afrique du sud. Ne mélangeons pas les genres.

L'autre jour, sept heures du matin, je vois un cadavre devant ma fenêtre, sur le parking municipal à une vingtaine de mètres. L'enquête établira -je le saurai par la presse un peu plus tard- que le décès est consécutif à une rixe entre ivrognes, le premier étant monté dans son véhicule garé sur la place afin d'écraser le second. Mais ce n'était pas un lundi, il s'agissait d'un dimanche.
Le dimanche doit susciter la prudence, plus encore en soirée, car il est l'annonciateur bien sûr, la prophétie de la foudre à venir. Et rien n'enrage plus l'homme de travail que la fatalité, si ce n'est la promesse imminente de la fatalité.